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Éditorial : Mobilisations sociales et pratiques sonores et esthétiques.

Rosalía Martínez et Makis Solomοs
décembre 2023

Index   

1Depuis les années 2010, partout dans le monde, des mouvements sociaux de grande amplitude se lèvent en protestant contre les inégalités et injustices de leurs sociétés. Ils contestent l’insoutenable disparité de la distribution des richesses – résultant, le plus souvent, de l’application croissante des politiques néolibérales – et dénoncent la corruption, les abus et les atteintes aux droits citoyens et aux Droits humains. Solidement ancrés dans leurs contextes nationaux, ces mouvements partagent néanmoins plusieurs caractéristiques : ils exigent plus de démocratie, plus de justice et plus de liberté ; ils luttent contre les inégalités et pour les droits des femmes, de la communauté LGBT+ ou des peuples autochtones – thématique d’importance centrale sur le continent américain ; ils se mobilisent pour les questions écologiques, pour les droits de la nature ou pour la protection des ressources naturelles – la liste des revendications est loin d’être close. Au-delà de leur hétérogénéité, les révoltes, depuis les années 2010, « mêlent profondément les demandes économiques, sociales, politiques et culturelles, et les combinent avec une forte dimension éthique »1. Ainsi, l’exigence de « dignité », colorée de manière singulière dans chaque mobilisation, apparaît au cœur des mouvements des « Printemps arabes » ; elle est portée par les Indignados à Madrid et les milliers de personnes assemblées sur la place Syntagma à Athènes ; le soulèvement Maïdan à Kyiv l’a mise en avant, tout comme Occupy Wall Street à New York ou les étudiants québécois et les manifestants à Hong Kong ; elle a été emblématique dans les grandes révoltes latinoaméricaines de l’année 2019 ; on peut enfin avancer l’idée que, en France, la chanson des Gilets Jaunes « On est là, on est là…» – reprise en force par les grandes manifestations de 2019-2020 et de 2023 contre la réforme des retraites – fait mention pareillement de la question de la dignité lorsqu’elle déclare que la lutte est « pour l’honneur des travailleurs ».

2Dans ces mobilisations, la centralité de la subjectivité, de la construction et de l’expression des affects et des émotions ou de la matérialité des corps2 – se manifestant à travers des pratiques chorégraphiques, des inscriptions corporelles, des travestissements et d’autres procédés – a été amplement remarquée3. Les expériences que l’on peut qualifier d’« esthétiques » au sens étymologique du terme (aisthésis) ou au sens plus classique, y ont un rôle prépondérant. Que ce soit dans les places occupées, dans les cortèges, dans les lieux publics qu’on se réapproprie le temps de réaliser un flashmob, et même sur les balcons pendant le Covid, c’est en grande partie par des chants, des chorégraphies, des musiques ou des bruits tels que le chaos organisé des casseroles, que l’on construit des nouvelles façons de vivre le politique.

3Ces expériences esthétiques proviennent de l’engagement d’artistes reconnus comme tels, impulseurs de diverses formes d’artivisme4, ou résultent de l’investissement inventif des manifestants. Elles produisent du commun et du divers en faisant de l’action collective une expérience transformatrice qui, selon les témoignages des différents participants, fonctionne comme une sorte de préfiguration des formes de vie sociale auxquelles on aspire.

4Si de nombreux travaux ont été consacrés à l’étude des productions graphiques de ces mouvements sociaux ou se concentrent sur les performances – entendues comme des combinaisons en diverses proportions de modalités expressives telles que la musique, la danse, le déguisement ou l’énonciation théâtrale –, peu d’études explorent les pratiques sonores et musicales5. Ce numéro de la revue Filigrane. Musique, esthétique, science, société souhaite contribuer à combler ce vide à travers la présentation de cas d’étude qui ont en commun un regard basé sur l’expérience de la rue. En effet, une partie importante des textes recueillis ici est écrite par des chercheurs engagés dans ces mouvements, interagissant de manière impliquée avec les autres acteurs et participant à la puissante sociabilité qui s’en dégage.

5Les pratiques sonores dans leurs aspects agentifs, émotionnels, subjectifs ou corporels ont été au centre de ce projet ; toutefois, de certains articles émerge une évidence : pour mieux comprendre la complexité des liens reliant expérience sensible et expérience politique, il est intéressant de tirer les fils qui unissent différentes expressions sonores entre elles (chansons et slogans, par exemple) tout autant que ceux qui relient les sons à d’autres productions esthétiques (peintures murales, affiches, chorégraphies). Cette démarche ouvre un chemin vers la dimension cognitive des expériences esthétiques dans le contexte de manifestations, dimension que nous n’explorons pas ici, mais qui nous interpelle lorsque nous constatons l’importance de l’itération ou de la multimodalité.

