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Chants de vie et d'amour : la dimension musicale de l'engagement et de l’utopie chez Luigi Nono

Fabien San Martin
mars 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.636

Index   

Texte intégral   

 « Tandis qu’une large casserole, pleine d’étain et de plomb fondu destiné au moule à balles, fumait sur un réchaud ardent, pendant que les vedettes veillaient l’arme au bras sur la barricade, […] dans un coin de ce cabaret changé en casemate, à deux pas de la redoute qu’ils avaient élevée, leurs carabines amorcées et chargées appuyées au dossier de leur chaise, ces beaux jeunes gens, si voisins d’une heure suprême, se mirent à dire des vers d’amour. »1

Introduction

1En 1962, répondant à la commande d’une musique pour un ouvrage de Günther Anders sur le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, Luigi Nono choisit d’intégrer sa composition à un cycle intitulé Chants de vie et d’amour.

2Il ne s’agira pas pour nous de livrer ici une analyse musicologique exhaustive de cette œuvre, mais simplement de nous interroger sur le lien qui unit plus généralement la musique, la vie, l’amour (qui sont des notions qui parcourent l’ensemble de l’œuvre de Nono et qui reviennent fréquemment sous sa plume), et l’engagement politique du compositeur vénitien, ainsi que l’utopie qui le sous-tend.

3Pour ce faire, nous tâcherons d’abord de revenir sur cet a priori qui voudrait que la musique soit incapable en soi de porter aucun discours politique, en rappelant succinctement les arguments que Jean-Paul Sartre développe à ce propos dans Qu’est-ce que la littérature ?.

4Puis nous lui opposerons ceux qu’Herbert Marcuse développe quant à la possibilité utopique de tout art qui désorganise et remodèle le langage (ce qui, on le verra, est l’un des traits de la musique de Nono), dans la mesure où il serait alors à même de dégager notre monde d’un ordre ancien et univoque pour l’ouvrir à la multiplicité contenue dans une notion qu’Ernst Bloch désigne, pour sa part, sous le terme d’ « organique », et que l’on rapprochera de la notion de « vie » chez Nono.

5Enfin, nous tenterons de montrer en quoi l’amour, non seulement en tant qu’il symbolise le désordre et la multiplication, qui sont des catégories révolutionnaires comme on s’attachera à le démontrer, mais encore en ce qu’il est lié au désir et en un certain sens au manque (point de départ de toute utopie, pour Bloch, on y reviendra), a une correspondance formelle dans les compositions de Nono.

La musique incapable en soi de porter aucun discours politique ?

6A considérer l’utopie selon une perspective politique, dans la mesure où elle est originellement la projection d’une société idéale dans un lieu qui, quoique situé « nulle part » précisément, est néanmoins un lieu physique, c’est-à-dire plastique, on pourrait logiquement et a priori dénier à la musique toute prétention à constituer une utopie, ainsi que toute capacité immanente à prendre en charge un discours sur une cité idéale. On rejoint ici la circonspection sartrienne quant à la possibilité d’un engagement politique qui soit formellement immanent à l’art quand celui-ci n’est ni le roman ni le théâtre. Comme le fait remarquer Gianmario Borio, Sartre a eu l’occasion, notamment dans sa préface au livre de René Leibowitz, L’artiste et sa conscience2, d’émettre quelques doutes quant au fait qu’il soit « possible de transmettre des “idées progressistes” par le seul médium de la musique sans l’auxiliaire de la parole »3. La réserve exprimée par le philosophe participe de la même logique que celle qu’il déroule par ailleurs dans le premier chapitre de Qu’est-ce que la littérature ? : dans la mesure où elle est une médiation de la situation existentielle à laquelle elle voudrait se rapporter, toute traduction musicale de cette situation constitue inévitablement une distanciation en ceci qu’elle tend à essentialiser la situation à laquelle elle se rapporte. La dimension nouvelle qu’elle lui donne dépasse alors la dimension de pure signification.

