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Habiter l’humedal avec/par le son
Voix vivantes et mémorielles autour de Santa Fe

Roberto Barbanti, Aurélien Bourdiol, Gustavο Celedón, Ulysse Del Ghingaro, Alejandrο Reyna, Stéphan Schaub, Makis Solοmos et Jordi Tercerο
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1452

Résumés   

Résumé

En novembre 2022, un groupe de musicologues et de musiciens-chercheurs s’est retrouvé dans la ville argentine de Santa Fe dans le cadre du projet INNOVART « Les usages du son. Approches créatives, théoriques et technologiques du field recording » pour un travail de recherche partant d’enregistrements sonores. L’idée initiale, qui était d’ausculter le fleuve Paraná aux alentours de Santa Fe – autrement dit, faire état de cet écosystème singulier par l’écoute et les technologies de l’écoute –, s’est enrichie progressivement et finalement la mission s’est déroulée sur trois sites : les îles du Paraná, appelées la isla dans la région, le quartier de La Boca en périphérie de Santa Fe et la prison de la ville de Coronda située le long du Paraná. Les îles du Paraná ont été étudiées grâce à deux voyages en bateau ainsi qu’une invitation chez un habitant. Le quartier de La Boca a été visité en participant à un projet de tourisme communautaire organisé par les habitants. Quant à la prison de Coronda, le groupe s’y est rendu avec pour guides deux anciens détenus politiques de la dictature de Videla. Pour chaque site, des enregistrements sonores ont été réalisés ainsi que des entretiens autour du vécu sonore des territoires avec les habitants. Afin de mieux rendre compte de ce travail, cet article incorpore une sélection d’enregistrements, d’extraits d’entretiens et d’images. Le texte est structuré en une introduction théorique, suivie d’une partie méthodologique, puis de cinq grandes parties qui rendent compte des expériences recueillies selon une approche spécifique du son à chaque fois différente : morphologique, quotidienne, de l’attention, qualitative et politique ; la conclusion pointe le besoin d’une écoute écosophique et propose une réflexion sur l’acte d’enregistrer.

Abstract

In November 2022, a group of musicologists and musician-researchers met in the Argentinian city of Santa Fe as part of the INNOVART project on “the uses of sound” (creative, theoretical and technological approaches to field recording). The initial idea was to develop a research project based on sound recordings examining the Paraná river around Santa Fe in order to report on this unique ecosystem through listening and listening technologies. Gradually, the project expanded its scope and, in the end, focused on three sites: the Paraná islands (known locally as “la isla”), the district of La Boca on the outskirts of Santa Fe, and the prison in the town of Coronda along the Paraná. The Paraná islands were studied during two boat trips and an invitation to a local resident’s home. La Boca was visited as part of a community tourism project organised by local residents. Finally, the group visited the Coronda prison with two former political prisoners from the Videla dictatorship as guides. For each site, sound recordings were made and interviews were held with local residents to discuss their experience of the area. Aiming to give a fuller account of this work, this article includes a selection of recordings, interview extracts and images. The text begins with a theoretical introduction, followed by a methodological section. The five main sections recount the experiences gathered according to a specific approach to sound, which is different in each case: morphological, everyday, attention, qualitative and political. The conclusion highlights the need for ecosophical listening and proposes a reflection on the act of recording itself.

Index   

Index de mots-clés : Écoute, Field recording, Écologie sonore, Paraná, Humedal, Milieux sonores.

Texte intégral   

1À Antoine Freychet

1. Introduction

2Le présent article est le fruit d’une mission menée collectivement en Argentine, dans le cadre du projet INNOVART « Les usages du son. Approches créatives, théoriques et technologiques du field recording1 ». Les participants du projet sont issus de l’Universidad Nacional del Litoral (Santa Fe, Argentine), de l’université Paris 8 (France), de l’université Unicamp (Campinas, Brésil) et de l’université Valparaíso (Chili). Ils se sont retrouvés dans la ville de Santa Fe pendant la première quinzaine de novembre 2022 pour procéder à des field recordings le long du fleuve Paraná.

3Notre objectif de départ fut de chercher à étudier les pratiques d’écoute et les sonorités « côtières2 », c’est-à-dire le long du Paraná, de Santa Fe à la ville de Coronda. Nous avons concentré notre attention sur trois milieux3 spécifiques de la région. Il s’agit d’une partie des îles du Moyen Paraná, que l’on désigne localement par le terme générique de la isla, en tant que territoire rural ; du quartier de La Boca, en tant que lieu d’habitation semi-rural ; et de la prison de Coronda, lieu historique de la dictature argentine, de violation des droits humains et d’emprisonnement des militants de gauche. Ces lieux-milieux ont un caractère emblématique et une singularité à la fois historique, socio-culturelle et politique importante. La isla ne fait pas référence à un endroit spécifique, mais à l’ensemble des espaces ruraux qu’on peut trouver dans l’humedal autour de Santa Fe (plus de détails sur ce terme sont donnés ci-dessous). Il s’agit d’une expression commune dans la région pour évoquer une grande variété d’endroits, mais qui gardent des caractéristiques sensibles plus ou moins similaires. Nous avons systématiquement employé l’expression espagnole (au singulier) isla plutôt qu’« île » ou « les îles », sauf lorsqu’il s’agissait d’une île particulière. En ce qui concerne le quartier de La Boca et la prison de Coronda, ils ont été construits dans la première moitié du xxe siècle durant la période d’expansion de la ville de Santa Fe et restent toujours fortement représentatifs de sa réalité actuelle. Situé à l’extrême périphérie et marginal par rapport à l’espace urbain et les dynamiques économiques de Santa Fe, le quartier de La Boca est à beaucoup d’égards révélateur d’une relation co-évolutive, forte et difficile, avec le Paraná et le milieu de la isla ainsi qu’avec la ville de Santa Fe. Située près de la ville et aussi du fleuve Coronda, un affluent du Paraná, la prison de Coronda est tristement connue pour son rôle pendant la dictature du général Jorge Rafael Videla. Dans un entretien au journal Rosario 12, le procureur Suarez Faisal a déclaré que, parmi tous les régimes terribles imposés dans toutes les prisons, « celui de Coronda était le plus abusif de la dictature argentine », en le comparant au camp de détention de Guantánamo4.

Images 1 et 2. Carte du Paraná, de Santa Fe à Arroyo Leyes. En jaune, les lieux explorés. Carte de l’Argentine avec l’indication de la ville de Santa Fe en jaune.

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4Notre hypothèse de travail concernait donc une présumée singularité sonore de ces lieux-milieux, une singularité qu’il a été nécessaire d’entendre. Aussi, nous avons fondé notre méthodologie de recherche prioritairement sur l’écoute : écoute des lieux, écoute des voix des habitants et des protagonistes de ces lieux et de leurs témoignages. Compte tenu de la complexité et de la diversité des thématiques abordées, ainsi que du temps relativement restreint qu’il a été possible de passer sur place, notre proposition se veut avant tout de nature exploratoire. Elle mêle des récits d’expériences impliquant différentes personnes (locaux et visiteurs), avec des outils théoriques issus de l’analyse musicale, des études sonores, de l’écologie et de l’anthropologie. Le·a lecteur·trice pourra trouver une première approche qui a comme mérite de poser des questions qui n’ont pas encore été traitées pour ces lieux spécifiques.

5Après une introduction, le texte présente cinq parties correspondant aux différentes recherches qui se sont déroulées entre le 1er et le 9 novembre 2022, et qui seront ici organisées dans leur ordre chronologique. L’introduction présente le projet tel qu’il a été formulé en amont, donnant ainsi le cadre général de cette mission de recherche. Dans la partie « Devenir camalote : une écoute morphologique », nous réfléchissons sur le voyage en bateau sur le Paraná, sur le rapport au sonore à la isla, selon une écoute qui passe par la recherche du son pour « lui-même », en mettant entre parenthèses les informations en dehors de la matière sonore. Dans la partie « Rencontre avec Ceferino et Avelina : sons et dynamiques de vie sur la isla », le texte porte sur les rapports entre son et mémoire à partir des rencontres avec Ceferino Alcántara et Avelina Amati, des habitants de la isla. Dans « “Tendre l’oreille comme un cheval” : visite chez Juan José et Emilia Villaggi », on s’attarde sur l’expérience du sonore de Juan José et Emilia, un père et sa fille, qui travaillent avec des animaux dans la isla. Dans « Tourisme communautaire au barrio La Boca, Santa Fe : une écoute Hi-Fi », il sera question de penser avec les habitants du quartier de La Boca leur rapport au sonore dans le cadre d’une visite de tourisme communautaire. Enfin, dans « El periscopio : une écoute politique », on se penchera sur les écoutes dans la prison de Coronda. Les différentes parties du texte ont été écrites par les participants du projet (dans l’ordre des parties : Alejandro Reyna, Ulysse Del Ghingaro, Alejandro Reyna et Stéphan Schaub, Jordi Tercero, Roberto Barbanti et Makis Solomos). Le tout a été relu par Gustavo Celedón, qui a rédigé la conclusion.

6Lors des allers-retours du processus d’écriture collective, vu la place que nous lui accordons dans le texte, s’attarder sur ce que recouvre le terme de humedal s’est révélé nécessaire. Tout d’abord, au-delà des choix esthétiques et poétiques, nous avons décidé de garder la notion en espagnol, telle que nous l’avons vécue et écoutée sur place, afin de mettre en avant le poids écologique, mental et social qu’elle acquiert localement. En français, la notion correspond à celle de « zone humide » (wetland en anglais) laquelle, d’après la Convention Ramsar5, se définit ainsi : « étendues de marais, de fagnes, de tourbières ou d’eaux naturelles ou artificielles, permanentes ou temporaires, où l’eau est stagnante ou courante, douce, saumâtre ou salée, y compris des étendues d’eau marine dont la profondeur à marée basse n’excède pas six mètres ». Ainsi, les humedales embrassent une très large diversité d’écosystèmes (des baies, des lagunes, estuaires…), mais qui, présentant des caractéristiques uniques selon chaque type de zone humide, sont considérés comme des unités écologiques à part entière et non comme des écotones entre le monde des eaux profondes et le monde terrestre6. La province de Santa Fe ainsi que la plupart des lieux dont nous parlons dans le présent article, à l’exception de la ville de Coronda, correspondent à la définition du phénomène hydrogéologique. Concernant Santa Fe et le quartier de La Boca, s’ils peuvent paraître plus « éloignés » par rapport à la définition ici donnée, nous considérons néanmoins que ce lieu tisse des relations sociales et politiques avec l’humedal.

7En somme, en raison de notre démarche écologique inspirée de la pensée guattarienne7, il nous paraît important – sinon indispensable – d’inclure dans la notion d’humedal toutes les activités humaines qui s’y développent, de considérer les façons dont les humains habitent la zone et interagissent avec les mondes non humains de celle-ci, et les discours et pensées qui se développent selon les différentes représentations collectives et individuelles de l’humedal. Comme on pourra le constater lors des explications de nos choix méthodologiques, notre attention porte sur les pratiques sonores et d’écoute qui se déploient dans la région et sur lesquelles nous avons pu enquêter. Comprendre les humedales au-delà de leurs caractéristiques strictement physiques et biologiques, afin d’élucider les « systèmes socio-écologiques8 », nous permettra de rendre à leur juste valeur les voix, les sons et les écoutes de l’humedal autour de Santa Fe et la manière dont il est habité avec/par le son. L’injonction avec/par indique ici la relation constitutive du son et de l’écoute des humains avec ses environnements et des environnements avec ses humains. Ainsi, les relations sonores entre l’humedal et ses habitants possèdent pour nous un rôle actif, un lien constitutif, dans la manière dont les habitants et l’humedal se façonnent constamment l’un à l’autre pour exister en tant que socio-écosystème.

Image 3. Photo du graffiti SOMOS HUMEDAL sur le périphérique de Santa Fe. Crédit : Jordi Tercero.

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8L’ensemble des enregistrements présentés a été réalisé par les participants et amélioré par Aurélien Bourdiol, à partir des enregistreurs : Zoom H6, Zoom H2n, Zoom H3VR, Roland R44 et le microphone Oktava stéréo set MK-012. Il s’agit de prises de son nomades, en extérieur. Dans ce sens, la directivité du H3VR étant de 360 degrés, elle a permis de capter tout ce qui se passe autour de soi, sans avoir besoin de pointer vers un événement sonore précis. D’autre part, le R44 affublé de la paire de micros Oktava nous a permis, en configuration plus « sédentaire », de maximiser la qualité de la prise.

2. Écoutes côtières : projet initial9

2.1 Antécédents

9Plusieurs travaux méritent d’être mentionnés si nous cherchons à construire une synthèse critique de ce qui a été écrit en relation avec nos thématiques. Nous citerons d’abord des textes qui réfléchissent sur le son et l’écoute comme vecteurs de production de connaissances. Puis, nous synthétiserons les recherches qui s’adressent spécifiquement à nos objets d’étude.

10Concernant l’écoute, le son et sa portée analytique, des auteurs issus de disciplines diverses travaillent sur ces questions. Ainsi, « le son comme production de savoir et l’écoute comme perception réflexive se sont constitués ces dernières années comme objets de réflexion pour de nombreux chercheurs et auteurs de diverses disciplines telles que l’acoustique, l’anthropologie, la sociologie, l’art sonore, la philosophie et la pédagogie musicale entre autres et qui ont convergé vers le virage sonore au sein des études socioculturelles10 ». Ces approches partent du postulat que l’acte d’écoute, en plus d’être conditionné par des facteurs physiologiques, est également conditionné par des facteurs culturels. Autrement dit, une approche sonore des lieux permet aussi d’approfondir le développement des rapports entre les habitants avec le territoire, sa géographie, son histoire et avec eux-mêmes. Cela constitue le point de départ de notre proposition et donne du sens à notre volonté de penser les sons et les pratiques sonores sur les côtes de Santa Fe.

