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Entretien avec des membres de la Fanfare Invisible
Les mots d’une résistance joyeuse en musique

Maël Hamey Jakubowicz et Nicolas Sοuchal
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1434

Résumés   

Résumé

Avec plusieurs dizaines de musicien·nes actif·ves, la Fanfare Invisible accompagne de nombreuses manifestations politiques en Île-de-France et ailleurs. Fort·es d’un répertoire qui puise dans les luttes d’hier et d’aujourd’hui qu’iels s’attachent à transmettre toutes les semaines, iels participent à donner de la joie dans les luttes. Cet entretien, lui aussi inscrit dans un contexte de mobilisation, aborde différents aspects de la pratique de la Fanfare Invisible, avec trois de ses membres : leur histoire, la transmission du répertoire, leurs rapports à la scène et aux mouvements sociaux, comment iels incluent leurs idéaux politiques au sein même de leur pratique musicale et leurs liens avec d’autres fanfares ou ensembles musicaux à travers la France et en dehors. Près de quatre ans après cet entretien, la Fanfare Invisible continue de soutenir les luttes sur de nombreux fronts.

Abstract

With several dozen active musicians, La Fanfare Invisible supports many political demonstrations in Paris and elsewhere. Many of the songs refer to past and current struggles, bringing joy to social movements. This interview with three members of La Fanfare Invisible, organised in a context of struggle, addresses different themes: their story, their musical education, their relationship with the stage and social movements, how their political ideals influence their own musical practice and their links to other bands in France and beyond. Almost four years after this interview took place, La Fanfare Invisible is still supporting many different political fights.

Index   

Texte intégral   

1. Introduction

1Depuis le début des années 2010, les manifestant·es parisien·nes se sont habitué·es à la présence de la Fanfare Invisible. Des musicien·nes, parfois quelques-un·es, parfois des dizaines, surgissent dans les cortèges avec cuivres, percussions et mégaphones et jouent un répertoire qui pioche dans l’histoire des luttes et l’internationalisme. Invisibles mais partout, iels sont présent·es dans les grands mouvements sociaux récents (loi Travail en 2016, Gilets Jaunes en 2018-2019, réformes des retraites de 2019-2020, puis de 2023…) et les luttes locales (soutien aux exilé·es, Droit au logement, Zones à défendre…). Leur initiative fait des émules et des fanfares invisibles ont vu le jour ailleurs en France. Depuis l’entretien présenté ci-dessous, les liens avec d’autres fanfares, en Île-de-France, en France et à l’international se sont renforcés et les manifestations contre la réforme des retraites de 2023 (janvier à juin) ont été particulièrement musicales et sonores.

25 décembre 2019, Paris s’arrête. De nombreux secteurs professionnels s’opposent à un (autre) projet de réforme du régime des retraites du Gouvernement et sont en grève. Les transports en commun sont à l’arrêt pendant près de deux mois. L’Université Paris 8 est quasiment déserte, seul·es quelques motivé·es s’y rendent, à pied ou à vélo. En février 2020, au cours d’une assemblée générale [AG1] du département de musicologie, nous décidons d’organiser des rencontres avec des musicien·nes en lutte. C’est dans ce contexte que nous recevons le 4 mars 2020 trois membres de la Fanfare Invisible : Mélodie (soubassophone), Paul-Aimé (trompette et tuba) et Tom2 (saxophone). En plus d’elleux, nous sommes une vingtaine dans la salle : des étudiant·es, des personnels de l’université et un enseignant-chercheur (Makis) – l’entretien s’est déroulé dans le cadre du cours de ce dernier, transformé en « cours alternatif ». Les questions sont posées principalement par deux étudiants (Jérémie et Maël), qui ont organisé la rencontre.

3Le groupe a un fonctionnement horizontal, sans chef, et assume une diversité d’opinions politiques en son sein. Les membres présent·es ont tenu à rappeler à plusieurs reprises qu’iels ne parlaient qu’en leur nom. Même si l’entretien a été relu par d’autres membres de la fanfare, les propos tenus ne représentent pas forcément les opinions de tous·tes les fanfaron·nes. Le seul discours commun validé est celui exprimé dans le manifeste de la Fanfare Invisible :

Parce que nous vivons une ère d’inquiétude et de tristesse, où la conscience de la complexité du monde nous plonge dans l’impuissance, où le futur se révèle lourd de menaces, nous décidons de mettre en place les conditions d’une résistance joyeuse, capables d’épaissir le tissu social.

Musiciens confirmés ou débutants, jeunes, vieux ou entre les deux, animés par l’envie de participer à un projet commun de résistance, de luttes, de fêtes, et d’échanges, en solidarité musicale avec les mouvements sociaux, nous réveillons notre capacité à agir en participant à « la fanfare invisible ».

En état d’alarme citoyenne, adeptes de la non-violence comme stratégie d’action, nous effectuons des attentats musicaux, un terrorisme de la clef de sol, de la délinquance acoustique et nous nous mettons à disposition du mouvement social et des associations de lutte.

La « fanfare invisible » c’est :

Un répertoire de morceaux issus du patrimoine et des luttes, accessible sur le site.

Un soutien à l’apprentissage de ce répertoire, voire à la découverte de l’instrument, par un accompagnement solidaire de musiciens confirmés lors des répétitions hebdomadaires.

Des sections locales et régionales, adeptes des valeurs et principes du présent manifeste.

4Ce manifeste, écrit dans les premières années de la fanfare, est accepté tacitement par les personnes la rejoignant. Il est relu et actualisé régulièrement par ses membres, notamment a été inclus récemment le rejet des propos oppressifs. S’il n’est ni possible ni souhaitable d’associer la Fanfare Invisible à une idéologie politique, on peut toutefois identifier les luttes qu’elle soutient, à gauche et à l’extrême gauche, ainsi que des pratiques parfois proches de la désobéissance civile ou de l’illégalisme. Le manifeste de la fanfare, tout en affirmant qu’iels sont « adeptes de la non-violence comme stratégie d’action », utilise un vocabulaire qui associe des pratiques festives et d’autres qui peuvent être qualifiées de « violentes », dans des oxymores poétiques : « des attentats musicaux », « un terrorisme de la clef de sol », « de la délinquance acoustique ». Ce projet commun de résistance joyeuse, de luttes et de fêtes, perdure et se développe grâce aux valeurs de solidarité, de transmission et d’éducation populaire qui le fondent, et qui permettent l’accueil de nouveaux membres, ainsi que la constitution d’une internationale de fanfares militantes, autant de thèmes abordés dans l’entretien qui suit.