« Un cri de douleur est signe de la douleur qui le provoque, écrit Sartre. Mais un chant de douleur est à la fois la douleur elle-même et autre chose que la douleur. Ou, si l’on veut adopter le vocabulaire existentialiste, c’est une douleur qui n’existe plus, qui est. »4

7L’inanité à vouloir engager politiquement les « beaux-arts » ressort en outre plus particulièrement avec l’exemple de la musique, emblématique en ce qu’elle ne produit pas de « signes »5 et que, pour cette raison, elle échoue à véritablement exprimer le réel et par conséquent à provoquer l’indignation ou l’enthousiasme (ce qui pour Sartre est l’un des traits du caractère engagé d’une œuvre). Un art est engagé dès lors qu’il est à même de signifier le monde ou, en quelque sorte, de le signaler. Or, « l’empire des signes c’est la prose »6 et ce d’une façon exclusive7 : « on ne peint pas des significations, on ne les met pas en musique ; qui oserait dans ces conditions, réclamer du peintre ou du musicien qu’ils s’engagent ? »8.

8Non que le musicien ne puisse prendre comme point de départ de son œuvre une situation concrète ou un sujet politique, mais il échouerait, seul, à nous faire réagir concrètement à ce qu’il dénoncerait, puisqu’en matière de musique comme en peinture il s’agit non pas d'examiner un monde ou d’en « tracer des signes », mais de « créer une chose »9. L’artiste, en effet, ne s’en tient pas à l’état du monde dans lequel il le trouve : sa praxis implique un dépassement de la situation qu’il représente. Or, ce faisant, non seulement il l’arrache à sa condition intramondaine, mais il élève notre point de vue sur elle. Ainsi, à propos de la poésie qu’il place « du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique »10, Sartre s’interroge-t-il : « comment espérer qu’on provoquera l’indignation ou l’enthousiasme politique du lecteur quand précisément on le retire de la condition humaine et qu’on l’invite à considérer, avec les yeux de Dieu, le langage à l’envers ? »11

9Lorsque, de son côté, Luigi Nono se définit comme un « musicien militant »12 et qu’il prétend écrire une musique qui soit formellement engagée dans le combat politique qu’il mena par ailleurs aux côtés du Parti communiste italien, il ne saurait être question, si l’on suit Sartre, d’un art engagé en tant que tel mais seulement de l’association fortuite et arbitraire d’une partition musicale et de textes littéraires qui eux seuls seraient en mesure de délivrer un message politique. C’est aussi la critique que Dieter Schnebel, par exemple, adressera à Nono à la fin des années soixante, en estimant que la dimension politique de sa musique n’est précisément que littéraire : « Depuis plus de quinze ans, écrit Schnebel, Luigi Nono compose imperturbablement sa nouvelle musique politiquement engagée, dont les contenus sont cependant transmis exclusivement par des textes. »13 On pourrait, dès lors, s’en tenir là : définitivement vouée aux muses, la musique seule est incapable de prendre en charge un discours sur le monde, qu’il soit passé, présent ou à venir, ni encore moins d’y faire adhérer le moindre auditeur.

La musique, un art voué à la transformation du monde

10Il nous semble, cependant, que cette position est d’autant moins indépassable qu’elle repose en fait sur une vision réductrice de l’art comme du politique. En développant une conception élargie de l’esthétique, des philosophes comme Herbert Marcuse ou Ernst Bloch parviennent d’ailleurs à inverser le postulat qui sous-tend la position sartrienne : c’est justement parce qu’il se situe en-deçà des mots d’une langue-outil ne renvoyant qu’à un être-là du monde, et parce qu’il travaille au contraire à un être-à-venir du monde, qu’un art peut prétendre à un véritable engagement politique, à savoir une refonte du monde donné, via une remise en cause de nos perceptions habituelles, et contribuer ainsi à l’émergence de nouveaux mondes. Et, à ce titre, la musique n’est pas moins concernée que les arts plastiques : non seulement elle peut, par les moyens qui lui sont propres, déstabiliser le monde perçu — ce qui relève déjà du politique et satisfait par conséquent aux critères d’un art « engagé » — mais encore concourir à produire un monde, autrement dit à fonder une utopie. Dans un commentaire sur Les figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, voici ce qu’Arno Münster écrit à ce propos :