11En ce qui concerne les écrits sur les zones géographiques étudiées, il existe un antécédent direct intitulé « Construcción y representación de la identidad de Alto Verde y La Boca. Trabajo conjunto entre la Red Interinstitucional y Social de Alto Verde y la Universidad Nacional del Litoral11 » (« Construction et représentation de l’identité d’Alto Verde et de La Boca. Travail commun entre le Réseau interinstitutionnel et social d’Alto Verde et l’Universidad Nacional del Litoral »). Il s’agit du résultat d’un travail collectif dans lequel des habitants du quartier, des travailleurs de l’université, des travailleurs de la ville et des enseignants-chercheurs12 ont mené une réflexion sur les processus de constructions identitaires dans le quartier et, sur cette base, ont élaboré des activités de tourisme communautaire. Ce travail nous informe sur le contexte historique et sur l’émergence du quartier à partir des travaux de dragage qui ont permis à Santa Fe de construire un port, en 1904, lui donnant accès au fleuve Paraná13. Le quartier de La Boca a été le résultat de l’amoncellement du sable extrait lors de la création du canal, ce qui explique son originalité. Co-constitutif du port de la ville et « effet inattendu » de sa construction, le quartier fait face à une rivière rectiligne créée par ce dragage et dont le courant s’écoule dans le sens contraire de celui du fleuve14. Ce texte étudie également le développement de la vie à La Boca, une manière de vivre qui se positionne à mi-chemin entre la vie insulaire et la vie citadine. Par ailleurs, l’article réfléchit sur les questions d’identité dans le quartier, une préoccupation également centrale dans notre recherche. Ce travail collaboratif a ensuite donné lieu au projet de tourisme communautaire Paisaje de islas: patrimonio y turismo como estrategia de desarrollo solidario15 (« Paysage d’îles : patrimoine et tourisme comme stratégie de développement solidaire ») dans lequel les habitants et les chercheurs ont développé des récits qui visent à valoriser le patrimoine du quartier et à les présenter aux visiteurs dans le cadre de visites guidées. Nos objectifs de recherche s’inscrivent en quelque sorte dans le prolongement de ce projet, en réfléchissant à la place qu’occupent l’écoute et les pratiques sonores dans lesdits récits et constructions identitaires du quartier.

12Un autre travail qui mérite d’être mentionné, car il réfléchit sur les expériences de vie dans la région des îles du Moyen Paraná (isla) en fonction des inondations, est « Vivir (después de) la inundación en “la Isla”. Las experiencias de “su” paisaje de los habitantes de la Zona Núcleo Forestal16 » (« Vivre (après) le déluge sur “la isla”. Les expériences de “leur” paysage par les habitants de la Zona Nucleo Forestal »). Il s’agit d’un texte important car, bien qu’il ne se concentre pas sur l’étude des zones proches de Santa Fe, les auteurs y analysent des expériences similaires à celles auxquelles sont confrontés les habitants de notre lieu d’étude : à savoir, les défis résultants d’inondations. L’utilisation de la notion de paysage placée dans le texte fait émerger des réflexions qui rendent compte de la spécificité qu’implique la vie dans le delta et de la manière dont les habitants façonnent et sont façonnés par ce paysage :

L’« identité isleña » s’est historiquement constituée dans un entrelacement profond des habitants locaux avec la matérialité de « leur » paysage. Cette relation est médiatisée par les technologies de « gestion de l’eau » mises en œuvre par les populations locales. Nous avons également soutenu que cette relation est réciproque, puisque non seulement les insulaires ont « créé » et « créent » le Delta, mais ce dernier, à son tour, devient une partie constitutive de leurs identités en « créant » simultanément « les insulaires ». Cela nous permet de mettre en évidence la capacité d’agence de la isla et de ses « marées ». […] Nous avons vu que si le paysage déborde d’individualités se constituant comme faisant partie de l’identité de tous les insulaires, il ne le fait pas de manière homogène. Cela tient, entre autres, au fait que les capacités individuelles à faire face aux crues extraordinaires de la isla varient selon les ressources de chaque insulaire, ce qui modifie la manière dont ces expériences sont vécues et intériorisées dans leurs trajectoires personnelles17.

13En ce qui concerne le quartier de La Boca, ce travail nous permet d’aborder les processus de construction des manières de l’habiter. De même, l’étude de la relation entre le déluge et les modes de vie dans le delta permet de comprendre comment l’eau et les techniques-technologies de l’eau développées par les locaux sont au centre de ce qu’on appelle « être insulaire », ce qui explique leur manière de vivre et d’habiter. Sur la base de ces contributions, nous proposons de croiser l’importance de la recherche sur l’écoute et le son avec une réflexion sur les façons de vivre le quartier de La Boca et la région des îles du Moyen Paraná.

14Pour finir, concernant les travaux qui ont abordé le son dans des contextes de centres de détention illégale pendant la dictature en Argentine, on peut nommer, entre autres, le livre d’Abel Gilbert, Satisfaction en la ESMA. Música y sonido durante la dictadura (1976-1983), ainsi que l’article de Victoria Polti « Memorias sonoras y aurales en contextos concentracionarios a partir de experiencias de sobrevivientes de la última dictadura cívico-militar en Argentina : el caso del Atlético18 ».

2.2 Objectifs et cadres théoriques

15À partir de ces croisements, nous avons pour objectifs : a) d’enquêter sur le quartier de La Boca, la zone des îles du Moyen Paraná et la prison de Coronda afin de réfléchir sur leurs milieux sonores et les écoutes qui en découlent ; b) de penser la relation que les habitants et les visiteurs tissent avec ces lieux à partir de ces pratiques sonores et d’écoute ; c) de présenter des productions qui rendent compte de ces sons et de ces écoutes, dans des formats artistiques, documentaires, théoriques ou hybrides19.

16Plusieurs questions de recherche ont orienté notre étude. Quelle écoute pratiquent les habitants de la isla et du quartier de La Boca ? De quelle manière l’écoute des chercheurs participant au projet est-elle affectée par les visites des lieux guidées par les habitants ? Quel est l’impact de ces modes d’écoute sur les dynamiques qui habitent la isla ? Quelles sonorités ou éléments du paysage sonore sont reconnus par les habitants eux-mêmes, constituants de la vie insulaire ? Avec la prison de Coronda, de nouvelles questions se sont posées. Pour en nommer seulement deux : comment communique-t-on dans un lieu où la communication sonore est interdite ? En quoi le son peut-il devenir un outil pour résister ?

17Les notions d’écosophie20 et d’écologie et/ou d’écosophie sonores21 offrent un cadre à notre réflexion et lui donnent un appui théorique. La proposition de Guattari, avec la convergence d’une écologie environnementale, d’une écologie sociale et d’une écologie mentale, remet en question la réduction de l’écologie à un type de conservation et permet de remettre au centre la question de l’habiter. Il s’agit alors de penser en termes de liens : avec le lieu, avec les autres et avec nous-mêmes. Dans notre cas, penser en termes écosophiques la vie dans l’humedal argentin implique de s’interroger sur ces liens et sur les implications que ces derniers ont dans les modes d’habiter le lieu. De manière complémentaire, la notion d’écologie du son permet de prioriser l’écoute au sein de ces questions. Parler d’écologie du son, au lieu d’écologie acoustique, permet de penser en termes de milieu, c’est-à-dire en mettant l’accent sur l’inséparabilité entre un environnement et un auditeur :

Cette prise de conscience consiste donc en une critique du son comme objet figé, réifié. Le son n’est pas un objet, il est un événement, il émerge, comme le fait remarquer Agostino Di Scipio. Qu’il soit reproduit ou pas, il se déploie dans un tissu de relations. Que son contexte soit la musique ou la vie quotidienne, il apparaît dans une complexité, une complexion : on peut parler d’espace-son et de son-écouté pour souligner la relation d’indissociabilité à l’environnement et à l’écoute […]. À vrai dire, l’expression la plus intéressante serait peut-être celle de milieu sonore : il n’y aurait pas des sons, mais des milieux sonores22.

2.3 Méthodologie

18Au cadre théorique offert par la notion d’écosophie, nous superposons une perspective méthodologique générale : l’« ethnographie atmosphérique » développée par Jean-Paul Thibaud23. Ce dernier écrit :

Aborder [un lieu quelconque] en termes d’ambiance implique d’étudier les contextes sensoriels de l’espace habité et comment il est vécu, pratiqué et perçu au jour le jour. En première approximation, une ambiance peut être définie comme un espace-temps vécu en termes sensoriels. Elle est toujours située (même si les contours sont flous), elle active toutes les modalités de perception (son, lumière, odeur, chaleur, etc.) et procède par tissage des propriétés matérielles d’un environnement, des pratiques sociales, des mémoires et des récits des habitants, et des tonalités affectives qui colorent une situation24.

19Cette notion d’« ambiance » se révèle pertinente vis-à-vis de nos objectifs, puisque nous cherchons également à penser la manière dont s’entremêlent les propriétés matérielles du lieu (en priorisant le son) ainsi que les pratiques, mémoires, récits et affects qui composent la vie quotidienne sur la isla, dans le quartier de La Boca et dans la prison de Coronda. Dans l’étude de cas de Thibaud, un groupe de chercheurs français a marché pendant cinq jours dans le Condomínio Barão de Mauá25, vivant et partageant avec les habitants, essayant de penser les qualités « omniprésentes, habituelles et discrètes » qui composent les ambiances du lieu. Thibaut ajoute :

Notre approche d’investigation est conçue pour nous rendre aussi réceptifs que possible à tout ce que nous rencontrons sur place. Plutôt que de partir d’hypothèses a priori ou de repères méthodologiques préconçus, notre propos est de développer une posture d’ouverture sur notre environnement et d’adopter une attitude de « désengagement » ou de « lâcher-prise », se rapprochant le plus possible d’une oreille flottante et d’une attention non focalisée. On parle alors d’ethnographie atmosphérique car il s’agit d’expérimenter un dispositif d’attention à l’omniprésent. Pour cela nous menons une forme d’enquête immergée, plurielle, collective et évolutive26.

20Pendant notre séjour de recherche, nous avons essayé de capter les ambiances sonores des différents lieux en enregistrant, lors de nos excursions en bateau (parties « Devenir camalote » et « Rencontre avec… »), à pied et lors d’une soirée entière (« Tendre l’oreille… »), dans le cadre du « tourisme communautaire » et dans la prison de Coronda. À ces ambiances sonores participent non seulement les milieux sonores naturels, mais aussi les humains, humains avec lesquels nous avons souvent eu des entretiens, parfois spontanés, parfois semi-directifs, en posant des questions telles que : qu’écoutez-vous quotidiennement sur la isla ? Quels sons reconnaissez-vous comme typiques du lieu ? Quels impacts ces sons ont-ils sur la vie de tous les jours ? De quels sons vous souvenez-vous de l’endroit lorsque vous n’y êtes pas ? Quels sons rappellent des souvenirs d’autres moments dans le lieu ? Quelle musique associez-vous au lieu ? Quelle musique entend-on dans le lieu ? Comment cette musique est-elle entendue ? Puis, des réunions de groupe entre les auteurs de cet article se sont tenues pour discuter de ce qui a été entendu, enregistré et noté. En fonction des idées, chaque auteur a ensuite décidé d’utiliser les matériaux dans des productions artistiques, théoriques, documentaires ou dans des formes hybrides entre ces expressions. D’autre part, compte tenu du fait que le groupe a eu un temps limité pour voyager et que certains participants n’ont pas pu assister à toutes les réunions, les différents membres du projet ont eu accès aux enregistrements précédents réalisés par Alejandro Reyna.

3. « Devenir camalote » : une écoute morphologique

3.1 Paysages sonores et écoute morphologique

21Dans cette partie, nous racontons un voyage en bateau dans le fleuve Paraná, avec comme guide José « Pichu » Piccioni, et effectué par Ulysse Del Ghingaro, Makis Solomos, Aurélien Bourdiol et le compositeur argentin Damián Rodríguez Kees. Pichu (comme José Piccioni préfère qu’on l’appelle), percussionniste professionnel, connaît particulièrement bien le Paraná puisqu’il y navigue trois à quatre fois par semaine avec son propre bateau. Il y pratique la pêche et fait régulièrement des asados (barbecue traditionnel argentin) sur ces rives. Le but de cette sortie était de se familiariser avec les environnements du Paraná ainsi qu’avec ses paysages sonores, par l’écoute et l’enregistrement. Malheureusement nous n’avons pas pu dialoguer précisément avec Pichu de son rapport aux sons du Paraná car notre équipe ne parlait pas l’espagnol couramment. Nous allons présenter ici une sélection de lieux que nous avons visités, avec une description morphologique de leur paysage sonore et des enregistrements pour que le lecteur puisse les écouter. Cette sélection retranscrit une partie de la grande diversité des paysages sonores que l’on rencontre dans le Paraná. L’équipe ne comptant pas de biologiste, les termes pour désigner les animaux resteront très généraux. Le voyage a commencé au principal port de la ville et a remonté jusqu’au fleuve Paraná, en passant par le canal de Santa Fe.

Image 4. Parcours du groupe pendant la sortie en bateau avec José Piccioni.

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3.2 Lieu 127

22Le premier lieu sur lequel nous débarquons est une berge assez découverte, qui se trouve au bout du canal de Santa Fe. Le paysage sonore y est complexe et dense, marqué par une certaine saturation. Les sons les plus présents dans les fréquences hautes proviennent des insectes. Ces insectes forment une trame sonore continue dont les sources sont indiscernables et sur laquelle viennent se manifester les autres sons, notamment ceux des oiseaux. On entend leurs vocalises de façon plus ponctuelle mais leur nombre donne un aspect de flux ininterrompu à leurs interventions, dans le haut et le médium du spectre.

23Enfin, le bas médium du spectre est occupé par le son plus ou moins lointain des moteurs de bateaux qui rentrent et sortent du canal. Il s’agit surtout de petits bateaux de pêche personnels, cette pratique étant tolérée par la préfecture. Le jour de notre voyage, il y a un vent faible mais constant, qui peut être entendu parfois dans les enregistrements malgré les protections des micros, qui participe au remplissage du spectre sonore.

Exemple sonore 1 (2’). Lieu 1

Images 5 et 6. Lieu 1. Fin du canal du port de Santa Fe. Crédit : Ulysse Del Ghingaro.

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24L’oiseau qu’on entend régulièrement et dont le chant est un glissando descendant entre deux notes proches, tout en accélérant, est un Fournier roux, qui est l’oiseau national de l’Argentine. Ce chant se fait parfois en duo entre un mâle et une femelle, activant alors comme un « effet ping-pong » entre les deux. Suivant notre position entre les deux oiseaux, l’effet peut être assez hypnotisant.