5D’autre part, le propre de la Fanfare Invisible est de ne pas se mettre en avant, de « ne jamais parler [d’elleux] », pour rendre visibles les luttes soutenues par leur présence, « mettre la lumière sur les gens et les combats [soutenus] ». Au-delà de ce qu’iels renvoient pour les manifestant·es, les forces de l’ordre et les médias, notre volonté était de mieux comprendre la perception qu’iels ont d’elleux-mêmes et comment iels conjuguent leurs actions politiques, sonores et musicales.

6Nous tenions à les remercier chaleureusement de s’être prêté·es à cet exercice !

2. L’entretien

2.1 Aperçu historique

7Maël : Est-ce que vous pourriez nous présenter la Fanfare Invisible, par un historique peut-être ?

8Mélodie : La fanfare fête ses onze ans cette année. À la base c’est un groupe d’amis parisiens, une partie avait un groupe de rock qui s’appelait « Pavé » et ils ont décidé un soir de faire une fanfare. Toute la première année, ils sont restés à répéter, je crois que c’était dans une cave. C’est une des origines du nom « Fanfare Invisible », parce qu’ils en rigolaient : « On est une fanfare, personne ne nous voit. » La première sortie3 s’est faite un an après le début du groupe, apparemment c’était pas terrible, mais au fur et à mesure, la qualité musicale s’est améliorée, le groupe a grandi, pour aujourd’hui être un groupe de plus de quatre-vingts personnes. Personnellement, j’ai une formation musicale depuis que je suis petite. J’ai découvert la Fanfare Invisible au moment de Nuit Debout et j’ai tout de suite accroché à la façon dont on avait décidé de faire de la musique : c’était à moitié de la musique, à moitié du militantisme.

9Tom : Par rapport au nom « invisible », c’est en relation avec les premières sorties, mais aussi parce que c’est la fanfare qui joue pour les invisibles. Et sinon, je suis arrivé il y a trois ans, j’avais vu la fanfare sur plein de manifs.

10Paul-Aimé : Jouer dans la Fanfare Invisible, ça permet de trouver du sens, d’essayer d’en faire une fête et pas juste un défilé. J’ai commencé à faire de la trompette avec la fanfare, ils m’en ont prêté une. C’est comme ça que s’est fait le choix de l’instrument, il y avait une trompette à disposition. Ce qui est bien avec la Fanfare Invisible, c’est que c’est très encourageant pour commencer un nouvel instrument, y a pas trop de pression.

2.2 Entraide et éducation populaire

11Maël : Est-ce que vous jouez avec des partitions ?

12Tom : C’est un peu selon chacun, on veut multiplier les angles d’approche de la musique. Pour commencer un morceau, il faut qu’il y ait une partition écrite, mais l’apprentissage, il se fait pour beaucoup aussi à l’oreille. Et il y a des gens qui font pas les partitions de leur pupitre et ce n’est pas grave.

13Mélodie : Il y a pas mal de gens qui ne savent pas lire une partition dans la fanfare. C’est vrai que c’est un obstacle aujourd’hui pour rejoindre la fanfare, parce qu’on a plus de cinquante morceaux au répertoire… Tout apprendre à l’oreille au début, quand y avait cinq morceaux, ça le faisait, aujourd’hui ça ralentit beaucoup l’apprentissage quand on ne sait pas lire une partition.

14Paul-Aimé : Heureusement, il y a des vidéos de concerts, il y a pas mal de morceaux en MP3, ça permet de s’entraîner chez soi sans partition.

15Tom : Il y a les temps de répètes [répétitions] qui sont assez importants, deux heures par semaine. Et souvent il y a… entre vingt et trente personnes, dont quasiment tous les pupitres représentés. Le fonctionnement tacite veut qu’une nouvelle personne arrive dans un pupitre et qu’il y ait toujours quelqu’un qui soit là pour accueillir la personne. Le rôle de la répète, il est fondamental, même pour tout ce qui concerne le bien-être du groupe, c’est vraiment le pilier.

16Maël : Vous fonctionnez comment avec un répertoire de plusieurs dizaines de morceaux, comment ça se passe pour choisir les morceaux que vous faites en répète ?

17Paul-Aimé : C’est aussi ça qui rend l’intégration des nouveaux compliquée, souvent on travaille des nouveaux morceaux en répète, et souvent ça fait la moitié de la répète. Après, il y a une demi-heure de discussions et il reste vingt minutes pour faire deux, trois autres morceaux.

18Makis : Comment se passe l’entrée des nouveaux membres ?

19Mélodie : C’est chacun vient, nos répètes c’est à vingt-et-une heures tous les jeudis.

20Makis : On peut refuser quelqu’un, par exemple très mauvais musicien ?

21Mélodie, en rigolant : Très mauvais musicien, ça a jamais été un problème, heureusement pour beaucoup d’entre nous. Mais par contre une mauvaise personne… ça nous est arrivé d’exclure deux personnes, dans un contexte douloureux, parce qu’elles étaient agressives et peu respectueuses des autres. Mais c’est exceptionnel, c’est des moments dont on a du mal à se remettre en tant que groupe. Sinon, c’est vient qui veut. Il y a beaucoup de gens qui viennent une fois, deux fois, et ils trouvent que ça ne leur convient pas, et il y en a aussi plein qui reviennent. Le nombre de musiciens a plutôt tendance à croître. Il paraît qu’après cent cinquante personnes… c’est un chiffre significatif dans le changement de fonctionnement d’un groupe.

22Tom : Avec toutes les nouvelles arrivées et le fait qu’on est quand même vraiment pas sécurisés, on a décidé récemment que c’était mieux si on rencontrait les gens « IRL » [in real life], dans la vraie vie, avant de leur proposer de venir aux répètes. Il y a la vocation « éduc’ pop’ » [éducation populaire] de la fanfare aussi. On essaie de proposer à des gens de débuter un instrument à la fanfare, ou de débuter la musique d’ailleurs, avec cette gestion par pupitre et une bienveillance assez générale pour les nouveaux. Il y a aussi un autre volet qui s’appelle « Les Imprévisibles », une Fanfare Invisible pour les petits, à la Parole Errante, à Montreuil. C’est le répertoire de la Fanfare Invisible plus quelques morceaux que les jeunes veulent rajouter.

23Étudiante : Si on a un instrument mais qu’on ne sait pas du tout en jouer, on peut venir jouer ?