«En mettant l’accent sur l’expressivité unique dont la musique serait dotée en tant que moyen par excellence de la “transgression”, Bloch s’efforce d’abord de réfuter toutes les interprétations […] du phénomène musical visant à cerner la spécificité du langage musical sous l’aspect de l’illustration (musicale) de l’imagination littéraire, considérant donc la musique non pas comme autonome suprême, mais comme auxiliaire de la poésie ou de la littérature en général14. En rejetant catégoriquement cette thèse, Ernst Bloch insiste beaucoup sur la qualité de la musique en tant que langage spécifique sui generis. Ce qui distingue la musique, selon Bloch, de tous les autres arts, c’est qu’elle fait appel à un au-delà de son expressivité immédiate, à un “indicible” qui ne se révèlera que dans une postmaturation ultérieure. »15

11Selon une telle philosophie qui valorise l’expression de « l’indicible », « l’expressivité unique », c’est-à-dire la dimension aconceptuelle, extra langagière de la musique, milite donc en faveur de sa capacité à transformer le monde, et ce d’autant plus profondément qu’elle peut concourir à déstructurer ce qui nous relie à ce monde : à la fois le verbe, c’est-à-dire l’outil de conceptualisation du monde, mais aussi la perception sensible que l’on a de ce monde. Or non seulement un tel point de vue réhabilite la musique dans sa prétention utopique et politique, mais elle tend encore à discréditer la littérature « engagée », au sens sartrien du terme, dans la mesure où celle-ci renoncerait précisément à toute remise en cause structurelle du langage, quand il faudrait au contraire, dans une perspective révolutionnaire, déstabiliser l’expression linguistique établie qui est aussi celle d’une classe et d’un monde avec lesquels il s’agit de rompre, pour se donner une chance de concrétiser la venue d’un autre futur.

12C’est aussi le point de vue d’Herbert Marcuse, pour qui la dimension purement esthétique est intrinsèquement liée à la logique révolutionnaire. Pour le philosophe, en effet, notre rapport au monde passant nécessairement par notre perception du monde sensible, celle-ci est, au sein de notre structure psychologique, la clé de toute mise en question, puis de remise en question et enfin de transformation de l’ordre du monde. A la domination écrasante d’une pensée ultra rationnelle et pratique dont l’hégémonie se mesure à l’aune d’une technologie triomphante, Marcuse opposera donc le potentiel utopique contenu dans le domaine esthétique dont il pressent qu’il sera le médium d’une libération de l’humanité. Mais cette dimension esthétique ne peut avoir trait à la révolution qu’à la condition qu’elle contribue à émanciper nos structures psychiques du carcan linguistique et perceptif que la société leur imprime.

« La transformation esthétique, écrit Marcuse, résulte d’un remodelage de la langue, de la perception et de la compréhension qui révèle dans son apparence l’essence de la réalité : le potentiel réprimé de l’homme et de la nature. »16

13Ce n’est que lorsqu’il répond à cette caractéristique de « remodelage » et de transformation de la langue que l’art est en mesure de déployer cette aptitude à substituer à un ordre mondain préexistant de nouvelles formes. C’est en déstructurant la langue qui nous relie au monde et qui nous permet de le percevoir que l’art peut faire émerger de nouveaux mondes.

« La vérité de l’art, écrit encore Marcuse, réside dans son pouvoir de rompre le monopole de la réalité établie […] pour définir ce qui est réel. En consommant cette rupture, qui est le résultat de la forme esthétique, le monde fictif de l’art apparaît comme la vraie réalité. »17

14Pour Marcuse, donc, un art qui, dans la forme de son expression elle-même, serait en rupture avec ce qui est déjà connu, contribuerait à l’éclosion d’un nouveau monde. Au monde illusoire d’un soi-disant réel – dont on finit par oublier qu’il est lui aussi entièrement construit et qu’il conditionne la représentation que l’on se fait du réel – il s’agit donc de substituer un monde dont la fiction et la dimension inouïe sont en fait le chiffre de sa réalité.