3.3 Lieu 228

25Après cette escale dans le canal de Santa Fe, nous nous rendons dans le Paraná même pour nous arrêter sur une île densément boisée. Une odeur forte et plaisante nous accueille lors de l’accostage, il s’agit de la salvia (sauge). Les arbres, peu massifs mais très nombreux, procurent une protection au vent et aux sons extérieurs, feutrant ainsi le paysage sonore. Celui-ci y est moins dense et beaucoup plus minimaliste que le premier présenté. Nous n’entendons aucun insecte et les oiseaux sont plus rares, laissant place à un certain silence. Cette rareté permet de localiser les oiseaux facilement et de mieux se concentrer sur leurs chants. Dans l’extrait sonore, nous sommes particulièrement proches de deux oiseaux : un au chant médium et régulier et un autre au chant plus aigu et ponctuel. Nous entendons aussi d’autres chants d’oiseaux, à l’arrière-plan, auxquels s’ajoute subtilement l’effet de diffusion de la voûte forestière.

26Dans l’extrême grave, nous pouvons entendre le son d’une immense péniche passant au loin qui rappelle le rôle de route commerciale du Paraná. Ce bourdon grave participe à l’ambiance particulière de l’enregistrement.

Exemple sonore 2 (2’). Lieu 2 

Images 7, 8 et 9. Lieu 2. Crédit : UdG.

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3.4 Lieu 329

27Nous nous rendons ensuite sur une nouvelle berge qui s’avère être un lieu de pâturage pour bétail. Elle est donc très ouverte et bordée par des parcelles boisées. Si vous tendez l’oreille vous pouvez entendre le son des cloches de vache au loin dans l’enregistrement (autour de 20 secondes).

28Le paysage sonore est plus semblable à celui du premier lieu visité mais sans la sensation de saturation. De plus, il semble que les rôles soient inversés entre oiseaux et insectes. En effet, l’arrière-plan de l’enregistrement est composé majoritairement de chants d’oiseaux divers, provenant des parcelles boisées, qui se mélangent indistinctement. Au contraire, on peut entendre au premier plan un insecte qui semble seul. Ses vocalises peuvent être entendues précisément, à l’inverse de la trame aiguë du premier paysage sonore qui gommait les individualités. Le reste du premier plan sonore est occupé par deux oiseaux aux chants très aigus et qui semblent dialoguer.

Exemple sonore 3 (2’). Lieu 3 

Image 10. Lieu 3. Crédit : UdG.

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3.5 Lieu 430

29Nous nous éloignons ensuite de la berge pour nous rapprocher d’une île et de l’entrée d’un petit bras du fleuve, pour écouter le son du courant passant dans la végétation. Cet enregistrement est réalisé avec un microphone canon qui isole les sources sonores vers lesquelles il est dirigé. Les balayages du microphone ressortent alors distinctement lors de l’écoute, de façon presque dramatique. On entend très distinctement le son du fleuve et le vent par moments malgré les bonnettes de protection. Le son de l’eau permet d’imaginer la force du courant qui, en étant normalement silencieux, est souvent oublié. On entend aussi une sonorité perçante et régulière, un battement doté d’une fréquence précise, provenant d’un insecte. Ou bien s’agit-il de deux insectes ? On peut entendre le battement se désynchroniser vers la fin de l’enregistrement.

Exemple sonore 4 (1’30). Enregistrement du courant du Paraná

Images 11, 12 et 13. Lieu 4. Crédit : UdG et Makis Solomos.

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3.6 Lieu 1 de nuit31

30Pour clore ce voyage, nous revenons sur la première berge visitée où nous restons jusqu’à la tombée de la nuit. Le changement graduel de lumière s’accompagne d’un changement du paysage sonore. Les oiseaux se font plus discrets avant de disparaître et ce sont les insectes et les amphibiens qui occupent tout l’environnement sonore. À la première écoute, on peut entendre un bloc riche et complexe où toutes les sources sonores sont imbriquées.

31En tendant l’oreille, on peut essayer d’identifier différentes niches acoustiques occupées par différentes espèces. D’abord le croassement d’amphibiens dans le médium grave, d’autres amphibiens aux sons plus sporadiques et métalliques dans le médium, ensuite le même insecte, aux battements réguliers et aigus, que sur le précédent enregistrement et enfin, dans le reste du haut du spectre, d’autres insectes aux vocalises continues, quasi granulaires.

32Ce voyage nous a donc permis d’appréhender les différences de paysages sonores selon les lieux visités mais aussi de faire l’expérience, dans un même lieu, de la transformation du paysage sonore selon l’heure de la journée32.

Exemple sonore 5 (2’). Lieu 1 de nuit

Images 14, 15 et 16. Lieu 1 de nuit. Crédit : UdG.

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3.7 Devenir camalote

33Les camalotes, aussi appelés « jacinthes d’eau », sont des plantes aquatiques originaires d’Amérique du Sud33 présentes en très grand nombre dans le Paraná. Lorsque ces plantes se détachent de leur rhizome elles sont emportées par le courant se transformant en moyen de transport pour beaucoup d’êtres vivants, depuis l’origine du Paraná au Brésil, jusqu’en Argentine.

34Lorsque nous coupons le moteur des bateaux, nous nous retrouvons à l’écoute du milieu sonore, tout en dérivant à la même vitesse que ces camalotes, en partageant leur temporalité de déplacement dictée par le fleuve. C’est ce qui a inspiré le concept de « devenir-camalote » qui donne son nom à cette partie de l’article. Nous sommes devenus une partie du milieu sonore, abolissant le mur entre l’écoutant et l’écouté, entre le sujet et l’objet. On comprend donc que la vie sonore du paysage est intrinsèquement liée au fait qu’elle est toujours écoutée et par là continuellement transformée, même si cette transformation est lente pour nos oreilles citadines. Cela signifie qu’il y a aussi des rythmes d’écoute qui sont propres à la vie sonore du lieu et nous y avons été incorporés, au moins l’espace d’un instant.

Vidéo 1. (1’) « La danse des camalotes »

35Ce voyage nous a permis de découvrir une partie de la diversité du Paraná en l’abordant par le son (mais sans se couper des autres sens). Les enregistrements sonores révèlent une très grande richesse de vocalises animales (oiseaux, insectes…) mais aussi de nombreux usages humains (pêche artisanale, pâturage, asado, commerce fluvial…). C’est l’interaction de ces deux types de manifestations sonores qui donnent leurs spécificités aux paysages sonores du Paraná.

36Les enregistrements sont beaux à écouter mais certains ont été ardus à réaliser à cause des nombreux moustiques, qui volaient parfois très proches du microphone. Ces vrombissements nous font nous remémorer, malgré nous, ces moustiques et nous empêchent de dissocier le son de l’expérience sur le terrain, en tout cas pour l’instant34. Ces moustiques nous ont rendu l’expérience plus pénible mais probablement l’ont-ils aussi ancrée plus profondément en nous ?

4. Rencontre avec Ceferino et Avelina : sons et dynamiques de vie sur la isla

37La journée du 2 novembre 2022 est consacrée à une visite de la région de San José del Rincon et du quartier Colastiné Norte. Elle a été planifiée autour d’une excursion avec Gustavo Ceferino Alcántara (natif de la région et notre guide), et sa compagne, Avelina Amati, avec, pour passagers, Roberto Barbanti, Alejandro Reyna, Stéphan Schaub et Jordi Tercero. Nous rencontrons Cefe (le diminutif qu’il nous a lui-même suggéré d’utiliser et que nous allons adopter ici) à La Aceria, un quai du fleuve Ubajay où nous montons sur sa barque motorisée portant le nom de La pantera. Nous remontons ensuite le courant jusqu’à l’île El Ceibal pour y partager un asado et mener une discussion/entretien autour des paysages sonores et de la place de l’écoute dans la région. Enfin, nous revenons à notre point de départ, dans le sens du courant, en empruntant une branche différente de la précédente : un confluent du fleuve Ubaiay appelé fleuve Colastiné.

Image 17. Carte région Colastiné – Arroyo Leyes. En rose, le chemin parcouru à l’aller. En bleu, le retour. Image créée avec Google Earth.

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38Les présentations faites et une fois en route, nous comprenons que la journée va être divisée en trois moments sensoriels distincts. Le bruit rythmé du moteur rend en effet la conversation difficile et masque complètement le paysage sonore alentour. Les trajets fluviaux sont avant tout visuels, baignés du son du moteur : ils invitent autant à l’observation qu’à une certaine contemplation. L’étape sur l’île El Ceibal, à l’opposé, est avant tout auditive. C’est là que nous pouvons communiquer plus tranquillement et nous imprégner des sons environnants (voir section précédente). Seule exception dans cette division : sur le chemin du retour, nous nous laissons dériver pendant un temps, moteur à l’arrêt, afin de recueillir des impressions sonores depuis une perspective différente de celle qui nous a été donnée depuis la rive durant notre étape à la isla.

Vidéo 2. Voyage aller

39La journée s’avère extrêmement riche. À travers nos échanges explicites, mais aussi via diverses situations qui ont émaillé son déroulé, un vaste et complexe terrain de recherche s’ouvre en effet à nous, à la fois proche et lointain, dans lequel plusieurs voix se font entendre : portraits sonores du passé, stratégies déployées dans le présent, relations entre activités sur la isla et paysages sonores… Nous prenons toute la mesure de la richesse de nos échanges lors de notre débriefing, le soir venu. Chacun d’entre nous l’a ressenti tout au long de la journée et le moment est venu de mettre en commun nos impressions et d’organiser nos réflexions. Les paragraphes qui suivent représentent un résumé partiel, organisé autour des thématiques « son et mémoire » et « son et différences ». Mais avant d’aborder ces thématiques, situons plus précisément les acteurs de la journée et rapportons quelques éléments de contexte.

4.1 Situations

40Cefe est islero depuis plusieurs générations. Par islero, il faut comprendre qu’il fait partie de la petite communauté qui habite sur la isla, circule et exerce les métiers spécifiques de la région. Cefe, en particulier, a travaillé comme pêcheur, chasseur et puestero (plus sur ce métier ci-après). Actuellement, il vit du fret le long du fleuve et envisage de se reconvertir avec le développement d’activités touristiques. Avelina Amati, la compagne de Cefe, est originaire de la ville de Santa Fe. Elle a beaucoup voyagé, effectuant notamment un long séjour en France au cours duquel elle a acquis une parfaite maîtrise de la langue française. Sans avoir grandi dans la isla, elle a néanmoins un fort attachement pour cette région. Alejandro, Jordi, Roberto et Stéphan sont chercheurs en musique et musicologie, d’origines diverses (argentin, guatémaltèque, italien et français, respectivement) et travaillant actuellement dans différents pays (Argentine, France et Brésil). Leur langue commune est le français et seuls Jordi et Alejandro comprennent et s’expriment couramment en espagnol. S’il n’y avait aucune langue commune à tous les participants, les deux groupes – hôtes et visiteurs – pouvaient néanmoins communiquer soit en français soit en espagnol.

41Lorsque notre asado est prêt, trois bonnes heures se sont écoulées depuis notre rencontre. Nos conversations ont gagné en fluidité et en confiance mutuelle. La question des usages du son, du paysage sonore, a commencé à être abordée de manière plus directe et personnelle. Tout en nous imprégnant des sons environnants, nous prenons progressivement conscience, à travers les témoignages de Cefe et Avelina, de la place centrale qu’occupent le son et l’écoute dans le quotidien des isleros, un quotidien qui a beaucoup changé au cours des dernières décennies.

4.2 Son et mémoires : métiers de la isla et paysages sonores

42Les transformations des paysages sonores dont Cefe, et en partie Avelina, sont les témoins directs, sont intimement liées aux activités qui sont pratiquées dans la région et à leur évolution. Plusieurs thématiques ont commencé à émerger.

43Mentionnons tout d’abord les changements dans les métiers pratiqués sur la isla. L’extraction de nacre, par exemple – via la pêche de différents types de mollusques – est un métier qui a maintenant disparu car il est devenu trop peu rentable. Cefe se souvient, car ses grands-parents le pratiquaient encore, du son des râteaux dans le sable, celui, aussi, des machettes pour couper la végétation afin de pouvoir avancer dans la isla. L’activité de pêche a, pour sa part, fortement diminué, victime elle aussi de la chute des prix. La principale activité économique pratiquée par les isleros aujourd’hui tourne autour de l’élevage. Les puesteros, comme ils sont appelés localement, gardent des animaux d’élevage destinés à l’industrie alimentaire pour le compte de propriétaires qui, en général, n’habitent pas la isla.

44La chasse s’est également transformée au cours des dernières décennies. D’activité économique, elle est devenue une chasse de subsistance (minoritaire) et de loisir (de plus en plus majoritaire). La pratique la plus commune est celle de la chasse au fusil. D’après Cefe, pour les gens de la isla, les voleurs de vaches et les chasseurs de loisir, qui tuent pour le plaisir sans même se donner la peine d’aller chercher l’animal, sont très mal vus. Cefe et Avelina nous expliquent comment, à travers le son, on peut déterminer si un chasseur vient de la isla ou de la ville. Pour les isleros, le son constitue ainsi une dimension centrale de la chasse. Ils utilisent, par exemple, des bateaux sans moteur et se laissent dériver sur la rivière, sans ramer, en silence, pour ne pas alerter les carpinchos (Hydrochoerus hydrochaeris). L’absence de son est la clé du succès. La stratégie est similaire sur la terre ferme ou dans les bañados (marais) où ils attendent les proies. Dans ce dernier cas, l’activité de chasse consiste à attendre sur un arbre, siffler pour attirer la proie et lorsqu’elle apparaît, la prendre pour cible. Attendre ensuite que la bête soit bien morte (lorsqu’elle est dans l’eau, attendre qu’elle flotte) avant d’aller la chercher. Les sifflements imitent, par exemple, les cris des carpinchos auxquels les proies tendent à répondre, trahissant ainsi leur localisation. Les gens de villes, eux, utilisent d’autres techniques : dans des bateaux à moteur, ils projettent des lumières intenses qui éblouissent les proies pendant la nuit. La localisation et la maîtrise de l’animal découlent ainsi du mouvement du projecteur dont émane l’éclairage. Le son joue, ici, un rôle mineur. L’usage du son, ou son absence, indique de quel type de chasseur il s’agit.

