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Une ethnographie sonore des manifestations de Gilets jaunes le samedi à Paris

Mahault Mandonnaud
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1415

Résumés   

Résumé

Cet article communique sur une manifestation de Gilets jaunes à Paris en 2020, l’Acte 65 aux abords des quartiers ouest de la capitale. Les Gilets jaunes construisent des performances in situ en utilisant les slogans, les rythmes de percussions, les chansons et discours improvisés, mais aussi des gestes, des costumes. Ces différents genres discursifs ou expressions sonores peuvent s’agencer les uns par rapport aux autres. Ils sont mobilisés pour donner un sens précis à une situation et à des interactions entre les différents acteurs de la manifestation, et informent les espaces urbains traversés par le cortège.

Abstract

This article reports on the Gilets Jaunes protest “Acte 65” on the outskirts of Paris’s western districts in 2020. The Gilets Jaunes created in situ performances using slogans, percussion rhythms, improvised songs, speeches, gestures and costumes. These different discursive genres and expressions of sound can be placed in relation to one another. They are presented to give precise meaning to a situation and to the interactions between the various actors at the protest, as well as insight into the urban spaces traversed by the procession.

Index   

Index de mots-clés : Ethnographie, Paris nasse mobile, Manifestation, Performance, Gilets jaunes, Interaction, Espace urbain.

Texte intégral   

1Julien Nicollet alias Joules ou le troubadour des bas bords, Gilet jaune musicien habitué des manifestations du samedi, me parle du sens de l’humour comme d’une résistance populaire à la violence et évoque le livre Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans arme, de Srdja Popovic, un participant du mouvement Otpor en Serbie. Il explique : « Ce livre m’a façonné dans mon activisme […] l’écrivain apprend qu’il a mené une révolution, avec ses potes, avec des potes punks tout ça, qui ont renversé Milošević en Yougoslavie. Ils n’étaient pas seuls mais ils y ont contribué, et notamment en faisant des systèmes de happening […] de boomerang, de retournement de la force brute oppressive avec l’humour, avec l’art1 […] ».

2Le mouvement des Gilets jaunes est apparu le 17 novembre 2018 en France. Il s’est constitué en marge des syndicats et des partis politiques, sur lesquels reposaient historiquement les mouvements sociaux, pour se développer sur le modèle de collectifs ou groupes affinitaires. Dès lors, de nouvelles formes d’actions politiques se sont développées au sein du mouvement, s’affranchissant du répertoire d’action collective classique. La première année d’existence des Gilets jaunes (2018-2019) est marquée par l’occupation des ronds-points, des blocages routiers et déblocages de péages autoroutiers, mais aussi par des manifestations hebdomadaires le samedi, appelées « actes ». Elles commencent à l’aube par des barrages sur le périphérique parisien, puis les manifestant·es défilent jusqu’à la tombée de la nuit sans respecter de parcours déclaré en préfecture, comme le veut la loi2. Les premiers samedis à Paris sont caractérisés par des affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre, dans l’ouest de la ville et près des lieux de pouvoir.

3En 2019 et 2020, les manifestations de Gilets jaunes à Paris ont évolué dans leur forme : si elles ont toujours lieu les samedis, sans exception, elles sont désormais déclarées en préfecture3 et systématiquement contraintes par la technique de la nasse mobile4. En outre, les forces de l’ordre se sont évertuées à canaliser ces manifestations, en les encadrant et en interdisant aux manifestant·es l’accès à des lieux symboliques et aux quartiers aisés de l’ouest parisien.

4Loin de l’affluence des premiers actes, plusieurs centaines de manifestant·es continuent à se réunir chaque samedi. Devenant un rendez-vous régulier, ces actes constituent à la fois un espace de sociabilité et de lutte politique pour de nombreux Gilets jaunes d’Île-de-France4. Cette étonnante stabilité5 inscrit par conséquent la pratique manifestante dans un temps long et en fait un moment central et important de la vie du mouvement.

5Une enquête ethnographique a été réalisée en manifestation le samedi à Paris avec les Gilets jaunes, j’étudierai en particulier des performances lors de la manifestation du 8 février 2020 (Acte 65) ; à l’occasion d’une pause en fin de parcours, Porte Maillot, face à l’avenue de la Grande Armée, débouchant sur l’Arc de Triomphe. Cet événement est à la fois représentatif d’autres manifestations du samedi, durant la deuxième année du mouvement, et singulier pour le sens particulier que les Gilets jaunes attribuent aux lieux traversés par les parcours.

6Les parcours traversent les quartiers populaires mais ce sont surtout les quartiers bourgeois à l’ouest qui ont été érigés comme symboles spécifiques par les Gilets jaunes. En effet, cette appropriation des quartiers symbolisant le pouvoir public (ministères, ambassades), financier (banques, sièges des grandes entreprises) et médiatique (sièges des groupes de presse) est particulièrement signifiante, car les Gilets jaunes revendiquent davantage de justice sociale et fiscale. L’avenue des Champs-Élysées incarne tout particulièrement ces privilèges.

7L’objectif de cet article est de mettre en évidence comment les Gilets jaunes, en se mettant en scène et par leurs expressions sonores, permettent de dépasser les contraintes propres à la technique policière de la nasse mobile et à la répression judiciaire pour se libérer et se réapproprier l’espace public. Quelles sont les logiques d’expression et de création des Gilets jaunes ? Quels rôles jouent les performances dans la manifestation ?

8En marchant avec les Gilets jaunes il y a des harangues, des interactions informelles entre policier·ères et manifestant·es, la pratique du live5, le fait de se photographier ou bien de poser en groupe sous la forme de « tableaux ». Ces pratiques mobilisent des représentations en lien avec l’univers des supporters de football, la manifestation et les comportements carnavalesques, tous trois renvoyant à la question de la ritualité contemporaine. Comment le lieu provoque-t-il la performance ? Quelle est l’importance de ces prises de parole ? Comment les performances au sein de la manifestation nassée parviennent-elles à décrédibiliser le pouvoir ?

Figure 1 : Un Tableau. Les manifestants posent devant les caméras des photographes et des « liveurs ». (Source : live réservoirapps.)