24Mélodie : C’est marqué dans le manifeste, il y aura des gens qui vont s’occuper de vous et qui vont vous expliquer comment fonctionne votre instrument. Mais en vrai, ça ne marche pas trop, parce que pendant les répétitions on n’a pas le temps d’expliquer des trucs. C’est quand même assez dur, si on débute l’instrument, qu’on sait pas lire la musique et qu’on a pas le temps pour travailler chez soi, il faut vraiment s’accrocher pour ne pas galérer en répète.

25Paul-Aimé : J’ai commencé la trompette tout seul, j’en avais fait trois mois avant de rejoindre la fanfare. J’ai pris deux, trois cours particuliers avec un ami d’ami. Après, ça allait, j’ai demandé quelques conseils, et c’est du travail personnel.

26Mélodie : Je joue depuis quatre ans avec eux et je sais même pas quelle note je joue. Je sais que j’ai fait 1-2 [position de pistons], mais je sais pas si j’ai fait un la ou un mi. C’est vraiment… c’est la honte ! [Rires].

2.3 Jouer en « concert » ?

27Maël : C’est quoi votre répertoire, comment vous choisissez un nouveau morceau, comment vous l’apprenez ?

28Tom : Il faut qu’il y ait quelqu’un qui propose un nouveau morceau lors d’une assemblée générale, que le morceau soit validé par tout le monde, et que la personne arrive avec un arrangement. Ensuite, le morceau passe un premier test, de quatre, cinq répètes, et quelques sorties une fois qu’il est bien monté. Au bout d’un moment, ça rentre dans les usages, parce que les gens ont envie de le jouer en sortie, en manif… Il y a un répertoire vraiment militant. Toutes les premières, ce que nous, on appelle la « messe4 », c’est des choses qu’on va retrouver dans les histoires et influences politiques de chacun, chacune.

29Mélodie : Ce sont les morceaux les plus connus et les plus militants qu’on joue systématiquement : Bella Ciao5, La Semaine sanglante6, El Pueblo unido7, Du Mouvement Social8, L’Estaca9

30Tom : On a une grosse influence italienne, on s’inspire de fanfares de lutte qui existaient dix, vingt ans avant la Fanfare Invisible, notamment les Ottoni a Scoppio10, un groupe hyper bien formé de quarante, cinquante musiciens et qui nous ont transmis trois, quatre morceaux.

31Paul-Aimé : Ils ont un fonctionnement assez similaire au nôtre. Avec des différences, mais par rapport à beaucoup d’autres fanfares de lutte, enfin, qui luttent, ils ont un fonctionnement collégial et très proche des luttes. Alors que d’autres fanfares militantes sont peut-être plus proches d’un fonctionnement d’une fanfare classique, avec la lutte en à-côté.

32Mélodie : Il y a des principes de choix de morceaux mais qui restent quand même assez souples. C’est généralement des morceaux militants, mais il y a aussi plein de morceaux qui ne sont pas militants dans le répertoire. Il y a également des compositions : le DAL11 [Droit au logement], Du Mouvement Social, Ouvrons les frontières12… Il y a aussi des musiques qui se sont fait retoquer parce qu’elles étaient pas assez militantes. Par exemple One love de Bob Marley, on l’a retoquée parce qu’il avait le mot « lord » dedans. Mais je pense que c’est aussi contextuel parce que si ça avait été porté par plus de monde et que la personne qui n’aimait pas le mot « lord » n’était pas là pendant l’assemblée générale, ça serait passé. C’est assez souple en fait.

33Maël : Comment vous choisissez les morceaux que vous allez jouer en manif ou en sortie ?

34Mélodie : Des fois, il y a quelqu’un qui est chargé de choisir les morceaux, parce que ça soulage les autres d’avoir à réfléchir. Des fois, c’est quelqu’un qui dit : « Ah venez on va jouer ça », il lance et c’est parti. De toutes les façons quand on est en manif, on a le temps de tout faire… plusieurs fois même. Souvent, ce sont les basses qui commencent les morceaux, du coup ce sont souvent eux qui donnent le nom du morceau. Parce qu’aussi quand on est en spectacle, enfin quand on se donne en spectacle…

35Tom, sur un ton interrogateur et rieur : On se donne en spectacle ?

36Mélodie : Nan, mais je sais pas comment dire, quand on fait une scène, ou qu’on est invités à jouer devant un public – parce que nous, on n’aime pas trop, on est plutôt manif avec le public, avec les autres, c’est même pas un public en fait…

37Tom : Ça n’a pas été acté qu’on ne montait pas sur scène d’ailleurs ?

38Mélodie : On ne monte pas sur scène, mais, des fois, ça nous arrive d’être dans une situation où on joue et les gens sont en face de nous. C’est pareil que quand on parle de nous, on est pas très à l’aise. Et du coup, dans ces moments-là, c’est hyper tendu, parce que si on a pas de set13, on met trois heures à choisir le morceau suivant, parce qu’il faut que tout le monde soit d’accord… Ça met souvent beaucoup de temps de discussion parce que personne ne va vouloir décider pour les autres.

39Tom : Ça donne une impression un peu brouillon, mais au final j’ai l’impression que ça nous rend sympathiques pour les gens qui nous regardent, parce qu’eux-mêmes ils ne doivent pas trop avoir la pression d’être obligés de nous regarder ou de nous écouter. En tout cas, moi, je le vois comme ça, ce rapport à reculons à la scène. On est vraiment beaucoup plus à l’aise avec des gens autour de nous qui marchent et qui chantent, qui tapent en rythme, ou pas, dans leurs mains.

40Mélodie : J’ai un super souvenir à Notre-Dame-des-Landes en 2018 pour l’abandon du projet d’aéroport. Il y avait une scène et la question s’est posée à un moment : « Est-ce qu’on monte sur scène pour jouer ? » Une partie de la fanfare ne voulait pas, une partie voulait. On a fini par monter sur scène, on n’avait plus trop le choix, il fallait y aller. Des musiciens sont montés en hurlant parce qu’ils ne voulaient pas monter sur scène. Moi, je jouais à côté d’un trompettiste qui avait son écharpe jusqu’au nez, une capuche, et qui était avec sa trompette comme ça [de travers, peu visible]. Il était sur scène, mais il n’assumait pas du tout. Les gens étaient quand même contents et comme des fous dans ce public, on a passé une bonne soirée. Mais quand même, je n’ai jamais vu un concert où la personne est aussi peu concernée par le fait qu’elle est sur une scène et que tout le monde est en train de la regarder.