45Aux mutations des paysages sonores liées à celles des métiers pratiqués sur la isla, s’ajoutent celles induites par le moteur à combustion. Devenus accessibles au plus grand nombre il y a une vingtaine d’années, les sons anthropiques qu’ils émettent et qui nous parviennent de plus ou moins loin, à divers degrés d’intensité, ont fini par faire partie intégrante de ces paysages. Cefe se souvient que, quand il était enfant, « seuls les princes avaient des bateaux à moteur ». Ces changements dans les modes de vie, modelés par les contraintes économiques, l’émergence de la chasse de loisirs et des moyens de transport motorisés ont été les principaux facteurs évoqués par Cefe et Avelina autour des transformations récentes des paysages sonores.

Image 18. Maison à la isla. Crédit : Jordi Tercero.

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46Il y aurait, bien sûr, encore beaucoup à apprendre et à dire sur le quotidien des isleros et sur ses mutations au cours des dernières décennies. Les thématiques du son et de l’écoute, qui constituent notre point de départ commun, s’avèrent néanmoins être des fils conducteurs particulièrement efficaces pour en retracer les grandes lignes. L’« histoire sonore » de la région nous semble bien souvent se confondre avec son histoire tout court, témoignant des rapports étroits que les isleros entretiennent avec les sons qui les entourent.

4.3 Sons et différences

47Lors de notre étape sur l’île El Ceibal, de manière tout à fait inattendue et sans qu’aucun membre de notre groupe ne les ait vus (ou entendus !) s’approcher (contrairement à Ceferino et Avelina), un autre islero, sur un grand cheval accompagné d’un enfant, à cheval lui aussi, et trois chiens arrivent à notre campement. La conversation s’engage entre eux et Cefe, qui se connaissent. Les hispanophones de notre groupe sont immédiatement interloqués : l’accent de Cefe est complètement différent de celui avec lequel il échange avec nous. Même pour Alejandro, qui connaît le lieu et a plus l’habitude de converser avec les locaux, il est difficile de suivre la conversation.

Image 19. Repas à l’île El Ceibal. Crédit : Jordi Tercero.

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48L’exemple est intéressant car, à travers les sons spécifiquement associés à la communication verbale, la distance qui existe entre nous et nos différences se révèlent soudainement à nous. Un accent est toujours marqueur d’une distance, certes. Mais dans ce cas précis, ce qui nous frappe, c’est le décalage entre la distance géographique très réduite, de l’ordre d’une vingtaine de kilomètres, et le décalage sonore entre les accents. On pense presque à un « dialecte » en usage uniquement dans la périphérie de la isla. Dans le même temps, l’irruption dans nos écoutes de la question de l’accent révèle aussi la capacité d’adaptation de Cefe et Avelina, leur habileté à communiquer avec nous (chercheurs, citadins, de différents pays) choisissant les mots et les intonations pour faciliter notre communication. Le son de la parole met en lumière autant les différences d’identité que les efforts d’écoute qui ont été déployés de part et d’autre.

49Sur le chemin du retour, alors que nous laissons dériver notre embarcation sur les eaux du fleuve, moteur éteint, un bref incident survient, il est révélateur d’un autre type de différences et autour duquel se concentrèrent par la suite nombre de nos discussions et interrogations. Nous sommes tous silencieux, les oreilles tendues et les enregistreurs allumés, lorsque Cefe s’agite soudainement et pointe sa lampe torche sur la rive. Il nous prévient à voix basse qu’il vient d’entendre un cerf sur l’île. Nos regards se tournent immédiatement vers la rive dans l’espoir d’apercevoir l’animal. Pendant ces quelques secondes d’attention enthousiaste, Cefe, espérant l’attirer vers le rivage, sort son téléphone portable afin de reproduire la brame d’un cerf. Les membres de notre groupe, de manière très spontanée, font immédiatement des signes pour l’en empêcher. Cefe est surpris. Il est même, nous semble-t-il, légèrement embarrassé. Il ne fait finalement pas fait usage de son portable. Le cerf ne se rapproche pas de la rive. Nous ne l’entendons plus.

50D’où nous est donc venu cet accord tacite contre l’utilisation du portable ? Pour Cefe, dans son rôle de guide, il est tout à fait naturel et pertinent d’utiliser un moyen technologique pour attirer l’animal et nous offrir ainsi une chance de l’observer et de l’écouter. Pourquoi nous y sommes-nous si spontanément opposés ?

51Quelques heures auparavant, Cefe et Avelina nous avaient expliqué qu’il y a des chasseurs (notamment ceux de la ville) qui ne savent plus imiter les cris d’animaux pour les attirer et qu’ils utilisent donc leur téléphone portable à cet effet. Nous avions compris alors qu’il s’agissait d’une rupture forte avec une certaine pratique de la chasse insulaire ; représentant aussi la disparition d’un savoir-faire et d’une pratique sonore « traditionnelle » des Isleros. Si ces affirmations reflètent bien une certaine réalité, elles n’impliquent cependant en rien qu’un chasseur islero – comme le représentait pour nous Cefe – ne devrait pas utiliser un portable pour attirer les animaux.

52Y a-t-il une opposition aussi radicale entre l’imitation d’un cri d’animal versus sa reproduction à partir d’un téléphone portable ? Pourquoi se passer des moyens technologiques ? Le geste spontané de Cefe correspondait à une approche pragmatique, une volonté de communiquer avec l’animal par le son d’une manière sans doute plus efficace que s’il s’était passé d’apport technologique. Notre « malentendu » semble donc bien trahir une différence de perception, une différence dont l’origine doit être trouvée en amont de notre rencontre, dans une vision de la nature et des lieux que nous nous étions nous-mêmes forgée et que nous y avions tout simplement « projetée ». C’est finalement aussi à travers ce genre de tensions que l’on pourrait qualifier de « culturelles », et à travers son analyse, que nous nous informons sur la complexité et les subtilités des dynamiques locales, sur les interactions et enjeux relationnels entre les chasseurs de la ville et les Isleros, et entre les mondes humains et non-humains des îles. L’anecdote nous a aussi renvoyés à nos réalités et nos a priori respectifs tout en nous invitant, par cette prise de conscience, à les dépasser.

4.4 Conclusions : pour une écoute contaminée

53Nous avons brièvement relaté notre journée à travers le son et les pratiques d’écoute, considérés sous divers angles. Ils sont apparus comme « onde porteuse » à partir de laquelle dérouler une mémoire des lieux à travers la parole et ses sonorités, d’une distance au-delà de la proximité géographique ou comme, au contraire, indicateur de nos efforts de communication et d’échanges. Jusqu’à nos « malentendus » se sont avérés révélateurs et instructifs.

54Lorsque nous avons quitté nos hôtes, une fois de retour à notre point de départ, l’émotion était palpable. Nous avions tous vécu une journée hors du commun. Chacun y avait contribué à sa manière, dans un contrôle tout relatif mais dans un effort constant de communication et d’écoute mutuelle.

55Dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde, Anna Lowenhaupt Tsing propose de penser la contamination comme collaboration et écrit :

Comment un rassemblement devient-il un « événement », plus grand que la somme de ses parties ? La contamination constitue une réponse. Nous sommes contaminés par nos rencontres : elles changent ce que nous sommes pendant que nous ouvrons la voie à d’autres. Comme la contamination modifie les projets de mondes en chantier, des mondes mutuels ainsi que des nouvelles directions peuvent émerger. Nous sommes tous porteurs d’une histoire de contamination ; la pureté est impossible35.

56La prise de conscience que la rencontre et l’événement du cerf ont produite, peut être autant pour Cefe et Abe que pour nous, constitue déjà une invitation au dépassement, à se laisser l’opportunité de questionner et changer le rapport que chacun entretient avec les îles du Paraná (la isla) à travers le son. La « contamination » nous a cependant paru mutuelle, réciproque, produisant, de part et d’autre, dans les mots d’Anna Lowenhaupt Tsing, une modification de nos « projets en cours », une des voies par lesquelles notre rassemblement est devenu un événement plus grand que la somme de ses parties.

5. « Tendre l’oreille comme un cheval » : visite chez Juan José et Emilia Villaggi

5.1 Introduction

57Dans la suite des lieux et personnes à écouter, les mardi 1er et jeudi 3 novembre, nous sommes allés chez Juan José « Juanjo » Villaggi, un Santafesino de 53 ans qui mène une « double vie » entre la ville et el campo (c’est ainsi que lui désigne cet espace qui comprend autant la campagne de Santa Fe qu’une partie des islas de l’humedal du Paraná). Juanjo est un collègue d’Alejandro Reyna à l’Institut de musique de l’UNL, et les deux, d’après ce que nous avions pu observer et partager avec eux, entretiennent une bonne relation professionnelle et amicale. C’est ainsi que nous avons pu connaître Juanjo et avoir le privilège de découvrir sa maison et sa vie dans le campo. Cette autre maison de Juanjo est à un peu plus de 40 minutes en voiture de la ville de Santa Fe, dans une autre commune qui s’appelle Arroyo Leyes et qui fait partie du delta du Paraná. Une fois sur la route provinciale 1, c’est-à-dire la route qui mène jusqu’à la province de Resistencia, il ne fallait pas rater la vieille et discrète barrière en fer qui, laissant entrevoir une petite voie de terre dont la fin se perd dans la végétation typique de la isla, indique l’entrée à la propriété de Juanjo (le premier jour nous l’avions bien évidemment ratée).

58Une fois devant la barrière, nous descendons, sans succès, voir s’il y a moyen de l’ouvrir. Au moment où Alejandro décide de sortir son portable pour appeler Juanjo, de la gorge des sous-bois côtières, tout au fond de la petite voie, nous voyons venir sur un grand cheval couleur terre blanche lancé au galop, un homme au chapeau, aux bottes en caoutchouc et au couteau à la ceinture : « C’est sûrement Juanjo ! », on s’est dit. Mais en même temps, plus cet élégant cavalier se rapprochait de nous, plus on était confus, étonnés, car il y avait quelque chose d’étrange dans la situation : c’était bien Juanjo mais en même temps ce n’était pas vraiment lui. Dans tous les cas, ce n’était pas le Juanjo dont nous venions de faire la connaissance quelques jours auparavant à la faculté de musique.

59En effet, après l’expérience chez lui qui sera décrite ci-dessous, nous avions appris qu’il s’agissait de l’autre Juanjo, le ganadero (l’éleveur), le propriétaire d’animaux et de quelques portions d’îles, le paysan qui affronte tous les jours – après son travail en ville – la rudesse de la vie insulaire et du métier d’éleveur. Nous avions aussi appris que ce Juanjo auquel nous faisions face, restait discret à l’université. Il y a quelque chose de l’ordre du secret lorsque Juanjo s’exprime par rapport à sa vie au campo, une face cachée qu’il tient à protéger, tout en étant fier de nous la faire découvrir et de nous la partager dans le cadre de ce projet. Nous avions beaucoup appris en si peu de temps en écoutant ce personnage qui, sans cesse, circule entre la isla, el campo et la ville.

Image 20. Juan José Villaggi et Alejandro Reyna. Crédit : JT.

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60En termes de méthode, nous avons réalisé deux visites chez Juanjo. Une première visite « de repérage », effectuée uniquement par Alejandro et Jordi, où quelques photos et vidéos ont été prises, ainsi que quelques notes dans le journal d’enquête. Puis, la deuxième visite, plus « officielle », s’est faite deux jours après avec toute l’équipe de l’université Paris 8, de l’UNL, ainsi que Stéphane Schaub et Elisa Corona Aguilar. Lors de celle-ci, nous avons pu faire beaucoup d’enregistrements sonores et audiovisuels, et surtout un long entretien collectif autour d’un délicieux asado auquel Juanjo nous a conviés. L’élément surprise de cette deuxième rencontre fut la présence d’Emilia Villaggi, la fille de Juanjo qui, à son jeune âge (entre 18 et 20 ans environ), est déjà une éleveuse professionnelle et qui nous a beaucoup parlé de ses expériences sonores et d’écoute dans sa vie insulaire.

61En ce qui concerne cette section, nous aimerions faire entendre les paroles de Juanjo et Emilia – à travers la retranscription de l’entretien – qui nous introduiront dans leur vie sur la isla et, surtout, à leurs pratiques sonores dans celle-ci : les milieux sonores avec lesquels ils interagissent ; les usages qu’ils font du son ; et, plus inconsciemment, aux procédés par lesquels ils tissent et retissent – via des expériences multisensorielles récurrentes et, pour certaines, traumatiques – des relations avec les divers environnements (écologie environnementale), leurs subjectivités (écologie mentale) et avec les Autres (écologie sociale), comme l’établit Guattari.

5.2 Procédés d’identification : être un vrai insulaire versus être ganadero ; la isla versus el campo ; l’humain de la ville versus l’humain du campo

62Au cours de la discussion, Juanjo partage avec nous le fait qu’il se différencie des habitants de la isla, car lui n’y habite pas. Sa maison est dans ce qu’il appelle le campo et il va sur la isla uniquement pour travailler. Il se définit donc comme un éleveur du campo, qui élève ses animaux sur la isla. À travers ce discours de Juanjo, s’opère donc, comme nous l’avons déjà pu voir dans le cas de Ceferino, une différenciation socio-économique avec les Isleros, qui eux, au contraire, vivent ou passent des longs séjours dans la isla (des puesteros, des chasseurs…) mais aussi une différenciation vis-à-vis des grands propriétaires de la isla, c’est-à-dire des propriétaires de terres et de bétail qui ne viennent pas sur la isla, mais qui embauchent des travailleurs en tant que puesteros pour qu’ils gardent et fassent paître les animaux. Même si Juanjo embauche également des Isleros, il se distingue de ces propriétaires par son implication dans le travail du bétail à la isla.

63(Note : dans les extraits d’entretiens, la lettre Q précède les questions des enquêteur·rices, les JJ les paroles de Juan José Villaggi, et la lettre E celles de Emilia).

JJ. Sur la isla nous avons une petite maison, mais il n’y a pas d’électricité. Elle est à vingt minutes de voyage, elle est petite, deux pièces, un toit en paille, un barbecue, des toilettes et c’est tout. Nous, on y va pour travailler, car nous avons des bêtes, on y va uniquement pour le travail.

Q. Tu n’y vas jamais pour te reposer ?

JJ. Non, jamais pour le loisir. Moi, c’est ça mon repos, aujourd’hui, maintenant, avec vous. Demain je serai là à 6 heures du matin.