6Au commencement du projet, nous avions pensé nous focaliser sur deux pays, le Chili et la France, qui connurent de grands mouvements sociaux pratiquement à la même époque, juste avant l’épidémie du Covid (2019-2020). Nous avons rapidement élargi le champ géographique en intégrant deux autres pays de l’Amérique latine, l’Équateur et le Guatemala ainsi que deux autres pays du continent européen, la Grèce et l’Ukraine. Plurivocal, ce numéro comprend aussi bien des articles que des entretiens. Par ailleurs, il inaugure une nouvelle rubrique hors-thème, « Notes de terrain », avec un article décrivant une mission de field recording le long du fleuve Paraná en Argentine.

7Rosalía Martínez, Makis Solomos.

8Note. Pour les articles rédigés en français, chaque auteur-e a pris ses responsabilités eu égard à l'écriture inclusive, l’utilisant ou pas.

Notes   

1 Geoffrey Pleyers, Brieg Capitaine, « Introduction. La subjectivation au cœur des mouvements contemporains », in Geoffrey Pleyers, Brieg Capitaine (éds.), Mouvements sociaux. Quand le sujet devient acteur, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016 (EPUB).

2 Il s’agit de saisir les corps non comme de simples supports passifs des pratiques et des représentations culturelles acquises, mais dans leur dimension signifiante ayant « un rôle actif et transformateur de la vie sociale » (Silvia Citro, « Travesías teóricas y etnográficas », in Cuerpos significantes travesías de una historia dialéctica, Buenos Aires, Biblos, 2009, p. 12).

3 Voir par exemple Pauline Hachette, Romain Huët, « Soulèvements sensibles. Corps et affects dans l’expérience de la violence », revue Socio, vol. 16, 2022, Soulèvements sociaux : destructions et expérience sensible de la violence, p. 9-35.

4 Le terme « artivisme » est un mot-valise composé d’« art » et d’« activisme », il s’utilise pour désigner un art engagé destiné à provoquer une prise de conscience et à susciter l’action. Cf. Makis Solomos, Exploring the Ecologies of Music and Sound. Environmental, Mental and Social Ecologies in Music, Sound Art and Artivisms, Londres, Routledge, 2023 (à paraître en français : Pour une écologie de la musique et du son. Le vivant, le mental et le social dans la musique, les arts sonores et les artivismes d’aujourd’hui, Paris, Les Presses du réel, 2024).

5 Parmi les travaux précurseurs, voir celui de Jaume Ayats, « “Troupes françaises hors du Golfe”. Proférer dans la rue : les slogans de manifestation », in Ethnologie française, vol. 22, n° 3, Paroles d’outrage, Paris, PUF, Juillet-Septembre 1992, p. 348-367.

Citation   

Rosalía Martínez et Makis Solomοs, «Éditorial : Mobilisations sociales et pratiques sonores et esthétiques.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, mis à  jour le : 12/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1387.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Rosalía Martínez

Rosalía Martínez, anthropologue de la musique, est membre honoraire du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM-LESC) du CNRS. Spécialiste des musiques du monde andin, elle a mené plus de trente années de recherches au sein de différents groupes indigènes quechua de la Bolivie. Dans ses recherches, elle s'est intéressée à des questions telles que les rapports entre musique et rituel, les pratiques multisensorielles ou la musique comme vecteur de mémoire collective. Depuis 2019, elle étudie le mouvement social chilien, portant sur lui un regard anthropologique en continuité avec les thématiques traitées précédemment. Elle a donné de nombreux séminaires internationaux, publié des articles dans des revues spécialisées, et trois CD.

Quelques mots à propos de :  Makis Solomοs

Makis Solomos est Professeur de musicologie à l'université Paris 8. Il a publié de nombreux travaux sur la création musicale actuelle. Son livre De la musique au son traite d’une mutation décisive de la musique. Ses dernières recherches portent sur l’écologie du son, elles ont abouti à l’ouvrage Exploring the Ecologies of Music and Sound (Routledge, à paraître en français aux Presses du réel). Spécialiste international de la musique de Xenakis, il a mis entre parenthèses l’image du musicien-mathématicien, en mettant l’accent sur le compositeur du son et de l’espace. Son dernier livre (dir. d’ouvrage) sur Xenakis est intitulé Révolutions Xenakis (Philharmonie de Paris / Éditions de l’Œil, 2022).