41Tom : Moi, je trouve que, justement, ça nous donne un côté assez sympa, que les gens sont beaucoup plus à même de se dire : « J’ai envie de faire la teuf avec eux. »

42Mélodie : C’est quand même un « anti-show ».

43Tom : On désactive tout de suite « la prestance du musicien ». C’est encore une question de pouvoir : se débarrasser d’un pouvoir de représentation par rapport au public. Souvent, c’est un peu des concerts bordéliques. Forcément, on n’est pas au calme, dans un studio avec une acoustique parfaite, mais c’est quand même de la musique.

44Mélodie : Même si des fois c’est bien, on a du mal à le reconnaître. D’un côté, ça nous soulage, on n’a pas la pression. Comme on n’est pas… on a du mal à se considérer comme des musiciens… Et en même temps, des fois, ça pourrait musicalement être de meilleure qualité je pense.

45Tom : C’est vrai qu’il y a quand même des pros à la fanfare, c’est souvent eux qui essaient de pousser, avec beaucoup de bienveillance toujours, pour qu’on essaie de faire un truc un peu propre. Le fait de toujours jouer dans des contextes où il y a du bruit et du bordel autour ne nous pousse pas vraiment à nous améliorer à ce niveau-là.

2.4 Soutenir les luttes

46Jérémie : Est-ce que vous pouvez nous parler de la philosophie de la fanfare, de ses prises de position ?

47Paul-Aimé : On est assez ouverts. Généralement, des gens nous sollicitent, et si on trouve que la lutte est juste, nous parle, ou qu’elle a besoin d’être soutenue, on en discute entre nous en répétition et la sortie est validée. On a un principe : on ne joue jamais dans les rassemblements organisés par les partis politiques. On n’aime pas les étiquettes, on a envie que nos sorties puissent satisfaire tout le monde, que ça ne crispe personne dans la fanfare. Ça nous est arrivé d’aller dans des mouvements où des partis politiques venaient s’accoler et supporter mais ça, ça va.

48Mélodie : Les gens qui nous sollicitent ont besoin de faire du bruit autour de leur cause, de leur problème, nous, on est là pour ça. Ça ramène du monde et ça fait du bruit autour de l’action, je vois ça comme un premier intérêt. Un autre intérêt, c’est l’apaisement, c’est souvent des luttes qui sont dures à mener, sur le temps long, qui sont fatigantes et qui sont sujettes à beaucoup de tensions, et le fait d’amener de la musique, ça permet de détendre, surtout quand il y a les forces de l’ordre… Ou en tout cas ça le permettait jusqu’à une certaine période. Et en plus, on s’ennuie moins, on est moins fatigués, ça permet de réjouir un peu les gens et d’amener la lutte plus loin. Mais on évite de parler de nous… Les moments comme aujourd’hui, on a du mal, parce que l’idée c’est justement de ne pas mettre la lumière sur nous mais sur les gens et les combats qu’on soutient.

49Tom : Il y a une grande diversité de rapports à la politique dans la Fanfare Invisible. J’ai l’impression que c’est le plus gros succès de la Fanfare invisible : arriver à regrouper énormément de gens qui ne se seraient pas forcément rassemblés. Parce que des fois… c’est ce que la fanfare appelle la dualité « cocosphère/totosphère » [communistes/autonomes], où d’un côté il y a des gens qui sont d’inspiration libertaire, anarchiste, et puis de l’autre côté des gens qui croient profondément au mouvement réformiste et plus dans une tradition communiste. On arrive à faire plein de choses ensemble, sans se prendre tant que ça la tête, même s’il y a beaucoup de débats du coup. Le cœur de notre positionnement idéologique, c’est de prendre le temps pour parler, et souvent ça déborde à fond sur les répètes, on fait des AG pour prendre le temps, essayer d’avoir un rapport bienveillant les uns envers les autres. Il y a aussi un rapport à des formes d’action qui sont dans l’illégalité : faire des maraudes en montagne, occuper des facs [universités], et encourager certains types de débordement en manif. On n’est pas forcément d’accord [entre nous] dans la fanfare avec ça, n’empêche que ça s’est vu. C’est une réaction face à des manifestations hyper angoissantes avec des flics partout. Apaiser, et puis encourager, donner du muscle au mouvement social. On ne revendique pas, on s’adosse à des choses existantes.

50Maël : Quand il n’y a pas de mouvement social, vous faites quand même des sorties, c’est plus calme ?

51Paul-Aimé : Il y a toujours des luttes. Les enseignants du 93, ou Ibis Batignolles14

52Mélodie : Le Droit au logement, ils ont toujours eu une activité intense. Les migrants… il y a des manifestations plus générales, la loi Travail… il y en a tout le temps.

53Tom : Depuis un an et demi avec les Gilets Jaunes, il y a de plus en plus de sollicitations, parce qu’il y a une visibilisation de la fanfare, et aussi plus de gens qui arrivent à la fanfare. On a vingt nouvelles personnes en un an et on continue d’accueillir du monde.

2.5 « Les solos c’est capitaliste » ? Rendre tangibles les idéaux politiques

54Jérémie : Est-ce qu’il y a des gens encartés dans la fanfare et est-ce que vous pensez qu’il y a des relations de pouvoir, des gens qui, idéologiquement, essaient de prendre le pas sur d’autres ?

55Mélodie : Il y a sans doute des gens encartés mais on n’en parle pas souvent, parce qu’on dit qu’on est « apartisan » : on ne joue pas pour des partis. Sur les jeux de pouvoir, c’est compliqué, il y a des gens qui parlent plus que d’autres… ça dépend des domaines. Dans le domaine musical, il y en a qui ont une meilleure connaissance, qui ont fait beaucoup d’arrangements, qui savent bien lancer les morceaux, expliquer le rythme aux autres, etc., donc là, leur parole est plus écoutée. Du point de vue des sorties, ça va être quelqu’un d’autre et pour l’assemblée générale aussi. Le pouvoir tourne quand même un petit peu. Mais c’est vrai qu’il y a des gens qui ont une parole plus écoutée que d’autres. On essaie d’être vigilants par rapport à ça, mais il y a des gens qui sont là tout le temps, donc ils savent de quoi ils parlent. Il y a des gens qui sont là depuis très longtemps, donc pareil, d’autres qui viennent d’arriver et qui ont une parole qui porte, qui est consistante… Il y a des filles qui avaient proposé de faire des groupes non mixtes de discussion, ça n’a pas eu lieu… Il y a eu une assemblée générale où ils avaient enregistré le temps de parole des hommes et des femmes et il s’est avéré que c’était le même, donc on était plutôt contents là-dessus. Il y a des désaccords, mais il n’y a pas de chef.