Q. Comment tu appelles ce lieu, c’est la isla ici ?

JJ. El campo, je ne l’appelle pas la isla, c’est el campo. [Chez Cefe], ça, c’est la isla, car eux se sont des vrais Isleros.

Q. Alors pour toi eux, c’est des Isleros et toi non ?

JJ. Non, moi je suis ganadero [éleveur]. Le vrai Islero c’est une autre chose, il vit sur la isla, même si nous travaillons sur la isla, non [nous ne sommes pas des Isleros].

64Pourtant, plus tard dans la discussion, lorsqu’il se remémore des périodes de chasse de nutria (loutre) dans son jeune âge, Juanjo nous décrit son souvenir en décrivant l’ancienne activité de chasse comme marqueur identitaire du vrai insulaire :

JJ. J’ai été chasseur de tout : carpincho (capybara), nutria (loutre), de tout. Il y avait une zone où il y en avait beaucoup ici, mais c’est fini. Avant, avec la nutria, tu pouvais t’acheter une nouvelle voiture. Nous, on allait au pâturage à San Javier et on en chassait 14 ou 15 par jour. On payait la location du campo de pâturage avec ça. Ça, c’était être un vrai Islero. Mais cette époque est finie. Oui, nous, on chassait, on traînait dans le campo, dans la isla, on traînait là et on chassait.

65Enfin, Juanjo mentionne un autre élément marqueur de son identité d’homme du campo, par opposition à son autre travail en ville, qui est avec quoi il se chausse et son outil de travail : « lorsque j’arrive ici, il y a deux choses : les bottes et le couteau ».

5.3 Au campo on tend l’oreille

66Un des éléments du récit de Juanjo et d’Emilia qui nous a le plus captivés, c’est lorsqu’il et elle ont abordé leurs pratiques d’écoute et d’attention (qui passe aussi par l’observation) dans la vie au campo – que l’on peut qualifier de fines et pointues, tel un cheval qui tend l’oreille. Ce sont des capacités qu’il et elle ont développées depuis leur plus jeune âge, leur servant pour la (sur-)vie et les activités qu’il et elle exercent au campo et dans la isla. D’ailleurs, Juanjo, mélomane et musicien lui-même, nous précise ainsi que dans le campo il n’écoute pas de musique mais qu’il utilise ses oreilles pour d’autres choses. Pile au moment où l’on abordait la notion d’attention, les chiens ont commencé à aboyer et, dans le milieu sonore du soir au campo, ils sont venus mettre au deuxième plan les sons de notre conversation, et les sons des criquets, grenouilles et cigales.

Q. Penses-tu que les gens dans la ville n’ont pas ce genre d’attention ?

JJ. Non, je ne sais pas si tout le monde, mais en général ils ne l’ont pas. Cela me… [Les chiens aboient encore plus fort.] Tiens, regarde ! Ce que le chien vient de faire, c’est parce qu’il a vu quelque chose. Et après la poule, écoute ! Par exemple, ce que découvrent beaucoup les animaux, les poules, ce sont les vipères ou les iguanes. L’animal se met en alerte quand il y a quelque chose. Le cheval, lorsqu’il regarde de loin… Tu as vu comment il vous regardait tout à l’heure ? Comment il tournait sa tête et il vous regardait lorsque moi j’étais débout là-bas ? C’est parce qu’il ne vous reconnaît pas, ils ne sont pas habitués à voir des gens marcher.

Q. Du coup ce sont les animaux qui te préviennent ? Ils sont tes associés en quelque sorte ?

JJ. Oui, oui. La poule, le chien. Et, en général, lorsqu’ils s’alarment, c’est parce qu’ils sont en danger, ils sont la proie.

67Soudainement, on a été tous·tes surpris·es par un gros bruit derrière la maison, sauf Emilia et Juanjo, qui sont restés calmes.

Q. Et ça ? c’était quoi ?

JJ. Rien, c’est une chienne.

Q. Qu’est-ce tu comprends par « attention » Juanjo ?

JJ. Tout d’abord : tendre les oreilles. T’as vu que le cheval a ces oreilles comme ça, vers les côtés, vers l’avant ?

Q. Et est-ce que tu écoutes de la musique ?

JJ. Oui, oui, j’écoute.

Q. Ici dans la isla ?

JJ. Non, non, ici non. J’occupe mon oreille pour une autre chose. À la maison oui, via YouTube. Oui, j’aime la musique.

Q. Y a-t-il un son sur la isla que tu aimes ?

JJ. Ce qui est bon dans la isla c’est quand il pleut. Tu sais ? Comment elle percute les arbres quand il pleut. Oui, la pluie à la isla est fantastique.

Q. Et à toi Emilia, quels sons te plaisent ?

E. En ce moment j’écoute des nouveaux sons. Par exemple, à cause de la sécheresse, lorsque la bête marche sur des lieux où avant il y avait de l’eau, on entend comme un trou. Ce son a attiré mon attention. Et puis lorsque les bêtes marchent dans l’eau aussi.

Ici les sons nous préviennent beaucoup. On peut aussi savoir quand le temps est mauvais. Tu peux te mettre débout sur la côte et tu entends venir la pluie. Et les animaux commencent aussi à s’agiter.

JJ. Qu’est-ce que je t’ai dit l’autre jour ? T’as vu qu’il a fait froid le lendemain ? Les veaux étaient agités.

E. Des fois, nous-mêmes nous utilisons des sons pour communiquer. Car si maintenant on a des téléphones portables, dans la isla, on communique beaucoup avec des cris, des hurlements. On écoute un son et tu sais déjà. Par exemple, avec mes cousins, ça nous est arrivé d’être en train d’attendre dans une partie de la isla et lorsqu’ils nous criaient un tel hurlement, nous, on savait déjà s’il fallait y aller, ou bien s’il fallait attendre ou bien si quelque chose était arrivé. Ce sont des différents hurlements, et en vrai on les a naturalisés.

Q. Et avec les animaux ?

E. Oui, oui. Par exemple, si une vache est en train d’avoir un petit ou bien elle se fait attaquer par un autre animal, par la manière dont elle crie, on sait déjà. Nous aussi on a appris que selon le cri on arrive à identifier ce qui se passe.

68Dans ces courts extraits, Emilia et Juanjo nous donnent déjà une idée claire de comment le son, l’écoute et leurs pratiques sonores (surtout les cris et hurlements) interviennent dans leur quotidien et viennent tisser ce lien direct avec l’environnement du campo et de la isla. En même temps, ils sont conscients de cette capacité d’attention particulière et, dans leurs discours, cela devient un élément de démarcation par rapport aux « gens de la ville ». C’est-à-dire qu’en même temps qu’ils mettent en valeur et assument leur capacité subjective et corporelle d’attention, d’écoute et de communication via des sons, ils se distinguent socialement de la ville et de tout ce qu’elle représente pour eux – leur processus d’identification passe alors par leurs capacités multisensorielles et attentionnelles très développées.

5.4 Pour une écoute responsable et de qualité

69Et finalement, on retrouve ici le fait que l’attention et l’écoute au campo sont traversées par une responsabilité à l’égard des autres. Elles ont une fonction protectrice, on n’écoute pas que pour soi, mais aussi pour la sécurité de son entourage : ses animaux, les chasseurs, prévenir des dangers d’inondation… Il s’agit d’une attention et d’une écoute portant autant sur les environs immédiats que sur des lieux possiblement très éloignés.

6. Tourisme communautaire au barrio La Boca, Santa Fe : une écoute Hi-Fi

6.1 Le barrio de La Boca

70Le samedi 5 novembre 2022, nous avons visité le quartier (barrio) de La Boca. Ce quartier (qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme et bien plus connu barrio La Boca de Buenos Aires) a une histoire singulière. Extrême appendice du bourg périphérique Alto Verde dans une impasse accessible d’un seul côté, peuplé de 1 500 habitants36, La Boca est situé au sud de la ville de Santa Fe, dans la zone de la isla, sur le bord du canal de acceso, un canal artificiel construit au début du xxe siècle pour relier le port de Santa Fe au rio Paraná. Les caractéristiques principales du canal de acceso sont au nombre de deux. La première concerne sa configuration linéaire : étant artificiel, il est droit, ce qui dans la morphologie géographique des lieux est une caractéristique unique. Et la deuxième concerne sa particularité hydro-morphologique : le courant de l’eau va à contresens, autrement dit l’eau ne descend pas vers le sud, soit vers l’estuaire du Paraná et l’océan Atlantique, mais bien en direction de Santa Fe, vers le nord. Par rapport au sens du courant, La Boca se situe donc sur la rive droite, la rive gauche n’étant pas peuplée.

71Ce quartier a fait l’objet de plusieurs recherches d’ordre sociologique, économique, géographique, historique37 et notre visite s’inscrit dans cette forme particulière de tourisme qu’est le tourisme communautaire, c’est-à-dire géré directement par les habitants et les habitantes d’une communauté spécifique. Le but explicite de ce type de tourisme autogéré est de permettre la valorisation directe des personnes résidant dans une communauté, par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Il s’agit d’une activité qui concerne différentes formes d’« enrichissement ». Non seulement celles propres à l’activité économique, mais aussi celles qui relèvent du bien-être commun et individuel, de la justice sociale, de la soutenabilité écologique, de l’indépendance culturelle des habitantes et des habitants. Dans le cadre du projet de tourisme communautaire de ce barrio – intitulé « Paysage d’îles » et porté aussi par des chercheuses et des chercheurs de l’Universidad Nacional del Litoral (UNL) – notre visite est la septième organisée.

6.2 Description de la journée

72Le matin du samedi 5 novembre 2022, nous nous retrouvons à 9 heures dans la chapelle du barrio, la Capilla San Alonso Rodríguez : une petite église située sur la route principale, non asphaltée et rectiligne du barrio. Cette route, qui côtoie le canal de acceso, est la seule rue existante autour de laquelle, côté droit et côté gauche, l’habitat s’est progressivement construit. La visite organisée par le projet « Paysage d’îles », en communication avec Alejandro Reyna, prévoit une contribution aux frais de 3 000 pesos par personne.

73À notre arrivée nous sommes reçus par un comité d’accueil composé d’une demi-douzaine de personnes, en majorité des femmes. Elles sont les organisatrices de la visite et nos guides. « Buenos días! », nous adresse l’une d’elles dès que nous sommes descendus de la voiture. Nous sommes environ une trentaine de personnes de plusieurs nationalités et langues. Nous nous disposons en cercle, sous un arbre. Il fait beau et chaud. Petit discours de bienvenue. Mate cocido et buñuelos38 faits par ces dames nous sont offerts. Présentation de tout le monde, organisatrices et participants : prénom, nationalité et lieu de vie. Introduction à la géographie et à la vie des lieux et explication du programme de la journée. Un petit livret composé de six pages et relié de façon artisanale nous est offert. Le livret est composé d’un carton décoré en guise de couverture avec l’inscription « Turismo comunitario La Boca ». À l’intérieur : un poème de Milo Durán, une définition du tourisme communautaire, une description du patrimoine collectif de La Boca, un plan schématique de la visite, quelques pages blanches pour prendre des notes ainsi qu’un calendrier.

Image 21. Comité d’accueil (de gauche à droite) : Daniela Silva, Silvia López, Cristina Gómez et Milo Durán. Crédit : MS.

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Image 22. Lecture du petit livret. Crédit : MS.

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74Rapide visite de l’église et départ à pied vers la pointe la plus avancée au sud de la isla, là où se trouvait l’ancien phare de signalisation de l’entrée du canal, désormais en ruine, rouillé et abandonné.

Image 23. Promenade sur la route principale. Crédit : MS.

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75Après avoir parcouru environ un kilomètre, nous nous retrouvons au bout du village sur la berge du canal, juste devant le Club de Pesca « El Pacú », autour de Susana Cabrera, une jeune habitante du barrio qui fait de la poterie avec l’argile du fleuve et qui enseigne aussi cette technique plastique aux enfants du quartier. Artiste douée, engagée et dynamique, elle nous montre certaines de ses œuvres ainsi que des aspects du processus de fabrication.

Image 24. Susana Cabrera, à droite de l’image, explique des techniques de poterie. Crédit : Roberto Barbanti.

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76Après la rencontre avec Susana Cabrera, nous nous rendons en dehors du village au milieu de la végétation sauvage, presque à la pointe de la isla, là où le canal de acceso et le rio Paraná se rencontrent. Assaillis par les moustiques et après une bonne marche d’environ 15 minutes, nous nous asseyons, à l’ombre d’une végétation composée essentiellement d’arbustes, pour discuter ensemble. Dans notre visite, nous sommes accompagnés par l’urbaniste Patricia Mines, « directora del proyecto paisaje de islas », qui mène depuis plusieurs années une recherche sur le terrain39.

Image 25. Le groupe autour de Patricia Mines (à droit de l’image). Crédit : MS.

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77Mme Mines répond avec les habitantes du barrio aux questions posées par les touristes et donne des repères historiques et géographiques concernant la région, les lieux et la communauté locale. Après une bonne demi-heure d’échanges, nous rebroussons chemin pour nous retrouver dans une clairière au bord du barrio, pas loin de l’ancien phare de signalisation. Dans cet espace en plein air, sorte d’agora « naturelle » à ciel ouvert, nous sommes assis à l’ombre des arbres et des arbustes, par petits groupes, pour le repas de midi. Des empanadas de poissons, frites sur place, nous sont offertes ainsi que des boissons. La musique amplifiée d’une fête en cours dans l’une des maisons en bordure du village nous enveloppe dans la cumbia santafesina. Malgré son niveau sonore élevé, cette musique n’a pas été perçue comme une nuisance puisqu’elle n’a jamais compromis la communication et la perception de l’espace environnant en créant un effet de masquage, autrement dit un écran sonore qui empêche l’écoute de toute autre sonorité. Également peu nuisibles d’un point de vue sonore, sont les bruits des moteurs de quelques bateaux de plaisance ou de commerce qui, de temps en temps, naviguent sur le canal de acceso. De mémoire, nous avons le souvenir du passage d’une demi-douzaine de bateaux pendant notre présence sur les berges du Rio.