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1. Les expressions sonores de la manifestation

9Le 8 février 2020, lors de l’Acte 65, le départ de la manifestation déclarée par Indah et Nejeh6 est prévu à midi, porte de Saint-Cloud. Celle-ci longe l’extrémité du 16e arrondissement et le bois de Boulogne par le boulevard des Maréchaux, puis passe par la porte Dauphine, par la porte Maillot pour arriver dans le 17e arrondissement, place Pereire. Celle-ci a donc lieu au milieu de l’axe historique parisien symbole de la richesse économique et politique de la capitale et du pays7. La manifestation rassemble environ trois cents personnes, ce qui est faible comparativement aux autres manifestations des Gilets jaunes8. Au départ porte de Saint-Cloud sont présents les habitués des manifestations du samedi. Face à cette faible mobilisation, il y a un important effectif policier : une dizaine de camions à l’arrière de la manifestation ainsi que des membres des forces de l’ordre déployés sur place. Au moment où le cortège se met en marche, les forces de l’ordre commencent à serrer les rangs de la nasse et à contraindre le cortège sur l’espace d’une demi-chaussée. Les manifestant·es se mettent alors à assener des slogans au nez des gendarmes mobiles : « Et tout le monde déteste la police ! », « Et la rue elle est à qui, elle est à nous ! », « Violence d’État, État policier, vous ne nous empêcherez pas de manifester. » L’ambiance est tendue, ce qui amène les Gilets jaunes à décider de n’avancer que si les forces de l’ordre se mettent plus à distance. Un homme au mégaphone crie : « On reste ici jusqu’à 18 heures, mais laissez-nous de l’espace, merde ! » « Qu’est-ce que vous cherchez ? Pourquoi vous êtes là, pourquoi vous n’êtes pas sur le trottoir ? » Après dix minutes de tensions et de négociations, les forces de l’ordre finissent par s’écarter et laisser le cortège évoluer sur la chaussée entière. La manifestation commence à défiler.

Figure 2 : Le parcours de la manifestation. Départ porte de Saint-Cloud – Arrivée place Pereire

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1.1 La notion de bruit

10Souvent, certains musiciens manifestants expliquent que ce qu’ils font ce n’est pas de la musique, mais du bruit. Les Gilets jaunes désignent par bruit les sons produits pendant la manifestation. Le bruit est un outil de contestation, une manière de se rendre visible dans l’espace, de se motiver et de donner le rythme de la marche. Il s’adresse à eux-mêmes, aux forces de l’ordre et aux habitants des quartiers traversés. D’un point de vue etic le bruit désigne les sons des percussionnistes, les sifflets, les trompes, les cris, les slogans dans le but de manifester. Il s’agit aussi de jouer de la musique en pratiquant un instrument et, en ce sens-là, certains Gilets jaunes utilisent également ce terme.

11Le Gilet jaune Jack Sparrow, lorsqu’il me parle de son klaxon de Ford T9, me coupe tout de suite quand je commence à employer le mot musique pour dire qu’il fait « un peu de bruit, un peu de bruit, ouais ». Comme l’explique M., un des percussionnistes jouant également de la trompe, ce bruit a pour but de « casser les oreilles ». En effet, les percussionnistes jouent avec un volume et une intensité sonore très élevés. Indépendamment de son appréciation esthétique, la musique a donc une fonction bien précise.

12Pour les Gilets jaunes, le bruit produit des effets sur les policier·ères qui les entourent, et les habitant·es des zones où ils manifestent. Les rythmes joués par les percussionnistes, accompagnés des sifflets et des trompes, ont pour eux une incidence différente sur les quartiers bourgeois et sur les quartiers plus populaires, entre une volonté de nuire et de gêner d’un côté et un appel au soutien et à la participation festive et joyeuse de l’autre, avec ce slogan crié : « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! » Parfois, en manifestation – le plus souvent dans les quartiers populaires –, des personnes ouvrent leur fenêtre et saluent la foule, esquissent des gestes de soutien, mais rares sont celles qui rejoignent véritablement la manifestation. Les rythmes des percussions s’inscrivent en fond sonore et ne se soustraient pas à la scansion des slogans. Au contraire, ils poussent les manifestants à crier leurs slogans à gorge déployée produisant un effet de saturation de l’espace sonore. Lors de cette manifestation sur le boulevard des Maréchaux, des habitant·es lancent des projectiles sur les manifestant·es depuis leur fenêtre. Une Gilet jaune munie de son mégaphone propose alors au cortège de s’arrêter pour faire du bruit. Un homme enthousiaste commence à chanter le slogan « lala-lalala-la-les-gilets-jau-nes », et tout le monde reprend le chant de plus belle, plus fort, la tête en l’air, face à l’immeuble. Il ne fait aucun doute que le chant est adressé à la personne dans l’immeuble. La foule galvanisée des Gilets jaunes chante en sautant et en levant le poing en rythme, d’autres dansent. S’arrêter pour faire du bruit quelques minutes et exprimer sa joie d’être Gilet jaune en bas des fenêtres des habitant·es visiblement hostiles à leur présence dans le quartier a bien ici constitué une vengeance sonore de la part des manifestants. Le sens de cette musique est bien dans l’intention de celui qui la produit. Un manifestant qui accompagne les percussionnistes avec une petite trompe en plastique jaune nous dit : « C’est la même chose que Mathéo, c’est pour faire du bruit car on en a marre d’être encerclés par des policiers. On est trop près. Il faudrait qu’ils prennent un peu de distance. On se met là pour ne pas les toucher, mais on aimerait bien qu’ils s’éloignent10. »

13Une des premières intentions de la musique dans les défilés est donc ici clairement expliquée : il s’agit pour certains manifestant·es de nuire aux forces de l’ordre qui entourent étroitement tous les défilés. Pour certains Gilets jaunes, c’est le moyen de les obliger à s’éloigner un peu ou de les gêner auditivement et mentalement. Cependant, certains policier·ères et gendarmes ont trouvé la parade en s’équipant de bouchons d’oreilles portés tout le long du défilé. C’est bien ici la preuve que le bruit des Gilets jaunes n’est pour eux ni anodin ni agréable ; il est efficace. Cette mise en scène donne l’impression de deux escadrons qui s’affrontent chaque samedi, contraints de marcher côte à côte. Le son des tambours et des sifflets délimite une frontière sonore entre Gilets jaunes et forces de l’ordre de part et d’autre de l’espace. Simultanément, l’intensité du son crée un lien entre l’ambiance sonore à l’intérieur de la manifestation et celle de la ville.

14À cette musique composée de percussions, de sifflets et de klaxons stridents, s’ajoutent ponctuellement des slogans. Le co-déclarant de la manifestation du 22 février 2020 le dit : « La dernière fois, les flics, ils ont dit qu’ils avaient la chanson des Gilets jaunes dans la tête, hein ! Le refrain tout ! » Son camarade renchérit : « Ils s’endorment avec, maintenant. » Rémi le « liveur », qui est en train de les filmer, répond : « C’est pire que de la pub, si c’est pendant toute la journée, c’est quoi, c’est un message qui revient beaucoup plus souvent. » Pour les manifestant·es, le son produit est envisagé comme un moyen de pression psychologique contre les forces de l’ordre11.