56Jérémie : Est-ce qu’il y a une hiérarchie quelconque, ne serait-ce que des chefs de pupitre, des gens à qui on attribue des rôles ? Est-ce que ça se fait vraiment de manière horizontale ?

57Tom : Je ne sais pas si on peut parler de hiérarchie mais en tout cas sur les pupitres, il y a un peu des piliers. J’ai l’impression que l’expérience est avant tout tournée vers le fait d’aider les autres, accompagner le morceau… Il y a la question des solos qui a toujours été un peu délicate, c’est un endroit où il y a vraiment un pouvoir qui est pris, un truc puissant. On essaie vraiment de faire attention à ça, de faire tourner, que ça soit équitable entre les femmes et les hommes. On a évoqué l’idée de faire des répètes de solos, pour proposer aux gens de s’entraîner et de désamorcer le fait que ce soit un moment où des personnes de la fanfare n’auraient pas leur place parce que pas le niveau. Mais c’est super difficile de convaincre… Voilà le biais il est là : tu ne peux pas forcer quelqu’un à faire un solo.

58Mélodie : Et puis, il y a deux visions sur les solos : il y en a aussi qui disent que les solos c’est capitaliste. Parce qu’on joue ensemble et s’il y en a un qui veut se mettre en avant, ça va pas. Donc, il y a deux visions : amener tout le monde à faire un solo, partager ce moment de mise en avant d’une personne, ou alors de ne jamais mettre en avant une personne. Les deux visent à l’égalité, mais d’une façon différente.

59Tom : Récemment, ce qu’on essaie de faire, c’est des solos à plusieurs [rires]. De toutes les façons, on n’a que quatre morceaux à solos je crois. Souvent, c’est les saxos qui prennent les solos, on ne les entend pas tant que ça en manif, du coup c’est pas mal qu’il y ait trois saxos en même temps. Et puis, on met les trois mecs qui veulent faire des solos de saxos en même temps, comme ça, ils s’engueulent entre eux et après on passe à un truc plus tourné vers le collectif.

60Mélodie : J’ai l’impression que c’est plutôt des prises d’autorité et de la reconnaissance d’autorité de quelqu’un qu’une prise de pouvoir. Le pouvoir est attribué par les autres à la personne sur qui on peut compter. J’ai l’impression que c’est pas du tout pareil. Là, c’est plutôt qu’il y a des gens qui ont l’autorité de fait sur certains sujets, pas sur tout. C’est de l’autorité acquise, par expérience. Moi, ça me convient tout à fait, en tant qu’expérience de construction de groupe, sans chef, je trouve que c’est une belle réussite.

61Jérémie : Tu penses que c’est plus juste de faire de cette manière-là, que des votes ?

62Mélodie : Même dans ma vie personnelle et professionnelle, quand on me dit : « Lui, c’est ton chef », dans ma tête ce n’est pas mon chef tant que je ne lui ai pas reconnu la capacité de l’être. On est égaux jusqu’à ce que tu me démontres que t’as quelque chose à m’apporter sur tel sujet. Là, oui, je te reconnais une autorité, sur ce sujet-là seulement, et sur tous les autres sujets, tu n’as rien à me dire. Je pense qu’on peut dire qu’on a un fonctionnement anarchiste dans ce sens-là. Peut-être que je déborde, c’est mon interprétation complètement perso…

63Tom : Libertaire en tout cas. C’est un système qui nous paraît écraser le moins possible les prises de paroles, les initiatives tournées vers la musique, et même les opinions de chacun.

64Paul-Aimé : Les gens qui ont cette autorité, ils en ont conscience, ils essaient de ne pas trop en abuser. Ce que je trouve génial, c’est qu’ils ont tendance à se mettre eux-mêmes en arrière pour dire : « Qu’est-ce que vous voulez ? Je parle trop, qu’est-ce que vous en pensez, vous aussi ? », ça permet de balancer ce phénomène.

65Tom : C’est le premier groupe ou collectif aussi large où je vois que ça marche… Autour d’une pratique commune plutôt que sur un imaginaire politique. C’est rare de donner de la réalité, de rendre tangibles les idéaux politiques. Le travail collectif sur la musique donne vraiment envie qu’on s’aime. C’est un groupe qui déborde d’amour, c’est chouette ! Mais ça pourrait être… on pourrait faire de l’ébénisterie, un truc comme ça, je ne sais pas. Je n’ai jamais été dans un club de sport, c’est peut-être la même chose.

66Mélodie : Je pense que le sport c’est différent, à partir du moment où c’est sur de la performance et de la compétition, ça ne peut pas être la même chose ; nous, on n’est pas dans la performance. Si l’idéologie de la performance entre dans la construction du groupe, ça ne peut pas fonctionner de la même façon.

67Maël : Où est-ce que vous vous positionnez dans une manif ?

68Paul-Aimé : Ça fait l’objet d’un gros débat. Ça dépend des manifs, mais en général on essaie de se mettre plus ou moins entre le cortège de tête15 et les cortèges syndicaux. Pas à l’avant du cortège de tête parce qu’on a pris trop cher, et pas dans le cortège syndical, pour une question très pratique qui est qu’on ne peut pas jouer à côté d’une sono. Le cortège de tête a un côté plus spontané, on peut danser…

69Tom : Il y a aussi le fait que le cortège de tête nous ressemble beaucoup plus sociologiquement et politiquement que le reste de la manif en général. Pas d’étiquette, des ambitions un peu festives, un nouveau mode de manifestation plus spontané…

70Maël : Et avant 2016, quand il n’y avait pas de cortège de tête ?

71Paul-Aimé : J’ai l’impression que la fanfare, dans les grosses manifs, elle était derrière. Et elle participait déjà beaucoup à des actions statiques ou des petites déambulations. Cette question du positionnement dans la manif, elle est apparue en même temps que le cortège de tête ; avant, elle ne s’était pas posée plus que ça.

72Mélodie : Les Gilets Jaunes [2018-2019] c’étaient souvent des manifs qui marchaient très vite, et on était embêtés, on était obligés de courir derrière. Nous, on marche plutôt lentement ; pour jouer un minimum correctement, il ne faut pas courir.