La transformation du monde passe par sa désémantisation et sa désorganisation

Désémantisation/resémantisation

15Un art révolutionnaire s’attellera alors à ces deux tâches autant politiques qu’esthétiques : la déstructuration du langage et la réforme de la perception sensible du monde. Et c’est précisément là une bonne partie du programme musical de Luigi Nono, qui selon ce qui vient d’être dit, correspond également à sa dimension politique.

16Le traitement des textes littéraires utilisés par Nono dans ses œuvres consiste souvent en une désémantisation des mots au profit d’une exploration des possibles contenus dans leur dimension phonétique. On peut, par exemple, remarquer comment les longs mélismes qui jalonnent les Canti di vita e d’amore (selon une technique que Nono affinera encore dans La fabbricca illuminata [1964]18) déroulent la ligne de chant de la soprano en étirant parfois démesurément certaines syllabes jusqu’à parasiter le sens des mots qu’elles composent (exemple 1). Par ailleurs, lorsque le vers est distribué aux deux voix, Nono joue à déformer les mots qui le composent en utilisant non seulement des mélismes mais en travaillant leur sonorité, à partir d’une confusion des timbres des deux chanteurs et surtout par l’adjonction de voyelles isolées, extraites du mot chanté par l’autre voix et qui semble alors avoir été comme dissout par la prosodie du compositeur (exemple 2). Nono incorpore ainsi au texte qu’il met en musique des voyelles prises pour elles-mêmes, purs phonèmes rendus indépendants du monème qu’ils contribuaient à former, valorisant alors leur dimension sonore — procédé radical de désémantisation qu’il exploitera jusque dans ses dernières œuvres vocales, notamment ¿Donde estàs, hermano ? (1982) où un tiers du chant repose seulement sur les voyelles U et A19.

Exemple 120 : le mot « sangre » est chanté selon une longue et ample ligne mélodique.

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Exemple 221 : les voyelles E et A chantées par la soprano ont été extraites des mots strade et terazze chantés par le ténor ; elles correspondent en outre à des points de rencontre et d’unisson entre les deux voix.

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17Cependant, ce procédé de désémantisation ou de déconceptualisation d’une poésie que Nono cherche à intégrer comme matériau phonétique au tissu musical de ses compositions22 n’emprunte en rien à un surréalisme désabusé qui se bornerait à prendre acte d’un monde que toute logique a quitté. S’il déstructure le matériau littéraire qu’il emploie, Nono n’en renonce pas pour autant à véhiculer son expression… A propos des Cori di Didone (1958), pour chœur et percussion, le compositeur explique ainsi que « le texte et son expressivité ont été recréés avec le matériau acoustique de ses consonnes et de ses voyelles dans des champs harmoniques et ont été mis en musique dans le sens d’une interaction musicale absolue, mais autonome, de sa totalité sémantique et phonétique »23. De la même manière, la musique qui s’associe à la poésie de Cesare Pavese dans Sara dolce tacere (1960) ou dans La terra e la compagna (1957) et le travail autour de la formation phonologique de chaque mot tel qu’il a été analysé par Ivanka Stoianova24 (et que Nono décrit lui-même comme sa « technique pour une nouvelle expressivité dans le chant, en relation simultanée avec les deux éléments d’un texte : la phonétique et la sémantique »25) ne se borneraient donc pas à faire exploser le monde dont ces textes témoigne mais contribueraient encore à le recréer.