15Ils expliquent que l’objectif, ce jour-là, est le passage dans le 17e arrondissement à 10 heures du matin pour réveiller un peu les gens. Un percussionniste tient le même discours durant une autre manifestation : « Et ça va bouger le monde un peu, les gens. C’est pour ça qu’on est avec les tambours, pour réveiller un peu les gens qui dorment encore chez eux12. »

16Le bruit des Gilets jaunes s’inscrit dans la logique historique et rituelle du charivari puisque au Moyen Âge le son est aussi utilisé comme un moyen d’expression visant à symboliser la dysharmonie du pouvoir. Dans la forme, on retrouve la hiérarchisation entre le « haut » et le « bas » sonore avec leurs percussions, trompes et sifflets13.

17Dans le cas des Gilets jaunes, le son produit n’affecte pas que l’ennemi. Ainsi, l’objectif des rythmes des percussions est de motiver les manifestant·es, leur donner du courage comme l’explique de nouveau le percussionniste : « On va y aller, ramener le rythme, on va ramener le cortège, et puis on ramène la cadence. Pour que tout le monde ne s’ennuie pas, et puis comme on dit, le cortège va se sentir de loin avec du bruit. Tout le monde va nous entendre. »

18L’utilisation du mot bruit ne semble alors pas être connotée négativement. Le bruit motive les manifestant·es, donne de l’énergie, de la joie et met l’ambiance. Généralement, il semble qu’il soit toujours destiné aux différents acteurs de la manifestation en même temps, mettant parfois l’accent sur l’un ou l’autre des interlocuteurs : policier·ères, habitant·es et Gilets jaunes. De plus, il ne recouvre pas uniquement les rythmes des percussions, des sifflets et des trompes, mais aussi celui des slogans que les Gilets jaunes aiment chanter.

1.2 Les slogans

19Durant la marche qui longe le bois de Boulogne les slogans habituels retentissent, « Emmanuel Macron, oh tête de con, on vient te chercher chez toi », et formulent des revendications politiques. Ils permettent de s’affirmer dans l’espace à différentes échelles, celle de la rue et, symboliquement, à l’échelle du pays tout entier, et de transmettre des messages par leur identité de Gilets jaunes :

— On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous, on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron ne veut pas, nous, on est là !

— Justice fiscale ! Justice sociale !

— Travaille – consomme – et ferme – ta – gueule !

— Et la rue, elle est à qui ? Elle est – à – nous !

— Et la France, elle est à qui ? Elle est – à – nous !

— Nous – som–mes – les – Gil–ets – Jaunes – et – nous allons gagner. Aux armes, aux armes !

— La-la-la-lalala – les Gi–lets jaunes !

— Gilet – Jaune – quel – est – votre métier ? – Ahou – Ahou – Ahou !

— O – lélé – O – lala – Quand – il faut – gagner – les – Gil–ets – Jaunes – sont là !

20Le slogan s’impose comme un outil commun à divers mouvements sociaux. Il circule et se modifie, car il est fait pour être repris rapidement entre les différents groupes militants et politiques mais aussi entre militants et supporters. Leurs mélodies proviennent de chansons ou d’airs populaires dont les paroles ont été modifiées. Un timbre ou « fredon » est le nom que l’on donne à un air connu dont les paroles ont été adaptées pour créer une nouvelle chanson. Ce procédé musical permet d’identifier une mélodie14. Selon l’historien Maxime Kaci, le principe d’emprunt d’un timbre pour lui assigner de nouvelles paroles est déjà employé durant la Révolution française. Cet outil mnémotechnique rend aussi possible un « jeu intertextuel qui constitue un puissant ressort satirique15 ». Le mouvement des Gilets jaunes, en puisant de nombreux timbres dans les mélodies des supporters de clubs de football français, a créé sa propre identité sonore et a renouvelé le répertoire plus large des manifestations. Le tableau suivant répertorie les slogans de Gilets jaunes en les associant à leur timbre issu des chants de supporters de football. On y remarque que ce ne sont pas uniquement les mélodies qui sont reprises mais aussi des motifs textuels comme « Allez – Allez », « Aux armes », « On est là », et « Lalalala ».

Figure 3 : Généalogie des slogans de Gilets jaunes

Slogan Gilet jaune

Timbre slogan supporter

« On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous, on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur même si Macron ne veut pas, nous, on est là. »

« On est là, on est là, même si vous le méritez pas, nous, on est là, pour l’amour du maillot que vous portez sur le dos, même si vous le méritez pas, nous, on est là. »

Supporter de Lens, extrait vidéo

« Nous sommes les Gilets jaunes et nous allons gagner. Aux armes, aux armes ! »

« Aux armes, aux armes, nous sommes les Marseillais, et nous allons gagner, allez l’OM, allez l’OM, hohohohoho. »

Supporter de l’OM, extrait vidéo

« Lalala, la, lalala, les Gilets jaunes. »

« Lalala, la, lalala, Paris SG. »

Supporter du PSG, extrait vidéo

« Emmanuel Macron, oh tête de con, on vient te chercher chez toi, Emmanuel Macron, oh tête de con, on vient te chercher chez toi. »

« Jean Michel Aulas, Jean Michel pétasse, on va tout casser chez toi, Jean Michel Aulas, oh grosse pétasse, on va tout casser chez toi. »

Supporter de l’OM, extrait vidéo

« Gilet jaune, quel est votre métier ? Ahou, ahou, ahou »

« Gerland est-ce que tu es prêt ? Ahou, ahou, ahou » ou simplement « Ahou, ahou, ahou. »

Supporter de l’OL, extrait vidéo

1.3 Le marquage de l’espace

21Joules, un des Gilets jaunes cité précédemment, très présent et actif s’autodénomme « Le troubadour des bas bords » ou « Barde jaune ». Il anime régulièrement les cortèges des manifestations en improvisant des chansons. Il explique que, selon les lieux de la ville où il se trouve, il ne fera pas les mêmes choix de paroles. Il y aurait donc une différence entre sa manière de s’exprimer à l’ouest ou à l’est parisien16 : « C’est-à-dire que la rue, même si on peut penser que la rue c’est tout le monde. Non, la rue, ce n’est pas tout le monde. Si je vais chanter en dessous de cités, de barres HLM, forcément, ça va toujours être la rue. Ça ne sera pas la même rue que si je suis dans l’Ouest parisien, dans l’Est parisien, dans le métro parisien, ou dans le métro de l’est parisien ou de l’ouest parisien17… »

22Les paramètres de l’improvisation musicale de Joules (chants, guitare, paroles) sont par conséquent influencés par l’espace dans lequel il se trouve. Il explique que le fait de s’adapter par rapport aux lieux et aux interactions dans la manifestation est pour lui une méthode. Il s’agit donc de performances dont la forme est impermanente, qui s’ancrent et prennent sens dans un temps, un lieu et parmi un auditoire précis. Joules m’explique sa démarche : « Quand tu fais une performance artistique quelle qu’elle soit, même si tu es dans le clownesque, tu es dans l’humour et tout ça, il faut que ça donne un sentiment de fluidité, voire une impression d’improvisation, […] de faire en sorte d’avoir une réception quasiment au coup par coup à tout ce qui se passe, et en fait, c’est le cas. Il faut que tu aies une sorte de socle solide où tu sais ce que tu vas chanter. Et si, par rapport à ça, il y a le moindre événement qui intervient, il faut que tu puisses rebondir à ça, tu vois18. » Les improvisations des Gilets jaunes se construisent sur la base de savoirs préalables : répertoire de slogans spécifiques à leur lutte issue des mélodies des supporters de football, accords de guitare, références à des éléments de discours prononcés dans des films ou des bandes dessinées.