73Maël : Vous fonctionnez comment pour les prises de décision, tout ce qui n’est pas musical ?

74Mélodie : On discute beaucoup. Pour tout ce qui est prise de décision, hors des sorties qu’on fait dans la semaine, on doit en discuter en assemblée générale. Ce qui rend les choses difficiles – mais c’est un choix – c’est qu’on ne vote pas. Le principe, c’est qu’on cherche le consentement, et si une personne n’est pas d’accord et s’oppose fermement à une décision, on ne va pas le faire, on va en discuter jusqu’à ce qu’on aboutisse à quelque chose qui convienne à tout le monde. Ça fonctionne d’autant plus difficilement qu’on est nombreux, et quand la décision est importante.

75Jérémie : Quels sont les garde-fous pour obtenir un consentement ? En assemblée générale, il y a des fois où on va demander à quelqu’un s’il est d’accord et il va dire « oui » par politesse ?

76Mélodie : C’est pas trop le genre d’être poli, j’ai l’impression [rires]. Il faudrait prendre un exemple concret… les Gilets Jaunes. Dès le début, il y a des gens qui n’étaient pas chauds, ensuite, il y en a qui ont changé d’avis. On n’a pas réussi à avoir d’accord, à avoir le consentement de tous, mais on est quand même sortis quasiment tous les samedis depuis plus d’un an… Je sais qu’il y a des gens qui ne viennent pas parce que ça ne leur convient pas. Il y a une partie de la fanfare qui, pour moi, a été un peu abandonnée. Parce que quand même la majorité était soutenante.

77Tom : Ce sont des gens qui ont choisi de ne pas faire une opposition de principe hyper forte sur ces questions-là pour ne pas bloquer complètement le groupe. Bon, ça revient à voter en fait… Si les gens ne sont pas d’accord pour sortir et que c’est répété pendant quasiment un an, c’est vrai que c’est problématique. Sur une autre question, la gestion des flics [forces de l’ordre] pendant les manifs et la peur que ça génère… c’était super compliqué de trouver des ententes.

78Mélodie : Par exemple, je me souviens, à une manif, il y avait un moment où on arrivait à un carrefour… pour des décisions à prendre immédiatement, pas le temps d’aller en assemblée générale. À droite on va prendre plein de gaz et on risque de se faire frapper, et à gauche, c’est plus calme. La moitié de la fanfare veut aller à droite et l’autre à gauche… On n’a pas de mode de décision pour ces moments-là… En général, on va à droite [rires]. Il y en a une partie qui doivent envoyer leurs enfants au métro, d’autres qui ont des problèmes, qui ne peuvent pas se permettre de se faire embarquer par la police ou d’être nassés16, ils sont un peu exclus de fait. D’autres qui flippent, comme moi, donc je m’en vais. Il n’y a pas de solution, de toute façon tout le monde est confronté à la même chose : on a envie d’y aller et on ne peut pas tous y aller.

79Maël : J’ai l’impression que ce sont des problèmes qui se posent pour l’auto-organisation de manière générale ; à partir de deux personnes, il peut y avoir ce genre de questions. Je n’ai pas l’impression que ce soit spécifique à la Fanfare Invisible, ces décisions à prendre sur le moment ?

80Paul-Aimé : Oui, et notre force c’est de prendre du temps pour l’écoute et l’expression. Mais on a mis un petit moment à s’en rendre compte… C’était hyper compliqué d’organiser un temps de parole spécifiquement là-dessus.

81Makis : Et vous avez une existence légale ? Une association, pour avoir des subventions, par exemple ?

82Tom : Non, on est un collectif.

83Mélodie : On n’aime pas avoir de l’argent. Ça nous arrive quand même d’être rémunérés mais on ne le demande pas, et on ne le souhaite plutôt pas. Des fois, on a besoin d’argent pour rembourser des instruments qui sont abîmés, ou on a besoin de se déplacer et il y a des gens qui n’ont pas les moyens de se payer le transport, du coup, on leur assure le déplacement, donc on a besoin d’avoir de l’argent pour ça. C’est tout en fait… Payer les trucs des gens qui ne peuvent pas et pour les instruments. Il nous arrive également de faire des versements à des causes qui nous tiennent très à cœur, comme par exemple du soutien juridique pour des militants ou des musiciens inculpés.

2.6 Répression et surveillance

84Jérémie : Est-ce que vous avez des stratégies de déplacement dans la manif ?

85Mélodie : On a la fameuse formation de la tortue, un peu comme les Romains dans Astérix, on se met tous tellement collés que rien va nous arriver, mais ça ne marche pas trop… [rires]. Et puis c’est à peu près tout, on n’a pas de solution. Quand on joue, comme on est quarante, on a l’impression qu’on est protégés, on se rassure entre nous, les personnes qui sont autour de nous sont rassurées parce qu’elles voient qu’on continue à jouer comme d’habitude, alors que des fois, c’est quand même vraiment tendu… on s’auto-rassure. Parfois ça peut avoir des effets positifs, parce que ça évite les mouvements de panique. Parfois, je pense que ça peut être dangereux, ça nous est arrivé d’être à l’initiative de manifs sauvages17 sans vraiment le faire exprès et de mettre en danger les gens qui nous suivaient, les musiciens aussi…

86Tom : Il nous est arrivé d’en lancer de manière volontaire aussi. C’est arrivé aussi qu’on se fasse charger et que les lacrymos tombent au milieu de la fanfare… Dans ces moments-là, on sait que les gens qui sont autour de nous, ils font ce qu’ils peuvent, mais ils ne vont pas rester pour nous défendre parce qu’on ne court pas assez vite devant les flics.

87Jérémie : Vous avez déjà eu des blessés ?

88Mélodie : Ouais… Je pense que déjà quand on respire du gaz, on peut se considérer comme blessé. Et là dernièrement, par exemple, il y a eu le blocage de dépôt de bus de Pleyel [voir vidéo à la fin de l’entretien], et au moment où la police est arrivée, il y a un musicien qui s’est fait jeter par terre à deux reprises, il y en a plusieurs qui se sont fait matraquer…

89Jérémie : Et des gardes à vues ?

90Tom : Pas dans le cadre de la fanfare. En revanche on a une surveillance assez « marrante » quand même… Il y a eu une action sur un salon d’armement où les flics savaient combien on était à venir et ils connaissaient les noms et les prénoms de certaines personnes qui étaient là. Ils nous ont même dit : « Il vous en manque trois là, vous étiez censés être dix-sept » [rires]. On n’a pas du tout une sécurité informatique… Et en même temps, on s’en fout, on ne va pas raconter tout ce qu’on fait sur le mail.