 « Dans la deuxième partie de La terra e la compagna, où le texte de Pavese est consacré à la lutte des partisans, explique Nono, les voyelles ont été extraites de syllabes chantées et ont été composées comme un simple matériau phonétique, mais dans une autre dimension acoustique et expressive, en rapport avec les syllabes d’origine. Une voix anticipe la voyelle des syllabes qui sont ensuite chantées, ou la prolonge. L’aspect sémantique reçoit ainsi, dans la composition, une nouvelle dimension expressive et structurelle, avec des moyens musicaux autonomes et conséquents. »26

18Par ailleurs, la structure compositionnelle qui met en musique les textes choisis par Nono peut elle aussi contribuer à en faire émerger « une nouvelle dimension expressive », en accentuant certains passages, ou encore en créant des résonances phonético-sémantiques par le jeu de la rhétorique musicale. Pour exemplifier cette démarche, on peut à nouveau s’appuyer sur le deuxième des trois Chants de vie et d’amour, Djamila Boupacha, au sein duquel on a vu comment le mot « sangre » était mis en musique. Nono lui fait correspondre, à la manière dont le poème associe lui-même déjà les deux vers qui les contiennent, le mot « fango » non seulement par un mélisme équivalent mais aussi par la structure musicale qui les comprend puisque les deux mélodies qui soutiennent les deux mots sont dans une situation de miroir l’une par rapport à l’autre. En fait, les jeux de symétries caractérisent plus généralement tout le passage qui accompagne le vers de Pacheco (« Esta noche de sangre, este fango infinito »), la deuxième mélodie étant la récurrence de la série que constitue la première, aux jeux d’octaviation près. Plus exactement, les intervalles ne sont pas reproduits à l’identique, mais, lues, les deux mélodies fonctionnent à la manière d’un palindrome (exemple 3) :

19 Fa # Fa Mib Sol Do# Si Do Fa# Mib Mi Ré Do# Si Mib

20↔ Mib Si Do# Ré Mi Mib Fa# Do Si Do# Sol Mib Fa Fa#


Exemple 327 

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désorganisation/réorganisation

21Cette manière d’intercéder sur le sens des mots, voire de l’amplifier, en les soumettant comme on l’a vu au réseau musical qui les soutient, cette façon sous-jacente de recombiner musicalement des vers selon le réseau d’une rhétorique exogène, et surtout le fait de dissocier dimension phonétique et dimension sémantique n’est pas sans lien avec le travail sur la perception qui, lui aussi, est constant chez Nono. Ce compositeur se garda toujours de réduire sa musique à un système théorique figé et apriorique, en s’attachant notamment à explorer les infinies possibilités contenues dans le phénomène sonore, en tant qu’entité vivante et concrète28.

22Ainsi trouve-t-on constamment, chez Nono, un rapport dialectique de l’œuvre vivante en tant que phénomène sonore autonome avec le modèle compositionnel dont il est issu — ce qu’en des termes empruntés à Ernst Bloch, on pourrait expliquer comme la résistance de l’« organique », c’est-à-dire du vivant au sens végétal et biologique du terme, à l’organisation de l’écriture29, c’est-à-dire à sa tendance géométrique. Pour Bloch, en effet, dans l’histoire de l’art, la dimension organique rentre en conflit avec la dimension minérale que le philosophe associe plus ou moins à un modèle géométrique parfait. Dans L’esprit de l’utopie, Ernst Bloch définit ainsi le style grec antique comme celui qui parvint à constituer « une harmonieuse symétrie sans heurts. C’est ainsi, explique Bloch, que s’est sauvé l’homme grec, il a mis en ordre pour lui un monde où il vit, où il a pu échapper à chaque instant à la peur du chaos […]. »30 Mais cette peur du chaos à laquelle correspond la perfection géométrique de la statuaire grecque, c’est aussi ce qui signe sa faiblesse expressive et son impuissance à rompre avec l’art égyptien. Or, chez Bloch, l’Égypte antique porte en elle une utopie négative, en ce que son art est dominé par la pierre31 dont l’esprit est confondu avec la mort parce qu’il renvoie à une sorte d’Un originaire absolument anorganique, et qu’il se réduit formellement à une géométrie rigide. Une utopie positive aurait donc, au contraire, partie liée à un art qui ose se confronter au chaos qu’il nous faut entendre chez Bloch comme ce qui désigne un univers vivant, luxuriant, c’est-à-dire « organique ».