2. Les expressions manifestantes : de la dissimulation au détournement

23Les manifestants utilisent de nombreux moyens expressifs pour subvertir l’ordre de façon pacifique dans le cadre des manifestations nassées. Joules improvise une musique pour dénoncer l’interdiction de manifester dans le centre de la ville et s’adresse aux forces de l’ordre et aux habitants du quartier pour parler de l’image caricaturée du Gilet jaune dans les grands médias. D’autres situations performatives se prêtent à réfléchir aux imitations du pouvoir et aux tentatives de retournement de l’ordre, mais aussi à l’utilisation du son faite par les Gilets jaunes.

24Quelles stratégies les manifestants emploient-ils pour s’exprimer face au pouvoir incarné par les forces de l’ordre ? L’utilisation de l’improvisation en situation leur permet de déployer des stratégies d’expression allant de la dissimulation à la création de jeux fictifs à des situations de retournement et d’inversion.

25Ce samedi 8 février 2020, Acte 65, pendant la pause à porte Maillot, face à l’Arc de Triomphe, Joule improvise une chanson. Il est filmé par le « liveur » RéservoirApps19.

Figure 4 : Joules improvise une chanson devant les forces de l’ordre. (Source : live réservoirapps.)

1 On voudrait bien vous parler ! [Adresse à la police]

2 Mais on est interdit de Paris.

3 Alors bientôt on va aller en Sibérie ! [Adresse à la police et aux spectateurs du live]

4 Oh oui, s’il vous plaît !

5 On a plus trop le droit d’aller manifester dans le centre-ville.

6 Alors, il paraît qu’il y a un trajet qui s’appelle Stalineuuh… Je sais plus comment.

7 C’est pas Stalingrad, hein, parce que Stalingrad c’est à l’intérieur.

8 Alors on voudrait vous parler mais…

[Accords de guitare]

9 Ne soyez pas effrayés, n’écoutez pas BFMTélé ! [Adresse à la police, aux spectateurs du live, aux habitants du quartier, aux Gilets jaunes]

10 Les Gilets jaunes, les Gilets jaunes.

11 Le riche, on ne l’a pas mangé,

12 Parce que le riche c’est dur à digérer.

13 Et puis un riche, c’est riche, comment dire, ça casse les dents.

14 Et nous, on a plus que des chicots, on nous appelle les « sans-dents », euh…

15 Alors vous savez… on mange que des boîtes de cassoulet sur les ronds-points, vous

savez…

[Accords de guitare, il se déplace et il est clairement face à la police maintenant.]

16 N’écoutez pas BFMTélé ! [Adresse à la police]

17 Oui, oui, oui, on n’est pas méchants.

18 On n’a pas mangé de riche, pas encore en tout cas.

19 Et puis un riche…

2.1 Manifester et prendre la parole sont des prises de risque

26On est au niveau de l’arrière du cortège arrivant sur la place de la porte Maillot, face à l’avenue de la Grande Armée. Joules marche et joue de la guitare devant les forces de l’ordre. Il improvise une chanson s’adressant à eux (v.1-2). Réservoirapps se place rapidement entre les policier·ères et Joules pour le filmer. Ce dernier s’adresse alors aux forces de l’ordre ainsi qu’aux personnes qui regardent le live (v.3-4)20.

Figure 5 : Joules filmé par le « liveur » s’adresse aux forces de l’ordre ainsi qu’aux personnes qui regardent le live. (Source : live de réservoirapps.)

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27« On voudrait bien vous parler » et « Oh oui, s’il vous plaît ! », sont des adresses directes aux forces de l’ordre. Elles forment une rime croisée encadrant les deux autres vers « Mais on est interdit de Paris / Alors bientôt on va aller en Sibérie » mettant ainsi en valeur les noms de lieux.

Joules poursuit en faisant des gestes avec son bras droit pour ponctuer son propos : « On ne peut plus aller manifester dans le centre-ville » (v.5). Un groupe de manifestants arrive juste derrière lui (v.6). Ils discutent entre eux, et ne semblent pas vraiment l’écouter de façon attentive. Joules est toujours tourné vers les policier·ères (v.7-8).

28À travers ses paroles, le Gilet jaune montre la position des manifestant·es entre l’intérieur et l’extérieur de la ville. Pour mettre en image cette situation, il développe le champ lexical de l’URSS (en Sibérie, Stalingrad, Staline) en le rapprochant de celui de Paris (la place Stalingrad) évoquant un extérieur lointain et aride. Dans le jeu de mots entre Staline et Stalingrad, notamment dans la phrase « Alors, il y a un trajet qui s’appelle Stalineuuh, je sais plus comment », Joules renvoie bien au régime soviétique totalitaire. Il se construit l’image d’un opposant politique risquant le goulag, en évoquant ainsi sa prise de parole sur la politique d’organisation des manifestations. Cela lui permet d’évoquer la gestion autoritaire en nasse des parcours de manifestation effectuée par la police et l’interdiction de manifester dans certains espaces du centre-ville. L’espace public nous apparaît alors comme indissociable dans sa valeur physique et politique21. Par ailleurs, on distingue une épanorthose22 qui ouvre et clôt le couplet avec « On voudrait bien vous parler, mais… ». Elle lui permet de revenir sur ce qu’il a dit précédemment et de développer un peu sa pensée, en feignant de dire sans dire.

29À qui les adresses « On voudrait bien vous parler » et l’ironique « Oh oui, s’il vous plaît » sont-elles destinées ? Aux forces de l’ordre qui se trouvent en face de lui ? Il s’agit plutôt d’une adresse au préfet de Paris23, puisqu’il donne les autorisations de manifester et des ordres aux forces de l’ordre. Par ailleurs, le préfet est lui-même dépositaire de l’autorité de l’État dans le département. L’adresse à la police fonctionne souvent dans les manifestations sur ce modèle de la « poupée russe ». La police représente le préfet, le gouvernement et l’État. Si l’on s’attache uniquement au texte, on peut trouver encore une autre adresse aux habitant·es de Paris. Ainsi, en situation de déclamation, il se trouve à la frontière d’où on peut l’entendre. Si les corps manifestants sont contraints à rester à l’extérieur de la ville, aux marges, les voix portent jusqu’à l’intérieur de Paris où l’on entend la chanson de Joules et les voix des Gilets jaunes. L’utilisation du son apparaît alors comme un outil de lutte précieux, puisqu’il permet une présence spatiale plus large aux manifestants, ainsi qu’une part de symbolique relayée en direct sur les réseaux sociaux.