78Plusieurs artistes et artisans du barrio ont convergé sur le lieu de rassemblement. Une dame vend de petits objets souvenirs ainsi que des sucreries à base de cacahuètes. Un jeune sculpteur, Roberto Acosta, ancien élève de La Escuela Provincial de Artes Visuales « Profesor Juan Mantovani » de Santa Fe, expose sur un tapis placé à même le sol sa production d’œuvres en argile composée de petites statuettes représentant la faune locale du rio Paraná : carpincho (capybara), ragondin, surubi tigré (pseudoplatystoma corruscans, un poisson-chat d’Amérique du Sud), raie de rivière, petit caïman… Ces sculptures avaient souvent la particularité d’être aussi sonores, se transformant en sifflets ou petites flûtes. Acosta donnait également des démonstrations concrètes de son savoir-faire en modelant sur place de nouvelles pièces.

Image 26. Roberto Acosta. Crédit : RB.

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79Enfin un groupe de quatre musiciens donne un concert de percussions. La particularité de ces musiciens de La Boca est double : ils construisent leurs propres instruments ; ils proposent de la musique malinké (Guinée et Mali). Pour apprendre cette musique, ils sont allés au Brésil et affirment avoir « la musique africaine dans le sang ». En plus des pièces de musiques malinkés, ils ont également joué un dernier morceau composé de rythmiques diverses qu’on pourrait qualifier d’afro-latinos.

Exemple sonore 6. Extrait de l’intervention musicale lors de la visite à La Boca

Image 27. Musiciens à La Boca. Crédit : MS.

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80En début d’après-midi, après le repas et le concert, nous rebroussons chemin pour retrouver les voitures et nous repartons autour de 16 heures par la même route, la seule qui permet d’accéder au barrio, par laquelle nous étions arrivés.

6.3 Quelques éléments de réflexion

81La synthèse chronologique du déroulement de cette courte visite, ici proposée, indique d’elle-même la difficulté de formuler un quelconque bilan sur le plan de la recherche acoustico-sonore. Cependant, quelques éléments de réflexion peuvent être donnés. Si, bien évidemment, nous ne pouvons pas parler d’une véritable recherche immergée, nous pouvons tout de même évoquer une prise de contact immersive ponctuelle par médiation organisée. Sur le plan de l’analyse de la sonosphère, plusieurs éléments ont émergé de cette visite. Malgré la brièveté de notre présence sur les lieux, différents témoignages ont été recueillis et une impression générale du paysage sonore de La Boca s’est dégagée, nous donnant un cadre, certes sommaire, mais relativement exhaustif de la situation.

82Parmi les témoignages, nous voudrions rappeler celui recueilli lors de la promenade matinale entre l’église, la Capilla San Alonso Rodríguez, et le Club de Pesca « El Pacú ». Pendant que nous avancions (nous nous étions disséminés dans des petits groupes qui s’étaient constitués au hasard des rencontres), nous avons eu l’opportunité de parler avec la dame qui nous avait accueillis à notre arrivée, Madame Silvia Lopez. La maîtrise de l’espagnol de certains d’entre nous étant presque nulle, nous avons demandé à l’artiste mexicaine Elisa Corona Aguilar, qui était présente, de confirmer ce que la dame avait dit à propos des sonorités du barrio. Nous l’avions questionnée sur les sons qui, pour elle, sont les plus significatifs et caractéristiques de son quartier. Silvia Lopez n’a pas relevé de marqueurs sonores spécifiques à cette communauté, mais nous a parlé des aboiements des chiens comme d’un événement sonore récurrent jour et nuit, ainsi que des cloches de l’église du barrio qui, comme souvent, représentent l’un des sons signalétiques par excellence des pays à dominante chrétienne. Un deuxième signal sonore auquel elle a fait référence appartient au passé. Il s’agit des sirènes que les navires activaient pour signaler leur présence avant d’entrer dans le port de Santa Fe. Elle se souvenait de ces puissants événements sonores dans la nuit, à l’époque où le port était encore très actif et les bateaux transitaient jour et nuit à des fréquences importantes.

83Dans le jardin de l’église et pendant toute la promenade, l’atmosphère était tranquille et la qualité sonore très haute. Il s’agissait d’un environnement sonore de haute-fidélité (Hi-Fi). Personne n’était obligé de lever la voix pour communiquer, les paroles circulaient dans une fluidité simple ; les événements sonores étaient bien identifiables temporellement et localisables dans l’espace et aucune fréquence ou nappe sonore linéaire, de nature mécanique ou électrique, ne saturait ou était sous-jacente à ces lieux. De temps en temps une voiture ou une petite moto passaient à des vitesses peu élevées. À part le nuage de poussière, le milieu sonore n’était pas véritablement affecté par ces technophonies : le sable dont la route est composée atténue tous les bruits de façon très agréable. Il n’y a pas de véritable surface sonore réfléchissante. On a un effet global feutré. Pendant la promenade sur la route principale, de temps en temps, une latéralité sonore produite par des postes de radio ou de télévision situés à l’intérieur des maisons qui bordent la rue s’annonçait et disparaissait au fur et à mesure de notre progression. Pour ce qui était des biophonies, en plus des voix humaines, on entendait assez fréquemment l’aboiement de chiens et, en toile de fond, les cris de petits oiseaux non identifiables. Pas de géophonies, pas non plus de sons en provenance du canal, pourtant situé à quelques dizaines de mètres de la rue : aucune sonorité de bateau, et l’eau du fleuve, présente partout, semblait muette… ainsi il en était pour le vent qui, cette journée, ne soufflait pas.

84Nous n’avons pas pu constater des réalités sonores continues, réitératives ou dominantes. Aucun bourdon sonore environnemental. Aucune rythmique naturelle, sociale ou technique s’est imposée de façon manifeste. Il va de soi que cette belle matinée, du presque début de l’été santafesino, laissait entendre les sonorités tranquilles d’un petit quartier périphérique – situé dans une voie de desserte et sans issue (à l’abri donc de toute circulation de passage traversant l’espace urbanisé) tout au bout de la isla – qui se réveille en fin de semaine, la veille du dimanche, dans une tranquillité paisible.

85Tout aussi paisible et intéressante fut notre rencontre avec les habitantes qui nous ont reçus, les artistes et les personnes du quartier ainsi qu’avec les autres touristes rencontrés sur place. Un « Paysage d’îles » de grande qualité sonore et humaine.

7. El periscopio : une écoute politique

86Notre mission à Santa Fe s’est terminée par la visite de la prison de Coronda, à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Santa Fe, toujours le long du delta du Paraná. L’idée de cette visite est venue du fait de la rencontre de l’un d’entre nous, Makis, avec Alberto Marquardt, quelques mois avant le voyage, par l’intermédiaire d’amis argentins communs, à Paris. Alberto – dit « el Yeti » – fut prisonnier politique à Coronda durant la dictature. Dans cette prison, de 1974 à mai 1979, 1 153 prisonniers politiques de la dictature de Jorge Rafael Videla, appartenant à des organisations politiques variées ont été incarcérés. Quelque 150 anciens détenus racontent leurs expériences dans un livre publié sous le nom El Periscopio40. Les auteurs de ce livre ont pris comme nom collectif El Periscopio pour honorer l’invention ingénieuse qui leur a permis de surveiller, par moments, les gardiens qui les surveillaient : un petit tuyau muni d’un miroir, qu’ils faisaient passer par les trous des portes des cellules, leur permettait d’avoir une vue sur les couloirs devant les cellules – bien entendu, s’ils étaient attrapés (et cela arrivait souvent), ils étaient sévèrement punis. Dans ce livre, tous les récits sont anonymes. L’ouvrage contient quelques narrations sur l’importance des sons, et parfois sur la musique. Par exemple : « La vie quotidienne du bâtiment produisait un brouhaha presque permanent. […] Les bruits étaient un indicateur important et il fallait savoir les reconnaître pour survivre41 », lit-on. Parmi les autres récits, il y a celui d’une protestation par le son, parce qu’on n’autorisait pas les prisonniers à aller en promenade : « Nous avons alors décidé de manifester notre mécontentement en frappant nos pichets en aluminium contre nos portes de fer, ce qui produisait un vacarme assourdissant, augmenté de nos cris pour exiger un entretien avec Tabares [le directeur de la prison]42. »

Image 28. La prison de Coronda. Crédit : MS.

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87Alberto Marquardt mit en contact Makis – qui fut lui-même détenu enfant, avec sa mère, dans un camp de concentration pendant la dictature des Colonels (1967) en Grèce – et notre groupe avec deux anciens prisonniers, Victor Salami, dit « il Tape » (le flâneur en guarani) et José Villareal, surnommé « el Pelado » (le chauve), pour nous accompagner lors de la visite. Celle-ci a été rendue possible grâce à Damián Rodrigues Kess, dont le voisin, Walter Micheloud, est le directeur actuel de la prison. Damián reçut le groupe chez lui – préparant un bel asado ! – et invita également Walter pour que le groupe lui explique son projet. Pendant la soirée, une certaine appréhension traversait notre groupe ou quelques membres de notre groupe, elle a vite été levée lorsqu’on comprit que Walter commença sa carrière dans les prisons après le retour de la démocratie (1983). Comme de nombreux Argentins, il semblait ignorer (ou vouloir ignorer) tout de ce qui s’était passé pendant la dictature, notamment en matière de répression. Walter fournit rapidement les autorisations nécessaires pour que la visite puisse se faire avec le groupe, accompagné par les deux anciens prisonniers.

Image 29. Victor Salami (à gauche) et José Villareal, à droite (Makis au milieu) à l’entrée de la prison de Coronda. Crédit : RB.

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88La visite a lieu le mercredi 9 novembre 2022. Une fois les contrôles passés, un gradé, impressionnant par son autorité, accompagne le groupe tout le long de sa visite. L’image suivante montre le groupe très attentif – et peut-être plein d’appréhension – à son écoute (dans cette photo, il est intéressant de constater que el Pelado est le seul qui ne regarde pas le visage du commandant, mais fond son regard quelque part entre sa poitrine et son cœur). Durant la visite, c’est en grande partie José (el Pelado) – un ancien syndicaliste péroniste – qui prend la parole. Il Pape (Victor Salami, également un ancien péroniste de gauche), lui, reste en retrait, les rares fois où il parle, c’est avec une voix très douce. Le commandant, quant à lui, intervient lors de moments stratégiques.

Image 30. Le groupe (de gauche à droite : Roberto Barbanti, José Villareal, Pablo Lang, Aurélien Bourdiol, Ulysse Del Ghingaro, Alejandro Reyna et Victoria Polti) écoute attentivement le commandant. Crédit : MS.

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89Notre premier extrait sonore contient une narration de José sur le silence. À la question de Roberto : « Quelles étaient vos premières impressions sonores lorsque vous entriez dans la prison », José répond : « Le silence ! Il n’était possible ni de parler, ni de chanter. » Le livre du collectif El Periscopio prend une très belle métaphore pour décrire cet univers de silence, comparant les prisonniers à des sous-mariniers au fond de l’océan :

Dans l’infini silence des profondeurs océaniques, dans cette solitude où le moindre bruit qui puisse nous trahir était contrôlé, dans ce néant obscur où ne parvenait aucun rayon de lumière, la seule chose qui nous permettait de prendre conscience de notre existence, nous, les sous-mariniers, c’était cette merveille. Il nous fallait de l’habileté : lorsque le périscope faisait surface, les ondes de l’océan pouvaient être calmes ou bien, s’il n’avait pas été retiré à temps, il risquait d’être découvert et de provoquer la tempête. La vie de tant de marins y était liée43

Exemple sonore 7. Narration de José sur le silence

90Toujours à propos du silence, dans le livre, un détenu raconte la mort de Gringo, l’un des premiers prisonniers politiques, parmi les plus âgés, que le détenu avait connu à la Jeunesse ouvrière péroniste. Gringo a amélioré le quotidien du détenu, en lui envoyant « un réchaud, une casserole pour chauffer l’eau, du maté, des vivres de notre économat clandestin dont il avait la charge, du tabac et du papier à cigarettes44 ». Le détenu raconte :

Cela s’est passé à six heures du matin, au moment de la relève des gardiens. Quelque chose ne tournait pas rond du tout. Au moment du comptage quotidien, le gardien de service a frappé sur la porte de la cellule de Gringo avec sa clé. Il a cogné pendant un moment. Puis il a ouvert le guichet et l’a refermé aussitôt. […] Nous avons sorti les périscopes pour observer le couloir : la porte de Gringo restait fermée. […] Le silence dans le pavillon était inhabituel et pesant45.

91L’exemple sonore suivant est l’un des rares où Victor prend la parole – pour les traductions, on entend Alejandro. Il explique d’abord que les prisonniers avaient donné un nom à chaque étage, afin de pouvoir, en criant, avertir les détenus lorsque les gardiens arrivaient. José complète le récit, avec plus de détails. Puis Victor raconte avec quelle ingéniosité communiquaient les détenus, malgré toutes les interdictions, en précisant que les communications se faisaient séparément pour chaque groupe politique – tout en coexistant, les détenus gardaient leur identité politique. La communication passait par du papier à cigarette sur lequel ils écrivaient en utilisant le carbone contenu dans des piles. Comme nous sommes près de la cour intérieure, on entend aussi des oiseaux dans l’enregistrement.

Exemple sonore 8. Narration de Victor sur la communication avec papier à cigarettes

92Dans l’exemple sonore suivant, José répond à une question de Victoria Polti, qui porte à nouveau sur les systèmes de communication des détenus. José explique que ceux-ci utilisaient le code morse – ils pouvaient même se raconter des films entiers en morse ! Un peu plus tard (montage sonore dans l’exemple), José emprunte le stylo d’un gardien – un geste qu’il n’aurait pas pu faire à l’époque – et se met à battre du code morse sur le mur. Il explique également qu’un autre moyen de communication entre les étages était les cuvettes des w.-c.

Exemple sonore 9. Narration de José sur l’utilisation du code morse

93Puis nous montons à l’étage où se trouvent les cellules. Devant la grille qui mène aux cellules, José fait sonner la terrifiante barre métallique (exemple sonore 10 et image 31). Le livre parle de cette barre comme d’une grande particularité de cette prison : elle traverse toutes les cellules, collectivisant l’enfermement. Pour la visite, le groupe pensait arriver tôt (8 h 30) pour écouter l’ouverture de cette barre. Du fait de notre retard, il semblerait que l’ouverture ait été retardée.