91Mélodie : Après… Moi, je me suis jamais faite fouiller à l’entrée ou à la sortie de manif, alors que je viens avec le soubassophone. On se dit toujours qu’à partir du moment où on est musicien, on ne peut pas imaginer qu’on puisse être violent, parce que de toute façon on a les mains prises, notre instrument, il coûte tellement cher qu’on peut pas se permettre de se le faire casser.

92Tom : Je me fais fouiller systématiquement en début de manif.

93Étudiante : Vous faites comment pour jouer avec des gaz lacrymogènes ?

94Paul-Aimé : De la même manière que pour respirer, on pleure, mais on le fait…

95Mélodie : On joue en pleurant, mais des fois c’est de l’ordre de l’héroïsme. Quand on vient de se recevoir du gaz et qu’on recommence à jouer juste derrière…

96Tom : On s’est rendu compte qu’il y a des gens qui réagissent différemment aux gaz lacrymogènes, il y a des résistances très différentes. Je trouve que c’est plus facile de rester là-dedans avec une concentration sur quelque chose, le fait de paniquer accélère l’insupportabilité. Vu que t’as l’embouchure dans la bouche, tu respires que par le nez, c’est un peu plus filtré… Bon… [il hésite, rires]. Mais clairement, c’est pas une position viriliste et héroïque. La plupart du temps il suffit de venir nous voir après pour s’en assurer…

2.7 Un bloc de cuivres international

97Tom : Une des ambitions de la Fanfare Invisible est de multiplier les fanfares invisibles. Elles sont pas obligées de s’appeler « Fanfare Invisible ». On fait du partage de répertoires…

98Mélodie : Il y a une Fanfare Invisible à Auray, du côté de Vannes, ça fait deux ans, depuis le début des Gilets Jaunes. Ils ont repris le même logo, le même répertoire, nous, on était plutôt contents, et surpris. Ils viennent de toute la Bretagne. On ne les a jamais rencontrés, mais on sait qu’ils existent. Il y a aussi un musicien qui a créé la Fanfare Invisible de Brest, ça fait six mois, et là, ils commencent à sortir en manif, ils sont déjà dix. Et sinon on est amis avec des fanfares qui fonctionnent sur le même mode à Lyon, Grenoble, Marseille, Reims, Lille…

99Maël : Vous avez des liens avec des fanfares à l’étranger ?

100Mélodie : Il y a la fanfare sœur d’Italie, Ottoni a Scoppio, dont on a déjà parlé, dont [les personnes à l’origine de la Fanfare Invisible] se sont beaucoup inspirées musicalement et sur le fonctionnement. Souvent ce sont des fanfares qui nous ont invités ou qu’on a invitées à l’occasion de festivals ou de rassemblements de fanfares militantes. Il y a déjà eu deux rassemblements de fanfares militantes qui ont été organisées par la Fanfare Invisible : « Les fanfares s’indignent » [2012] et « Les fanfares s’en mêlent » [2016]18. Je pense aussi qu’on trouve qu’on est utile là où on habite, donc on privilégie l’action sur la région parisienne ; et quand ça nous arrive de nous déplacer c’est vraiment que l’occasion est trop belle, parce qu’on va rencontrer des amis, mais on essaie de ne pas se disperser.

101Tom : Il y a aussi l’influence d’un groupe assez important, les Bread and Puppets Theater, aux États-Unis, il y en a quelques-uns de la fanfare qui sont assez proches. C’est un groupe qui date des années 1960. Dans ces amitiés de fanfare, il y a une continuité depuis bien plus longtemps que la Fanfare Invisible. Il y a aussi le Chœur de Vénère, qui est une chorale militante à Montreuil, qui nous retrouve de temps en temps en manif. Ils partagent un répertoire de chants de lutte communs.

102Jérémie : Le fait de rassembler des fanfares, d’où est-ce que ça vient, comment ça s’est fait ?

103Mélodie : C’est quelque chose qui se fait dans le milieu des fanfares. C’est un besoin de partage, d’expérience aussi : « Si vous êtes militants, vous vous posez les mêmes questions que nous, donc on aimerait bien voir quels sont vos modes d’action. » Le moment de l’assemblée générale de ces rassemblements est un moment important. Il y a toujours cette idée qu’il faut créer un « bloc de cuivres international » pour être le plus nombreux possible pour la lutte sociale. Le bloc de cuivres, il se crée au niveau local, mais aussi dans les réseaux avec les autres groupes. C’est ce qu’on essaie de faire par ces rassemblements : la création du bloc de cuivres le plus gros possible pour être le plus puissant possible.

2.8 Pour aller plus loin, des vidéos de la Fanfare Invisible, en sortie et en interview

Vidéo 1 : Blocage d’un dépôt de bus, Saint-Denis, 17 décembre 2019.

Vidéo 2 : La Fanfare Invisible à l’acte IV des Gilets Jaunes, 8 décembre 2018.

Vidéo 3 : La Fanfare Invisible à l’acte IV des Gilets Jaunes, 8 décembre 2018.

Vidéo 4 : Interview de membres de la Fanfare Invisible durant le mouvement social contre la réforme des retraites de 2019-2020.

Notes   

1 Assemblée générale, ici : réunion des membres d’une communauté (université, localité, fanfare…) pour organiser des actions politiques et à laquelle sont accolées une reconnaissance et une légitimité variables. Les AG organisées à l’hiver 2019-2020 à l’Université Paris 8 regroupaient étudiant·es, personnels administratifs et enseignant·es d’une ou plusieurs disciplines ou de toute l’université, avec une participation variable. La Fanfare invisible organise des AG environ tous les deux mois, avec généralement plusieurs dizaines de présent·es.

2 Le prénom a été modifié.

3 Le terme « sortie », moins restrictif que celui de « concert », est utilisé par les fanfares pour désigner un événement où le groupe joue.

4 L’histoire et les paroles d’une vingtaine de morceaux parmi les plus joués du répertoire de la Fanfare invisible sont présentées dans un livret sur leur site, dont on peut citer quelques exemples : Le Chant des Marais contre la déportation par les nazis, La Makhnovtchina en hommage aux révolutionnaires anarchistes ukrainien·nes au début du xxe siècle, Ya Rayah qui parle des exilé·es, algérien·nes et en général, ou encore L’Hymne Zapatiste. « Répertoire » in <https://www.lafanfareinvisible.fr/repertoire>, consulté en [octobre 2023].