2.2 Manger un cassoulet ou manger un riche ?

Joules s’arrête de chanter et répète le même accord en rythme à la guitare, il lève son bras en l’air, signalant le dernier accord avant un arrêt net, ponctuant le discours. Ainsi, cela lui permet de recadrer l’attention et d’opérer une transition avec le deuxième couplet dans une phrase chantée-parlée à la tonalité plaintive : « Ne soyez pas effrayés, n’écoutez pas BFMTV » (v.9).

30Il s’agit d’une adresse aux habitant·es du quartier. Il les rassure après le portrait inquiétant qu’il avait dressé des manifestations dans le premier couplet ; la seconde partie de la chanson adopte un ton général ironique et moqueur. Le couplet débute par l’emphase : « Les Gilets jaunes, les Gilets jaunes, le riche, on ne l’a pas mangé. » Il s’adresse aux Gilets jaunes qui manifestent avec lui et à ceux regardant le live. Cependant, dans le texte, il se fait leur porte-parole. Il incarne ainsi une sorte de Gilet jaune caricaturé par les médias et le pouvoir.

31De nouveau, Joules s’adresse aux forces de l’ordre et à tout ce qu’elles représentent, ainsi qu’aux habitant·es du quartier, à travers son dernier : « Vous savez… on mange que des boîtes de cassoulet sur les ronds-points, vous savez… » Cette répétition de « vous savez » montre bien l’ironie de ce vers. C’est un peu comme s’il disait « on sait ce que vous pensez de nous ». La référence à un discours extérieur sur les Gilets jaunes se reconnaît à l’allusion aux « sans-dents ». Elle tisse en intertextualité la référence à François Hollande qui avait utilisé cette expression dans un SMS à son ex-compagne Valérie Trierweiler pour parler des « pauvres ». On se rappelle aussi Emmanuel Macron, ironisant à propos du traitement dans la presse au tout début du mouvement des Gilets jaunes, en parlant de « Jojo avec un Gilet jaune » qui aurait le même statut qu’un ministre ou un député. Ces expressions laissent transparaître un mépris social de la part des présidents, ainsi qu’une vision élitiste de la démocratie de la part d’Emmanuel Macron. Dans le refrain, la référence aux médias mainstream BFMTV est claire. Joules construit avec autodérision une figure caricaturée du Gilet Jaune par le pouvoir. De fait, les Gilets jaunes ne sont pas réductibles à cette figure, mais on y retrouve un peu de vérité selon lui : « Eh oui, on est aussi un peu ça, et alors ? » « Est-ce qu’on vous fait peur ? »24 Cette idée de Gilet jaune effrayant est évoquée explicitement dans le refrain « Ne soyez pas effrayés ! » ou encore dans le dernier couplet « On n’est pas méchant ».

32Joules m’explique à quoi ressemble une performance réussie : « L’idée c’est que les personnes, […] l’opinion doit toujours être de notre côté. » Il s’attache à ce que le public indifférent ou récalcitrant à la cause des Gilets jaunes change d’avis, ne soit pas effrayé. Et pour ce faire il utilise l’humour et l’autodérision : « Il faut que tu aies un côté burlesque, et le burlesque, et le côté, comment dire, se moquer de soi-même, de se foutre de sa propre gueule, [pour que] les gens rentrent de ton côté25. »

33Dans ce deuxième couplet, on retrouve la thématique de la nourriture avec une dualité entre les riches qui mangeraient de la nourriture de qualité et les pauvres qui mangeraient mal (boîtes de conserve), des plats lourds et populaires comme le « cassoulet ». Dans le vers « Et puis un riche, c’est riche », Joules joue sur la nourriture « riche » des « riches », qui devient vraiment trop riche, car « elle est dure à digérer », elle « casse même les dents ».

À ce moment-là, Joules lève la main droite et fait le signe « non », ce qui ajoute un sens ironique aux paroles. Un homme qui se trouve à côté rit (v.13). Une femme juste derrière le regarde et sourit.

34Le thème de « manger un riche » existe déjà dans d’autres chansons militantes. Ainsi, Sarclo26, dans Les Riches par exemple chante : « Amis du saucisson, bonsoir/On va vous parler du grand soir/On va vous expliquer pourquoi Il faudrait manger les bourgeois/C’est une solution radicale » et le groupe militant La Rabia27 a écrit la chanson Je bouffe un riche, ensuite reprise par la compagnie Jolie Môme. Il s’agit d’un élément important de la culture carnavalesque où le bas corporel inclut la notion de dévoration cannibale28.

Joules marque la fin de sa performance par un sourire et un regard caméra (v.15). Puis, il se déplace, et continue son chemin et sa chanson en s’adressant au cordon de forces de l’ordre protégeant le croisement avec l’avenue de la Grande Armée. Il frôle un homme qui lui sourit comme pour le remercier de son chant.

2.3 Le registre de la dissimulation : le jeu sur l’énonciation et les adresses

35Dans le premier couplet, « on » est utilisé par Joules pour parler au nom des Gilets jaunes. « On » désigne « nous, les Gilets jaunes » et se rapporte à la figure de l’opposant politique dénonçant les injustices en prenant des risques. Le « vous » désigne dans une logique d’opposition les forces de l’ordre, la préfecture et l’État. Ce sont ceux qui se trouvent à l’intérieur de Paris et le cordon de policier·ères qui maintiennent les Gilets jaunes à l’extérieur de la ville.

36Dans le deuxième couplet, « on » est toujours utilisé pour parler des Gilets jaunes, mais ils sont ironiquement caricaturés comme des êtres méchants, vulgaires et effrayants. Toujours dans une logique d’opposition, « vous » désigne les habitant·es du quartier bourgeois où se trouvent les Gilets jaunes, ainsi que les riches, les médias, les forces de l’ordre.

37Concernant les adresses, on peut dire qu’elles sont déjà multiples dans le texte, et qu’elles peuvent se complexifier aussi dans la situation. On ne sait jamais vraiment qui parle, ou à qui l’on parle. La notion de « ventriloque » de François Cooren29 désigne un double jeu où quelqu’un parle à travers nous, ou bien lorsqu’on prête la parole à un personnage. Il s’agit de l’idée de faire parler ou de faire dire quelque chose, en construisant un dialogue fictif. Dans le cas de la performance de Joules, il existe une tension entre la présence ou non de ces différents acteurs qui sont invoqués ou évoqués par le protagoniste. Le texte ambigu et le contexte foisonnant d’interlocuteur·rices créent un discours fondé sur une indétermination et un flou voulu. Ce moment discursif concourt à l’invention de règles ludiques et favorise le développement de stratégies de dissimulation.