Exemple sonore 10. La barre métallique

Image 31. José poussant la barre métallique. Crédit : MS.

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94Ensuite, certains parmi nous – mais ni José, ni Victor – entrent dans le couloir avec les cellules. C’est un moment impressionnant. Les gardiens – qui ont mis des gilets pare-balles et qui prennent des fusils – ouvrent des judas et nous pouvons distinguer quelques prisonniers qui se contorsionnent pour tenter de voir pourquoi on a tant retardé leur rituel matinal.

Image 32. Le couloir avec les cellules. Crédit : MS.

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95C’est probablement avec un fort soulagement – comme on le constate dans l’image suivante (José fait même le signe de la victoire qui, souvent dans la culture argentine, est associé au péronisme) – que le groupe quitte la prison. En réécoutant l’enregistrement de la visite, Makis constate qu’à aucun moment on n’entend la voix du commandant. Il se souvient que, en fait, à chaque fois que celui-ci prenait la parole – avec une voix pleine d’autorité, se vantant notamment que sa prison était devenue un lieu que visitaient même des universitaires ; un discours surréaliste, en contraste total avec l’ambiance terrifiante qui régnait dans le couloir avec les cellules –, il éteignait instinctivement le Zoom, dans une sorte de geste de défense.

Image 33. Le groupe à la sortie de la prison. Crédit : MS.

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96La matinée se termine par la visite de l’« espace de la mémoire », situé dans l’ancien commissariat numéro quatre (Ex comisaría cuarta) où on amenait, pendant la dictature, les prisonniers, les yeux bandés, après des rafles collectives, pour être « interrogés », c’est-à-dire torturés. Certains font partie des « disparus » et d’autres étaient ensuite dispatchés vers la prison de Coronda ou ailleurs. Ce musée a effectué un travail important sur des archives – notamment sur celles de la police, à moitié décomposées – et a permis de retrouver la trace de 800 disparus. La visite du musée (anciennes cellules, salle contenant des vidéos des premiers procès contre les tortionnaires après le retour de la démocratie, etc.) est menée par l’un des responsables du musée, lequel fait résonner le portail du commissariat, en expliquant (avec José) que ce bruit signifiait, pour les détenus, qu’ils étaient désormais aux mains de la patota (la patrouille).

Image 34. L’ancien commissariat transformé en « espace de la mémoire ». Crédit : MS.

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Image 35. Des photos de « disparus » et de « disparues ». Crédit : MS.

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Exemple sonore 11. Portail de l’ancien commissariat

97Pour terminer, l’exemple sonore suivant présente un début de création sonore. Il part d’un échantillon sonore de bruits de pas dans la prison de Coronda, qu’il amplifie en le mettant en boucle, le transformant en son de caisse claire : notre projet comprend également l’idée de pouvoir réaliser des créations sonores à partir de nos field recordings.

Exemple sonore 12. Bruit de pas avec création sonore (retravaillé par Aurélien Bourdiol)

8. En guise de conclusion. Pour une écoute écosophique et notes sur l’acte d’enregistrer

98Le travail de recherche sonore que nous avons réalisé pourrait être pris, selon une lecture rapide, comme une sorte de dialectique qui contraste et compare les sonorités de la ville avec les sonorités et la vie sonore des territoires hors-ville. On pourrait y voir une sorte de : « À la recherche du son perdu ». Cependant, nous sommes conscients que la sonorité de la isla n’est pas un modèle de sonorité « naturelle » ou représentative de la nature. Il s’agit en fait d’explorer la façon dont le son participe à la vie des habitants et à l’écosystème de la isla. Comme nous l’avons dit, le paradigme de Félix Guattari (1989) a guidé nos propos : nous avons tâché de combiner une écologie de l’esprit avec une écologie environnementale et une écologie des rapports sociaux.

99Concernant l’écologie de l’esprit, notre recherche suggère que deux aspects complémentaires se développent sur la isla : les sons sont à la fois des indices de fonctionnalité et d’une sensation de tranquillité pour les visiteurs que nous sommes. La fonctionnalité a à voir avec la façon dont les sons comptent dans la vie quotidienne des habitants. Cette fonction est bien sûr très présente également dans la prison de Coronda. Les sons alertent sur ce qui se passe autour. Cet « autour » est à la fois proche et lointain. Les sons des animaux, de leur état, les sons du fleuve, les sons des moteurs, le silence, le son de l’autoroute, etc., tous ces sons construisent une carte qui désigne à chaque fois l’état du territoire. On pourrait dire que les sons dessinent et actualisent les événements qui tissent le territoire : s’il va pleuvoir, si les animaux sont proches, s’ils ont peur ou vont attaquer ; s’il y a ou non un danger proche. Le son constitue un élément participant à la vie et à la survie des habitants. Il est un élément de reconnaissance de ce qui se passe, il propose une connexion aux événements du territoire. C’est une connexion qui permet d’intégrer le territoire dans l’esprit. Les dynamiques subjectives de la isla sont composées également par les dynamiques des sons, l’écoute étant un sens important. Au-delà de la fonctionnalité avec laquelle la sonorité agit dans la vie des habitants, il y a des moments, comme lorsque Pichu ou Ceferino arrêtent leur bateau, où nous sommes invités à devenir camalotes, où la tranquillité s’établit. Le concept de devenir-camalote est en rapport avec une suspension de notre temporalité et une mise en phase avec le rythme de ses plantes qui descendent la rivière dans une cadence lente et constante. Il s’agit d’une sorte de danse. Les camalotes constituent une opportunité sensible, une affordance islera, qui nous permettrait de faire partie du milieu, dans la tranquillité. Une tranquillité qui n’est pas de type new age : elle n’est pas une rencontre avec nous-mêmes grâce à la rencontre avec la nature, il s’agit plutôt de sentir le rythme et les sonorités du territoire dont nous faisons partie. On pourrait qualifier cette tranquillité de « musicale » au sens d’une écoute morphologique et affirmer que, pour les isleros, c’est un moment de coexistence intime et de dialogue avec le territoire.

100Avec l’écologie environnementale, nous constatons que nous ne pouvons séparer ni les sons ni les habitants des milieux des animaux, du fleuve, du vent, du ciel, de la prison, de l’histoire, du lieu, du territoire, car l’ensemble forme un écosystème. Les sons ne sont pas des objets sonores, ni des éléments de laboratoire, mais des entités presque vivantes qui constituent des milieux avec lesquels la vie dans la isla peut se développer. Un objet sonore ne devient possible qu’à partir de la distance qui s’ouvre quand on isole le son de son milieu. Il devient, avec cette confiscation, un élément rare qu’il faut étudier pour le reconnaître. L’écoute réduite de Schaeffer et de Michel Chion46 n’est possible que dans cette réduction de la puissance de survie de la sonorité, de la séparation comme un élément qui nous permet de vivre. Il est intéressant de constater que le moment le plus semblable à une écoute réduite dans les descriptions faites dans cet article est le moment d’arrêt du bateau par Pichu : on pouvait écouter les sons, leur durée, leur façon de se raccorder, leur apparition et disparition. Mais il ne s’agit pas d’une écoute réduite, car elle ne réduisait pas, bien au contraire, elle s’étendait elle-même comme elle étendait l’espace que nous traversions (de là notre choix de parler d’écoute morphologique). C’est ainsi que l’écoute réduite de Chion devient, avec Pichu, une écoute expansive qui dégage la tension entre le milieu et les sujets.

101Eu égard à l’écologie sociale, les mêmes remarques peuvent être faites. Elle est bien sûr très présente dans l’étude sur la prison de Coronda. Mais on la retrouve aussi dans les autres lieux : non seulement dans le barrio de La Boca, mais aussi dans nos rencontres avec Juanjo et Emilia, avec Ceferino et Avelina, avec Pichu. Il est impossible d’isoler les êtres humains de leur milieu. Écouter est un acte social – comme le montre le dialogue avec Juanjo et sa fille –, mais c’est aussi un acte d’insertion dans le milieu. Et s’il y a silence, c’est parce que les êtres humains sont passés par là. C’est le cas de la prison de Coronda bien sûr – un silence imposé par les gardiens ou révélant un événement dramatique (une mort) –, mais aussi des voyages le long du Paraná : il s’agit du silence du retrait des animaux à cause du bateau qui passe. Il faut rappeler que tout le territoire porte les blessures d’une histoire coloniale qui a créé des vides, des silences pleins d’histoire.

102Pour conclure, quelques mots sur l’acte d’enregistrement, qui fut notre propos principal et sur ce qui en subsiste. Nous avons vu que le milieu n’est pas un objet d’immersion, mais un sujet d’expansion. C’est la leçon environnementale de l’expérience écoutante de la isla. Cette différence ne remet pas en question l’action d’enregistrer. L’écoute des divers enregistrements faits dans les journées de travail n’est pas conçue pour révéler une sorte d’essence de la sonorité du lieu. Il s’agit de prises qui servent pour revenir à l’expérience. D’abord, l’enregistrement ne s’adresse pas directement à un son déterminé. Même si l’acte d’enregistrer s’oriente vers un son particulier, ce qui ouvre l’écoute de l’enregistrement ne se limite pas à la réduction de ce son car il est tout à fait lié à tout le milieu sonore de l’endroit. Il devient donc une trace qu’il faudra mettre en rapport avec d’autres enregistrements. Cela empêche de comptabiliser à l’avance un nombre déterminé d’enregistrements. Même si l’on peut dresser un inventaire des sons existant dans la zone, l’interaction et l’imprécision de leur apparition (par exemple, les sons de certains oiseaux) multiplient l’action enregistreuse. Cela signifie que la prise d’un son quelconque n’est pas suffisante pour le connaître et le reconnaître, car il y a beaucoup de variables qui ne sont pas captées d’un seul coup. Chaque enregistrement est un morceau qui, avec d’autres, permet de tracer de possibles écoutes et non une écoute unique. Les écoutes dans le territoire et leur enregistrement permettent, dans un travail en continu, de comprendre comment on vit « sonorement » en ces lieux. Il ne s’agit donc pas d’un travail d’accrochage des sons et des écoutes. C’est pourquoi nous n’utilisons pas le concept d’identité. Ce concept risquerait de nous renvoyer à des entités fixes et de conclure qu’il y a une identité sonore et une écoute identifiante, une relation fixe du territoire et de ses habitants. Loin de fixer les sons avec les enregistreurs, le propos de la recherche ainsi que ses résultats effectifs nous amènent à un travail de mouvement des archives sonores : il faut les faire se mouvoir, les comparer, les mettre les unes après les autres pour trouver des traces, des itinéraires, des choses communes, des temporalités de l’expérience vécue dans le territoire. Cela entraîne une considération de l’enregistrement comme une sorte d’écriture47 ou d’essai48 et non comme une machine d’extraction sonore qui fixerait à jamais le comportement sonore de l’endroit. L’expérience sonore et de l’écoute a été enthousiasmante pour les participants au projet. Ce qui reste (les enregistrements) a justement pour propos de rester, dans une étrange présence qui constitue le lieu de notre mémoire.

103Remerciements. Merci à toutes les personnes qui nous ont accueillis lors de ce travail : Damián Rodríguez Kees, José Piccioni, Ceferino Alcántara et Avelina Amati, Patricia Mines et les voisins de La Boca, Juan José et Emilia Villaggi, Victor Salami et José Villareal, ainsi que l’« Espacio de Memoria y Archivo Provincial de la Memoria de Santa Fe » et son équipe. Merci à Elisa Corona Aguilar et José Augusto Mannis pour leur participation et pour les échanges que nous avons eu avec eux tout au long de notre séjour. Merci également à tous ceux et toutes celles qui ont participé aux présentations orales des ébauches de cet article et qui l’ont enrichi par leurs remarques. Merci enfin aux relecteurs (anonymes) de la revue Filigrane. Musique, esthétique, science, société ainsi qu’à Clara Biermann pour leurs commentaires très riches.

Notes   

1 Sous la coordination de Damián Rodríguez Kees, Alejandro Reyna (Universidad Nacional del Litoral, Argentine), Gabriel Gendín (Universidad del Nordeste, Argentine) et Makis Solomos (université Paris 8). De ce projet sont issues, également, les publications : Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos (éd.), Escuchando lugares. El field recording como práctica artística y activismo ecológico, Santa Fe, ediciones Universidad Nacional del Litoral, 2021 ; Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos (éd.), À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme, revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, no 26, décembre 2021, en ligne.

2 Nous utilisons ici le mot « côtier » pour désigner les berges du Paraná.

3 Tout au long du texte, nous reprendrons le concept de milieu sonore de Makis Solomos pour mettre en avant la notion de son comme réseau de relations, et non comme objet. Partant des pensées de Jakob von Uexküll et de Gilbert Simondon, Solomos écrit : « Le son se définit comme un réseau de relations : aux autres sons, à l’espace ambiant, au sujet qui écoute. Plutôt que de son, il serait plus rigoureux de parler de “milieu sonore”. » (Makis Solomos, Exploring the ecologies of Music and Sound. Environmental, Mental and Social Ecologies in Music, Sound Art and Artivisms, Londres, Routledge, 2023, p. 3). Plus loin : « Si l’on prend comme sujet l’auditeur, on dira que, à travers l’écoute, celui-ci interagit avec un milieu sonore, le résultat de cette interaction formant ce qu’on appelle un son. Ainsi, le son n’est pas un objet : il n’est ni l’objet mis en vibration, ni l’espace des vibrations en général ; il est le produit de l’interaction auditeur-milieu. Écouter devient bien alors non pas contempler des objets face à soi, mais être immergé dans un milieu. » (Ibid., p. 11.)

4 http://www.e-changer.org/news/argentine-homicides-et-tortures-dans-les-prisons-de-la-derniere-dictature.

5 RAMSAR (convention), Convention relative aux zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau Ramsar, Iran, 2 février 1971, https://www.ramsar.org/sites/default/files/documents/library/current_convention_text_f.pdf.

6 Voir Francisco Abarca, « Definición e importancia de los humedales », in Revista de Ciencias Ambientales, vol. 21, no 1, 2001, p. 4-8.

7 Voir Félix Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989.

8 Voir Olga Nieto Moreno, Sebastián Restrepo Calle, Hacia la definición de un enfoque conceptual para caracterización de humedales bajo criterios socioeconómicos, culturales e institucionales, 2014, en ligne.