5 Bella Ciao, anonyme, chanson emblématique de la résistance italienne au fascisme et au nazisme.

6 CLÉMENT, Jean-Baptiste, La Semaine sanglante, 1871. La chanson dénonce le massacre de plusieurs dizaines de milliers de Communard·es par l’armée à Paris en mai 1871.

7 ORTEGA, Sergio, El Pueblo unido jamás será vencido [Le peuple uni ne sera jamais vaincu], 1973. Chanson emblématique de la résistance au coup d’État de 1973 et à la dictature d’Augusto Pinochet qui s’est ensuivie au Chili.

8 Description du livret de la Fanfare invisible : « Du Mouvement social est une composition originale du groupe Pavé, écrite dans les années 2000. Trois membres de ce groupe ont fondé la Fanfare invisible, qui joue un arrangement cuivré et chanté dont les paroles changent selon le contexte du rassemblement, de la rencontre ou de la manifestation. »

9 LLACH, Luis, L’Estaca [Le Pieu], 1968. La chanson est un des symboles de la résistance au franquisme en Espagne.

10 Fanfare de lutte milanaise (Italie) qui fait partie des sources d’inspiration de la Fanfare invisible et qui entretient de nombreux liens avec elle.

11 Description du livret de la Fanfare invisible : Le DAL est une composition originale du groupe Pavé. Elle est dédiée au droit au logement, une association créée en 1990 pour unir et organiser les familles et les individus, mal-logés ou concernés par le problème du logement, pour la défense du droit à un logement décent pour tous. Marc, un des membres fondateurs de la Fanfare invisible en a écrit les paroles, toujours d’actualité : « Toujours droit face aux bottes des CRS, droit au logement, pour vivre dignement, c’est en manifestant ! »

12 Description du livret de la Fanfare invisible : Ouvrons les frontières (ou OLF) est une composition de Claire, une musicienne de la fanfare invisible. L’idée est venue en 2018 avec la participation au Col de l’Échelle (près de Briançon) à une action en lien avec des collectifs de soutien aux migrants. À la suite de cette initiative, des militants français et italiens ont été jugés pour avoir aidé des migrants à traverser la frontière franco-italienne. Une soirée de soutien aux militants inculpés de « délit de solidarité » a été organisée à Paris par la Fanfare invisible et les Tabliers volants, avec une grande banderole accrochée en haut de la salle qui reprenait le refrain de la chanson « De l’air de l’air, ouvrons les frontières ! »

13 Setlist (set) : liste des morceaux qui vont être joués par un groupe durant un concert.

14 DURUPT, Frantz, Liberation.fr, « Femmes de chambre de l’Ibis Batignolles : la victoire après vingt-deux mois de combats », 24 mai 2021. Consulté en [octobre 2023]. <https://urlz.fr/kePG>

15 Le cortège de tête est apparu dans les manifestations parisiennes (puis ailleurs en France) au printemps 2016 au cours du mouvement social contre la loi Travail. Il se positionne devant les syndicats, en « tête » de manifestation, regroupe entre quelques dizaines de manifestant·es et plusieurs dizaines de milliers, et accueille des formes d’action plus offensives et/ou associées à l’autodéfense populaire.

16 Nasse : « opération [qui] consiste à encercler et maintenir sur place pendant plusieurs heures un groupe de protestataires en vue de mener des contrôles d’identité systématiques », voir FILLIEULE, Olivier, JOBARD, Fabien, Politiques du désordre. Police et manifestations en France. Paris : Le Seuil, 2020. p. 78.

17 Manifestation sauvage, ici : manifestation qui sort du trajet autorisé par la préfecture.

18 Voir le film documentaire qui porte sur le rassemblement « Les fanfares s’en mêlent » en 2015 : PAVÉ, Maud. « Quand la clameur monte ». Collectif BKE & Télé Bocal. 2017. 52 minutes.

19 BOUHAFS, Taha. « Blocage du dépôt RATP de Saint-Denis, la Fanfare invisible repousse la police ». Là-bas si j’y suis. 17 décembre 2019. Consulté le 13 septembre 2023. https://www.facebook.com/watch/?v=2609034875831964

20 BOUHAFS, Taha. Là-bas si j’y suis. « #8Décembre Gilets Jaunes à Paris : “Du Mouvement Social !” ». 9 décembre 2018. Consulté le 7 septembre 2023. https://youtu.be/4faabCcz9q8

21 BOUHAFS Taha, VAN WYMEERSCH Gaylord. « Gilets Jaunes acte IV : la Fanfare invisible ». Là-bas si j’y suis. 8 décembre 2018. https://www.youtube.com/watch?v=Fry4k4RHBsU

22 PLENEL, Edwy. Médiapart. « C’est la totalité de la classe politique qui est mise en cause ». 16 minutes. 4 décembre 2019. Consulté le 13 septembre 2023. https://youtu.be/iD-EBBMgIEE?t=1767

Citation   

Maël Hamey Jakubowicz et Nicolas Sοuchal, «Entretien avec des membres de la Fanfare Invisible», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Europe, mis à  jour le : 12/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1434.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Maël Hamey Jakubowicz

Après un master 2 d’ethnomusicologie à l’Université Paris VIII portant sur les pratiques des musicien·nes dans le métro parisien, Maël Hamey-Jakubowicz s’inscrit en doctorat en octobre 2022, sous la codirection de Makis Solomos (Musidanse) et de Violaine Roussel (Cresppa-LabTop). Ses recherches portent sur les environnements sonores des manifestations politiques actuelles en région parisienne, et leurs dimensions artistiques et sociales. Il a transcrit et mis en page l’entretien, et corédigé l’introduction. Doctorant sous contrat EDESTA Musidanse ; Cresppa-LabTop, Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, France. hamey.mael@gmail.com

Quelques mots à propos de :  Nicolas Sοuchal

Musicien, trompettiste, membre de la Fanfare Invisible. Quelques années après un master 2 TPM à l’Université Paris VIII portant notamment sur la mémoire dans l’improvisation, il commence une thèse de doctorat en octobre 2023 portant sur les pertes de contrôle dans les processus improvisés, codirigée par Alexandre Pierrepont (Musidanse) et Clément Canonne (IRCAM). Il a corédigé l’introduction de cet article. Doctorant sous contrat EDESTA-Musidanse. Musidanse, Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, France. nsouchal@gmail.com www.nicolassouchal.fr