38En reprenant les catégories d’analyse élaborées par James C. Scott30 on pourrait dire que la performance de Joules entre dans le registre d’un « texte caché » exprimé publiquement, ce qui justifierait l’existence de stratégies de dissimulation pour enrober le discours et le rendre exprimable aux forces de l’ordre. Autour du concept d’infrapolitique des groupes subalternes, Scott déploie des outils d’analyse qui permettent de mieux rendre compte de la capacité d’agir des Gilets jaunes et des formes de résistance parfois prudentes ou non explicites qu’ils mettent en place face à l’existence de rapports de domination, s’inscrivant ici dans le cadre spécifique du nouveau schéma de maintien de l’ordre de 2019 – entre autres, nasse mobile et interdiction de manifester.

Figure 6 : Zones interdites aux manifestants à Paris d’après le nouveau schéma de maintien de l’ordre de 2019.

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39Les paroles de Joules ne relèvent ainsi pas complètement d’un registre explicite. La critique politique est enrobée. Il ne nomme pas directement le préfet Lallement à qui il s’adresse, ni le gouvernement français qu’il compare implicitement à un régime dictatorial. Cela peut induire l’auditeur·rice en erreur. Le sens des paroles est alors volontairement équivoque et elles peuvent apparaître comme différentes selon que l’on soit manifestant·e ou bien force de l’ordre ou encore habitant·e du quartier. Ces dernier·ères pourraient ne pas saisir l’ironie et l’autodérision de la chanson, et la comprendre comme une manière pour les Gilets jaunes de se montrer seulement inoffensifs face aux dominant·es. L’image retenue serait celle d’un Gilet jaune pas méchant et mangeant du cassoulet sur un rond-point. Or, ce serait ignorer une partie du sens de l’expression « manger un riche ». En effet, le ton oscille en permanence entre autodérision et dénonciation sérieuse entraînant un flottement entre la vision caricaturale du Gilet jaune brossée par les médias, et celle plus menaçante d’un opposant politique.

3. Détournement de la logique de pouvoir : le sens de l’humour des Gilets jaunes

3.1 Performance du pouvoir et pouvoir de résistance

40Pendant la pause porte Maillot, face à l’Arc de Triomphe, un Gilet jaune portant un blouson noir tient une bière dans sa main. Il a l’air déjà un peu saoul, car il boit depuis le début de l’après-midi. Il se positionne droit devant les CRS, reconnaissables aux lignes jaunes sur leur casque, et commence à leur donner des ordres : « Toi, là ! », dit-il en faisant un geste de la main pour désigner un des CRS, et lui demande de se décaler. Il continue ensuite en disant : « Toi, recule-toi, un peu comme ça ! », puis en s’adressant au second sur la même ligne « Toi, l’autre, il n’est pas synchro », « Toi, bouge plus ». Avec sa main qui tient une cigarette, il pointe du doigt les trois CRS qui se trouvent devant lui. Ce même geste accompagne chaque « là » : « Toi, là ! et toi, là », « Toi, recule plus, toi, là ». Enfin il esquisse un geste des deux mains qu’il balaye de l’intérieur vers l’extérieur comme pour dessiner un cadre imaginaire, « On ne vous connaît pas les gars, arrière ! ». Il termine sa harangue en criant et en levant le poing en rythme pour marquer chaque mot « Ahou, ahou, ahou ! ». Ce cri de ralliement est désormais un slogan bien connu des Gilets jaunes. Il prend la forme d’une question/réponse : « Gilets jaunes, quel est votre métier ? Ahou, ahou, ahou ! ». Cependant, cette fois-ci, il n’est pas repris par les autres. Sur les trois CRS qui se trouvent face à lui, deux restent impassibles et se contentent de tourner la tête face aux paroles impertinentes du Gilet jaune jouant le rôle de leur supérieur hiérarchique. Le Gilet jaune crée une sorte de jeu fictionnel à travers lequel apparaît le caractère dérisoire de la nasse mobile. Il raille les forces de l’ordre qu’il méprise. Évidemment, la police ne suit pas ces ordres et reste inflexible, sauf l’un d’entre eux esquissant un sourire face à cette situation où les rôles tentent de se renverser.

41Le contraste est frappant entre l’attitude lisse et impassible des CRS et celle des Gilets jaunes qui expriment leurs émotions et tentent durant toute la manifestation d’entrer en communication avec eux pour qu’ils réagissent. L’attitude impassible des forces de l’ordre correspond à un contrôle des émotions qui a été appris comme un comportement adéquat du point de vue des autorités. On retrouve ici les deux principales stratégies évoquées par Scott dans la performance du pouvoir comme texte public : le contrôle de soi et la dissimulation. La technique de la nasse met en acte la domination ou le contrôle de l’État. Il s’agit également d’une mise en scène du pouvoir qui renforce l’ordre hiérarchique. Cette technique sert à produire de la peur, de l’agacement et du découragement chez les Gilets jaunes, mais aussi à encadrer leur pratique manifestante et à la contraindre pour qu’elle corresponde davantage au rituel consensuel de la manifestation avec parcours déclaré avec un service d’ordre et moins à des rassemblements auto-organisés et non autorisés, au format plus insurrectionnel.

3.2 Inversion et retournement de l’ordre

42Fin du parcours, place Pereire. Les policier·ères entourent et bouclent la place, mais les manifestant·es ne sont déjà plus très nombreux·ses. Quelques-un·es restent discuter. Un Gilet jaune prend alors son mégaphone et dit : « Je suis la loi, et vous êtes des merdeux ! Dispersez-vous ! » ; « Disparaissez ! ». En réaction une femme rit aux éclats et un homme renchérit : « Pour toujours ! », puis un autre : « Restez groupir31 ! »

43Le Gilet jaune personnifie la loi, ou bien imite un policier qui incarne les pouvoirs législatif et judiciaire. Cette expression ironique dénonce l’accaparement et la condensation d’un pouvoir par une seule personne. Elle est probablement construite en référence à la réplique de Judge Dredd : « I am the law! » Ce policier d’une mégacité futuriste post-apocalyptique, incarné par Sylverster Stallone dans un film des années 199032, lutte au sein de patrouilles contre le crime. Leurs membres ont pour particularité de cumuler les rôles de policier, de juge et de bourreau. Cette phrase prononcée et détournée par un Gilet jaune provoque le rire en rapport avec la loi qui encadre la manifestation et de son application, et montre le sentiment d’injustice et d’absurdité vécu par les Gilets jaunes. Par ailleurs, elle parodie le rôle des forces de l’ordre.