9 Cette partie du texte a été présentée par Alejandro Reyna dans le séminaire « Antropología del sonido » organisé par Victoria Polti, au mois d’août 2022. Alejandro tient à remercier Victoria pour ses conseils dans la rédaction du présent projet.

10 Voir Victoria Polti, « Memorias sonoras y aurales en contextos concentracionarios a partir de experiencias de sobrevivientes de la última dictadura cívico-militar en Argentina : el caso del “Atlético” (UBA/UNTREF) », in Revista del Instituto Superior de Música, no 21, 2022.

11 Voir Verónica Heinrich, Patricia Mines, Bruno Reinheimer, Hugo Cabrera, « Construcción y representación de la identidad de Alto Verde y La Boca. Trabajo conjunto entre la Red Interinstitucional y Social de Alto Verde y la Universidad Nacional del Litoral », in +E : Revista de Extensión Universitaria, vol. 9, no 11, 2019, p. 69-91.

12 Concrètement, les acteurs sont : un groupe de voisins (appelés Anfitriones [hôtes] dans le cadre du projet), une équipe d’extensión de l’Universidad National del Litoral (composée d’enseignants, chercheurs, de extensionistas, étudiants et de bénévoles de ladite université) et partenaires institutionnels (personnel de la municipalité de Santa Fe, du Secrétariat d’économie sociale de la province de Santa Fe, des coopératives et de la mutuelle de la préfecture navale).

13 Voir Verónica Heinrich et al., op. cit., p. 72.

14 Plus de détails sur ce point dans notre chapitre sur le quartier de La Boca.

15 Pour plus d’informations sur ce projet de tourisme communautaire, voir https://www.unl.edu.ar/extension/wp-content/uploads/sites/9/2018/10/%E2%80%9CPaisajes-de-islas-Patrimonio-y-turismo-comunitario-como-estrategia-de-desarrollo-solidario%E2%80%9D-FADU.pdf et https://www.unl.edu.ar/noticias/news/view/contin%C3%BAan_las_experiencias_de_turismo_comunitario.

16 Voir Cynthia Pizarro, Damián Ortiz, « Vivir (después de) la inundación en “la Isla”. Las experiencias de “su” paisaje de los habitantes de la Zona Núcleo Forestal », in Cynthia Pizarro (éd.), Nosotros creamos el Delta. Habitar, forestar y conservar un humedal, Buenos Aires, CICCUS, 2019, p. 161-182.

17 Ibid., p. 181-182.

18 Voir Abel Gilbert, Satisfaction en la ESMA: Música y sonido durante la dictadura (1976-1983), Gourmet Musical, 2019 ; Victoria Polti, op. cit.

19 À ce propos, des œuvres composées à partir des enregistrements sonores faits lors de missions ont été présentées dans le cadre d’un concert des Segundas Jornadas de Música y Ecología, l’événement à la base de la présente publication. Son programme comprenait les œuvres suivantes : Entre huellas, sentires y anhelos. Encuentros en el barrio La Boca (Alto Verde, Santa Fe) de Natalia Solomonoff ; Operación impermanencia de Ricardo Rojas a.k.a Egosonico et Ariel Echarren ; Voces en La Boca (Supersticiones y recorridos simbólicos) de Sergio Santi ; Obra audiovisual parcialmente realizada con grabaciones de campo del paraje La Boca, Santa Fe d’Edgardo Martínez ; Sur les berges d’Ulysse Del Ghingaro ; Del Río d’Alejandro Brianza (voix : Alejandro Reyna, piano : Ailén Heredia, textes : Antoine Freychet, visuels en temps réel : María Paula Jaramillo Gómez, électroacoustique et direction : Alejandro Brianza) ; Tres ciudades distantes d’Elisa Corona Aguilar.

20 Voir Félix Guattari, op. cit.

21 Voir Roberto Barbanti, Les Sonorités du monde – De l’écologie sonore à l’écosophie sonore, Dijon, Les Presses du réel, 2023 ; Makis Solomos, op. cit.

22 Makis Solomos, « Notas de trabajo para una ecología del sonido », in Quodlibet, vol. 68, no 2, 2018, p. 7.

23 Voir Jean-Paul Thibaud, « Silence of Mauá: An Atmospheric Ethnography of Urban Sounds », in Michael Bull, Marcel Cobussen, Handbook of Sonic Methodologies, Londres, Bloomsbury, 2021.

24 Jean-Paul Thibaud, « Le tissu sensoriel des ambiances urbaines », in Sens et société, vol. 6, no 2, p. 203-215.

25 À propos de ce lieu, Thibaud écrit : « Le condomínium est situé dans la ville de Mauá, à environ 30 kilomètres de São Paulo, au Brésil. Le complexe, construit en 1996, se compose de cinquante-quatre bâtiments abritant environ sept mille personnes et se dresse sur un terrain contaminé par des déchets industriels qui y sont enfouis. Les résidents ont pris connaissance de la contamination en avril 2000 lorsqu’une explosion s’est produite lors de travaux d’entretien sur l’une des pompes des réservoirs d’eau souterrains de la copropriété. Cela a probablement été causé par la présence de gaz méthane. Un ouvrier a été tué dans l’explosion, un autre grièvement brûlé. Depuis, des poursuites judiciaires sont en cours, exposant les habitants à un risque de contamination par des substances cancérigènes et à une nouvelle explosion » (Jean-Paul Thibaud, « Silence of Mauá… », op. cit.).

26 Jean-Paul Thibaud, « Le tissu sensoriel des ambiances urbaines », op. cit.

27 Coordonnées GPS : 31°43’40.2” S 60°39’48.2” W (−31.727833, −60.663389).

28 Coordonnées GPS : 31°44’25.7” S 60°38’29.3” W (−31.740472, −60.641472).

29 Coordonnées GPS : 31°46’12.7” S 60°39’09.9” W (−31.770194, −60.652750).

30 Coordonnées GPS : 31°46’10.6” S 60°39’05.0” W (−31.769611, −60.651389).

31 Coordonnées GPS : 31°43’40.2” S 60°39’48.2” W (−31.727833, −60.663389).

32 Une pièce instrumentale composée par Ulysse Del Ghingaro et intitulée De jour comme de nuit est fondée sur un montage successif de trois enregistrements réalisés sur le lieu 1 : un de jour, un à la tombée de la nuit lors du passage d’une péniche et un de nuit.

33 Avec camalote, nous faisons référence à Eichhornia crassipes. Voir Alicia Poi, « Camalotes. Historia natural de una planta viajera », Ciencia Hoy, vol. 25, no 150, Universidad Nacional del Nordeste, 2016.

34 À propos de la question du son des moustiques et de son rapport à la mémoire, voir Antoine Freychet, Alejandro Reyna, « Morfología y representación : ecologías de la escucha en La selva de Francisco López », in Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos (éd.), op. cit.

35 Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the possibility of life in capitalist ruins, Princeton University Press, 2015, p. 65.

36 Voir Verónica Heinrich et al., op. cit., p. 5.

37 Voir supra.

38 Pour l’occasion, Silvia López a été la personne qui a cuisiné ces beignets. D’après les mots de Patricia Mines (communication par téléphone, août 2023), la famille López est l’une des premières familles qui se sont installées dans le quartier.

39 Voir supra.

40 El Periscopio, Del otro lado de la mirilla, Olvidos y Memorias de ex Presos Politicos de Coronda 1974-1979, Santa Fe, Ediciones El Periscopio, 2003. Traduction française : Collectif (El Periscopio), Ni fous, ni morts. Prisonniers politiques sous la dictature argentine. Coronda, 1974-1979, Vevey, Éditions de l’Aire, 2020.

41 Collectif (El Periscopio), Ni fous, ni morts…, op. cit., p. 183.

42 Ibid., p. 1.

43 Ibid., p. 142.

44 Ibid., p. 180.

45 Ibid., p. 181.

46 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Éditions de Seuil, 1966 ; Michel Chion, L’Audio-vision. Son et image au cinéma, Paris, Arman Collin, 2021.

47 Voir Daniel Deshayes, Pour une écriture du son, Paris, Klincksieck, 2019.

48 Voir Gustavo Celedón, « El field recording como ensayo » in Antoine Freychet, Alejandro Reyna, Makis Solomos (éd.), op. cit.

Citation   

Roberto Barbanti, Aurélien Bourdiol, Gustavο Celedón, Ulysse Del Ghingaro, Alejandrο Reyna, Stéphan Schaub, Makis Solοmos et Jordi Tercerο, «Habiter l’humedal avec/par le son», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Hors-thème. Notes de terrain, mis à  jour le : 12/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1452.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Roberto Barbanti

Roberto Barbanti est Professeur émérite au département arts plastiques de l’Université Paris 8. Membre du laboratoire de recherche arts des images et art contemporain (TEAMeD/EA 4010). Cofondateur et codirecteur de la revue Sonorités (2006-2017) et membre du comité scientifique de la maison d’édition Eterotopia France. Ses thèmes de recherche concernent l’écosophie, l’écologie sonore et l’art contemporain. Son dernier ouvrage : Les Sonorités du monde. De l’écologie sonore à l’écosophie sonore (Les Presses du réel, 2023).

Quelques mots à propos de :  Aurélien Bourdiol

Aurélien Bourdiol est ingénieur des systèmes et techniques audiovisuels et multimédias au département Musique de l’Université Paris 8. Titulaire d’un master en musique et informatique musicale à l’Université Gustave Eiffel, il a multiplié en parallèle de ses études les expériences de régisseur et ingénieur du son dans diverses salles de concerts, festivals, studios de musique et de radio. Également musicien, il compose et se produit régulièrement sur scène à la basse, à la guitare ou au piano dans plusieurs projets jazz et rock, parfois expérimentaux. Il partage aujourd’hui son expérience et sa passion pour la musique et le son dans le cadre d’un cours dédié aux techniques du son au sein du département musique de Paris 8. 

Quelques mots à propos de :  Gustavο Celedón

Gustavo Celedón Bórquez (Chili, 1977) est docteur en philosophie de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Il est professeur à l’École de Cinéma de l’Université de Valparaíso (Chili) et directeur du Centre de Recherches Artistiques de la même université. Il dirige la Revue latino-américaine du Collège International de Philosophie et il est correspondant du Collège au Chili. Sa recherche comprend la philosophie et les arts, notamment le son et le cinéma d’un point de vue ontologique et politique. En France, il a publié Philosophie et expérimentation sonore (L’Harmattan, 2015) et D’un silence à un autre (L’Harmattan, 2016), ce dernier avec Marie-José Lallart. Université de Valparaíso.

Quelques mots à propos de :  Ulysse Del Ghingaro

Ulysse Del Ghingaro détient un diplôme AgroParisTech spécialité ingénierie des espaces végétalisés urbains ainsi qu’un master en musique et informatique musicale de l’université Gustave Eiffel. Dans une volonté de croiser ses deux parcours universitaires, il entame en 2020 sous contrat doctoral EDESTA à l’université Paris 8, une thèse intitulée Propositions de croisements entre écologies et musique : tisser des liens au vivant via la composition musicale, sous la direction de Makis Solomos. Cette thèse cherche à évaluer l’intérêt des concepts écologiques pour la composition musicale et l’intérêt de la composition musicale pour intégrer le sensible à l’écologie. Elle traite de démarches artistiques telles que le field recording, la sonification, la composition à partir de modèle écologique et la composition pour des milieux naturels.

Quelques mots à propos de :  Alejandrο Reyna

Alejandro Reyna est chercheur et professeur à l'Instituto Superior de Música (UNL) de Santa Fe, en Argentine. Il est titulaire d'un doctorat en « Esthétique, sciences et technologies des arts – spécialité musique » de l'Université de Paris 8. Sa thèse de doctorat porte sur l'œuvre du compositeur Luc Ferrari. Il donne régulièrement des séminaires à l'Université de Paris 8 et aux doctorant.es du FHUC – UNL. Il est actuellement directeur du groupe CAI + D « Écoute et phonographie : approches écologiques, technologiques et artistiques ». Ses recherches, centrées sur les implications esthétiques de l'usage phonographique, visent, plus globalement à valoriser le répertoire de la musique électroacoustique.

Quelques mots à propos de :  Stéphan Schaub

Stéphan Schaub étudie la percussion, la composition musicale et les mathématiques (University of Arizona, États-Unis) avant de compléter un troisième cycle en musicologie (EHESS et université Paris-Sorbonne). Ses premiers travaux ont porté sur l’implication de concepts mathématiques en composition musicale dans la seconde moitié du xxe siècle. Il se concentre aujourd’hui sur des questions de méthodologie de recherche et d’analyse appliquées à des répertoires (écrits et/ou enregistrés) des plus variés. Installé au Brésil depuis 2010, il est chercheur au Núcleo Interdisciplinar de Comunicação Sonora (NICS) et enseigne à l’Instituto de Artes (IA) de l’Universidade Estadual de Campinas (UNICAMP). 

Quelques mots à propos de :  Makis Solοmos

Makis Solomos a publié de nombreux travaux sur la création musicale actuelle. Son livre De la musique au son traite d’une mutation décisive de la musique. Ses dernières recherches portent sur l’écologie du son, elles ont abouti à l’ouvrage Exploring the Ecologies of Music and Sound (Routledge, à paraître en français aux Presses du réel). Spécialiste international de la musique de Xenakis, il a mis entre parenthèses l’image du musicien-mathématicien, en mettant l’accent sur le compositeur du son et de l’espace. Son dernier livre (dir. d’ouvrage) sur Xenakis est intitulé Révolutions Xenakis (Philharmonie de Paris / Éditions de l’Œil, 2022).

Quelques mots à propos de :  Jordi Tercerο

Jordi Tercero est doctorant en ethnomusicologie sous la direction de Makis Solomos au laboratoire MUSIDANSE à l’Université Paris 8, et de Jean-Michel Beaudet au laboratoire CREM-LESC à l’Université de Paris-Nanterre. La thèse s’intitule Musiques et danses des Garinagu du Guatemala : environnements sonores, circulations et histoire. Elle a pour objectif de réaliser une ethnographie sur comment, à travers leurs pratiques musico-chorégraphiques, les Garifunas du village de Livingston (au Guatemala) tissent des liens singuliers avec la globalisation. Elle propose aussi une étude des environnements et milieux sonores locaux et une enquête proposant les esquisses d’une histoire des musiques et danses garifunas.