44Il est très fréquent que des Gilets jaunes imitent les discours et attitudes des forces de l’ordre, les parodient, en proférant eux-mêmes des sommations au mégaphone ou en ordonnant ironiquement aux Gilets jaunes (ou aux forces de l’ordre) de se disperser à la fin d’un parcours. On retrouve des éléments de parodie dans les costumes des manifestant·es évoquant des couvre-chefs militaires. Mais ce sont aussi les tambourinaires qui jouent des rythmes militaires. Au-delà de l’aspect parodique du pouvoir, il s’agit d’une stratégie d’inversion de l’ordre fréquemment utilisée dans les manifestations de Gilets jaunes.

45La hiérarchie habituelle est inversée en donnant des ordres. Une autre interprétation de ces procédés d’inversion est possible. Ils peuvent être perçus comme un message délivré par des manifestant·es aux forces de l’ordre pour leur signifier qu’ils et elles sont imbriqué·es dans des relations de pouvoir hiérarchique et qu’ils et elles suivent et répondent à des ordres, contrairement au groupe de manifestant·es libres de leurs choix et de leurs mouvements, à l’image de l’organisation horizontale des manifestations. Scott nous dit que des telles images d’inversion sont fréquentes dans « les chansons satiriques, dans le théâtre populaire, où le commentateur, clown de basse classe, peut changer ses habits et son rôle avec son maître, dans la riche tradition du carnaval33 (un autre rituel d’inversion) […] ». L’auteur analyse ces inversions comme des manipulations imaginaires de la classification sociale permettant alors de révéler leur caractère arbitraire, fruit de créations humaines. Et c’est sûrement la mise en évidence de cette absurdité dans la performance des inversions qui provoque le rire. Ce qui est intéressant dans le cadre des manifestations Gilets jaunes c’est que ces inversions ne se cantonnent pas à des images textuelles ou des caricatures mais qu’elles sont performées et produites en situation, en face des représentant·es du pouvoir.

463.3 Jouer des tours à l’adversaire

47Porte Maillot, face à l’Arc de Triomphe, les tambours se positionnent face aux CRS. M., tambourinaire, montre à ces camarades les deux lignes de forces de l’ordre devant lui en s’exclamant : « Il y a deux rangées ! Faut pas avoir peur. Rire. À l’aise, à l’aise ». A. est à côté de lui et joue du surdo34. M. ne tape pas sur son tambour, mais frappe ses deux baguettes entre elles. À ce moment, les deux musiciens tournent le dos aux CRS. M. commence à taper sur son tambour, puis d’un coup se retourne vers le CRS juste derrière lui et frappe sur son bouclier en lui demandant : « Ça résonne, le casque, un peu ? ». Celui-ci plutôt détendu lui répond mollement d’arrêter et le laisse finalement taper tranquillement la fin de son rythme sur son bouclier. Une des déclarantes de la manifestation regarde l’action en souriant, et des cris derrière elle ponctuent la fin de l’action de M. d’un « Olééé ». Galvanisés, les deux percussionnistes reprennent leurs rythmes de plus belle, et le Gilet jaune au blouson noir lance le slogan : « Emmanuel Macron, oh tête de con ». Un homme se greffe au rythme de base des percussions avec son sifflet. Les manifestant·es se regroupent autour de la scène, tout joyeux, reprenant allègrement le chant en agitant leur bras en l’air.

48La situation du percussionniste tapant sur le bouclier du CRS constitue un des rares moments où le petit se montre plus malin que son adversaire. Il s’agit d’un acte physique, où le manifestant s’engage et ne tente pas de cacher, d’atténuer, ni de rendre implicite son geste de résistance. Cela peut être perçu comme une petite provocation, d’autant plus, qu’il arrive à obtenir une réaction dénuée de violence de la part du CRS en face de lui. Cette idée de jouer des tours à un adversaire en provoquant l’euphorie et la joie évoque le modèle du bouffon35, coquin ou trickster. « Parfois les figures du bouffon et du coquin sont combinées l’une et l’autre, et sa ruse peut alors consister à jouer l’idiot ou bien à être si adroit avec ses mots que son adversaire est induit en erreur36. »

4. Conclusion

49Les exemples de cette façon d’utiliser les expressions sonores et de se mettre en scène de manière ludique et truculente sont fourmillants et innombrables lors des manifestations du samedi. Les expressions des Gilets jaunes manient l’art de la dérision. Celle-ci joue en permanence avec les significations qui émergent, multiples, ambiguës et brouillées. La colère est véritable ou simulée, et l’on oscille dans un flou permanent entre éloge et diatribe ou moquerie, entre position de déférence et de résistance, entre bruit et musique, ou encore entre rire et sérieux. Ce registre semble avoir une valeur éminemment politique puisqu’il permet de laisser entrevoir un sens et son contraire. Son caractère instable laisse les idées attribuées aux situations ouvertes et en mouvements.

50Par leurs actes, contre l’ordre, ils provoquent le rire, et réussissent à dédramatiser des situations. L’usage de la dérision par les militant·es a des effets sur les forces de l’ordre qui les entourent, les représentant·es politiques, les médias, eux-mêmes. Il provoque en retour des réactions elles aussi souvent ambiguës et grinçantes, allant du rire au discrédit. Comme l’écrit Morin sur la manière de rire du pouvoir et des puissants24 : « [Il] signale, renforce et peut créer des situations sociales équivoques où les attentes que nous nourrissons sur les intentions d’autrui sont renversées, ceci en fait un dissolvant potentiel de toutes formes de coordination sociale, et en particulier des hiérarchies37. »

51Que permet alors l’expérience du rire au cœur de l’action politique en train de se faire ? Elle peut se comprendre ici en réaction à la technique de maintien de l’ordre de la nasse et semble alors être un moyen de résistance pour les Gilets jaunes puisqu’ils transforment la situation en jouant le renversement des rôles ou en adoptant un comportement inattendu. Ils provoquent alors de nouvelles émotions en réaction – rire, joie, euphorie – qui permettent de prendre de la distance avec la situation de violence spatiale, sociale et politique et de transformer l’ordre imposé par les techniques de maintien de l’ordre dans l’espace public pour se libérer.

Notes   

1 Extrait d’un entretien avec Joules, le 6 mai 2020.

2 Article L211-1 et L211-2 du Code de la sécurité intérieure.

3 À cette période, les manifestations sont déclarées par le groupe des Gilets jaunes Cortégien, Les femmes Gilets jaunes, Nejeh Ben Farat et Indah Indah.

4 La pratique de la nasse, kettling en Anglais est aussi appelée « encagement » ou « encerclement » en français. Le mot désigne une technique de maintien de l’ordre dont l’emploi a été systématisé en manifestation de Gilets jaunes. La manifestation est encerclée par des cordons de policiers et de gendarmes. Toutes les entrées et les sorties de parcours sont alors contrôlées et empêchées. Voir Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politique du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020, p. 297.

5 Live ou live streaming désigne la retransmission d’une vidéo en direct sur les réseaux sociaux sans possibilité de montage, depuis un appareil. Les Gilets jaunes utilisent leur smartphone pour filmer et on les appelle des liveurs.

6 Il s’agit de deux Gilets jaunes qui déclarent souvent des parcours en préfecture à Paris. Depuis septembre 2021, Nejeh Ben Farhat et Indah Indah s’organisent avec d’autres manifestants habitués pour déclarer des parcours en leur nom ou au nom des groupes « Gilets jaunes Cortégiens », « Femmes Gilets jaunes ».

7 Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Le Seuil, 2007, p. 294.

8 Il faut dire qu’elle était concurrencée par celle organisée au centre de Paris par deux Gilets jaunes plus renommés : Jérôme Rodriguez et Faouzi Lellouche. Ils adoptent à ce moment du mouvement une autre stratégie où les manifestations ont lieu dans l’ultra centre parisien mais sont systématiquement interdites.

9 La Ford T est le premier modèle de voiture produit en usine de 1908 à 1923 par la Ford Motor Company.

10 Manifestation du 22 février 2020. Réservoir Apps, « Direct #Acte67 #GiletsJaunes #YellowVests », in https://www.youtube.com/watch?v=o1xAUzYE1PA&feature=youtu.be, (consulté le 19 avril 2021).

11 Juliette Volcler, Victor A. Stoïchita, 2017, « Armes sonores et musiques d’ambiance », in Terrain, no 68, 2017, p. 132-149. Katell Morand, Giordano Marmone, Sisa Calapi, Cahier d’ethnomusicologie. Conflit et Agressivité, no 33, ADEM – Atelier d’ethnomusicologie, 2020, p. 313.

12 Manifestation du 8 février 2020. Réservoir Apps, « Direct : Les #GiletsJaunes #Acte65 #8février », in https://www.youtube.com/watch?v=JPcXNs24pQo&t=2s, (consulté le 19 avril 2021).

13 Luc Charles-Dominique, « Anthropologie historique de la notion de bruit », in Revue Filigrane, no 7, Musique et Bruit, Delatour France, 2008, p. 1-22. Nathalie Gauthard, « Introduction, les avatars de carnaval », in Fêtes, mascarades, carnavals. Circulations, transformations et contemporanéité, L’Entretemps, 2014, p. 1-8.

14 Le dictionnaire « Science de la musique » de Marc Honegger.

15 Maxime Kaci, « S’engager en musique : chansons et mobilisations collectives durant la Révolution française », in Sociétés Représentations, no 49, 2020, p. 61-77.

16 L’ouest parisien regroupe des quartiers bourgeois ainsi que des lieux de pouvoir, de ce point de vue l’est est plus populaire.

17 Extrait d’un entretien avec Joules, le 6 mai 2020 à Paris.

18 Idem.

19 Manifestation du 8 février 2020. Réservoir Apps, « Direct : Les #GiletsJaunes #Acte65 #8février », https://www.youtube.com/watch?v=JPcXNs24pQo&t=2s, 3 h 40, (consulté le 19 avril 2021)

20 Les indications correspondent à la description des gestes, des corps et des expressions des différents acteurs en situation. Elles sont à mettre en relation au texte en train d’être déclamé et chanté par Joules. Ces éléments performatifs informent sur le sens du texte.

21 Américo Mariani, « Inscription conflictuelle dans l’espace public : Toulouse, les Gilets jaunes et la bataille du centre », in Espaces et sociétés, no 183, 2021, p. 99-113.

22 Une épanorthose est une figure de style consistant à se reprendre pour préciser, renforcer ou atténuer son propos.

23 Lallement.

24 Extrait d’une discussion avec Joules, le 8 février 2020 à Paris.

25 Extrait d’un entretien avec Joules, le 6 mai 2020 à Paris.

26 Sarclo (ou Sarcloret) est un auteur-compositeur-interprète de Suisse né en France. Il écrit des chansons avec un ton humoristique sur la vie quotidienne.

27 La Rabia est un groupe de rock et chanson française indépendant et militant formé en 2009.

28 Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoëvski, Paris, Seuil, 1998, p. 358.

29 François Cooren, Manières de faire parler. Interaction et ventriloquie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013, p. 220.

30 James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam éditions, 2019, p. 426.

31 Robert Lamoureux (dir.), 1977, On a retrouvé la septième compagnie au clair de lune, 75 min. Cette expression vient d’une réplique du film mettant en scène des militaires pendant la débâcle de juin 1940. Ils sont perdus dans les bois après avoir échappé à une compagnie allemande. « Groupir » parodie le verbe allemand « grouppieren » signifiant grouper, rassembler. Extrait de la scène : https://www.youtube.com/watch?v=fys-XGAG_EY

32 Danny Cannon (dir.), 1995, Judge Dredd, 1 h 36 min. Le film est tiré d’une adaptation de la bande dessinée Judge Dredd parue dans le magazine britannique 2000 AD en 1977, créée par le scénariste John Wagner et le dessinateur Carlos Ezquerra. Le groupe de métal Anthrax compose une chanson en référence à la BD nommée I am the Law, Judge Dredd. C’est aussi devenu un « Gif » célèbre sur internet. (Gif : Graphics interchange format, 1987. Il s’agit d’une courte image animée que l’on échange sur des messageries ou blog). Extrait de la scène de film : https://www.youtube.com/watch?v=qolk_rDA9xU

33 James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam éditions, 2019, p. 426.

34 Le surdo est un tambour, un membranophone de forme cylindrique et plutôt volumineux. Les Gilets jaunes utilisent une mailloche ou des baguettes pour en jouer.

35 Laure Carbonnel, « Les rebuts captivants », Techniques & Culture, no 65-66, 2016, p. 370-385.

36 James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Amsterdam éditions, 2019, p. 426.

37 Olivier Morin, « Introduction : les équivoques du rire », in Terrain, no 61, 2013, p. 4-15.

Citation   

Mahault Mandonnaud, «Une ethnographie sonore des manifestations de Gilets jaunes le samedi à Paris», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Europe, mis à  jour le : 11/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1415.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Mahault Mandonnaud

Mahault Mandonnaud est doctorante au lesc-crem. Elle débute sa recherche sur les manifestations de Gilets jaunes à Paris en septembre 2019 dans le cadre d’un mémoire de master dirigé par N. Prévot et intitulé : Le Rendez-vous du samedi. Marcher dans les rues de Paris avec les Gilets jaunes. Une ethnographie des interactions sonores et visuelles. Depuis, elle poursuit ce travail à la croisée de l’anthropologie urbaine, de la musique et de la danse avec Jean-Michel Beaudet et Virginie Milliot, et tente de raconter l’histoire de ce groupe de Gilets jaunes parisiens à travers une approche sensible, politique et sonore. Doctorante. Crem, Université Paris Nanterre, France. Mahault.mandonnaud@hotmail.com.