23Pour emprunter à la terminologie d’Ernst Bloch, on pourrait donc dire que, dans la musique de Nono, le déploiement phénoménal de la composition correspond en même temps à la désorganisation, non seulement de la littérature et des mots dont elle s’empare, mais encore à celle de son propre modèle ou ceux auxquels elle emprunte, en les réorganisant, ou plutôt en les réorganicisant, c’est-à-dire en les rendant organiques. Sans pour autant sombrer dans une musique de l’amorphe et du chaos, il y a en effet chez Nono une aspiration à se défaire d’un ordre préalable, tout puissant et mortifère, pour préserver une dimension de vie et une aptitude au changement et à l’inattendu, une dimension d’ouverture à son œuvre. A la critique chez Bloch d’une prédominance de cette géométrie qui confère à l’art grec, et a fortiori à l’art égyptien, une sorte de raideur cadavérique, correspond ainsi chez Nono la volonté de se garder, selon son expression, de toute « numérique schématisée », comme de prendre ses distances vis-à-vis de ceux qu’il nomme les « géomètres cadastraux de la musique »32. Par exemple, pour poursuivre l’analyse des Canti di vita e d’amore, le chant de Djamila Boupacha suit une ligne mélodique à la fois sous-tendue par des relations de symétrie propre à la rhétorique sérielle tout en étant parsemée de notes qui contrarient cette logique, soit par d’infimes modifications, soit par une utilisation contrariante du rythme qui, lui, ne suit pas le jeu des symétries appliqué aux hauteurs et qui même le brouille complètement à l’oreille (voir l’exemple 4, ci-après).


Exemple 433 : on remarque notamment que le rétrograde de A comporte plusieurs légers écarts vis-à-vis de son modèle (le Fa dièse et le sol dièse sont devenus bécarres, le sol aigu est devenu fa dièse, c’est-à-dire Sol bémol) ; il est par ailleurs enchâssé dans une mélodie plus globale dans laquelle il se fond à l’écoute.

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24On le comprend ici, l’esthétique de Nono est une esthétique du vivant, qui confronte dialectiquement une tendance à l’organisation géométrique (liée à la structure compositionnelle initiale de l’œuvre) et le phénomène sonore en tant que celui-ci est multiple et mouvant. Plus généralement, pour expliquer qu’il s’agit d’apprendre à percevoir toute œuvre dans sa complexité et sa diversité, la terminologie de Nono emprunte d’ailleurs fréquemment au champ lexical du vivant : la « vie », la « nature », les « atomes », etc., comme par exemple lorsqu’il commente la musique de Webern :

« Et nous pouvons ainsi, en tant que musiciens, écrit-il, découvrir avec joie et enthousiasme l’essentiel de la vie. Ce sont les joies qu’apporte ici la découverte de la vie sous la forme condensée de l’atome, mais aussi dans sa diversité complexe. »34

25De la même manière, à propos des conditions d’écoute du public lors des concerts qui se tiennent dans la plupart des grandes salles dont l’acoustique répond aux canons d’une esthétique fermée et standardisée, Nono en appellera à des conditions d’écoute comparables à celles qu’offrirait « la vie quotidienne, dans sa dimension plus “naturelle” », parce qu’elle conserve une multitude de possibilités, et qu’elle nous mettrait en contact avec ce qu’il appelle « cet autre multi-univers »35.

Lien au politique

26L’intérêt que Nono porte à la vie et à la nature est donc lié à une aspiration au divers et au multiple. Or cette aspiration n’est pas sans lien avec son combat politique. Ce lien, on pourrait le comprendre une nouvelle fois grâce à Bloch : en opposant minéral et dimension organique, Ernst Bloch oppose en fait tout système monolithique, au sens propre, à ce qui au contraire ressort du foisonnement et du multiple. Un « art organique », c’est donc non seulement un art qui échappe à la dimension morbide de la pierre mais c’est encore celui qui parviendra à s’émanciper de l’ordre géométrique que le minéral contient, ou, pour le dire autrement, c’est un art qui substituera au pouvoir d’un seul celui d’une multitude. On comprend alors en quoi la « vie », ou la « nature », en tant que catégorie de pensée, peuvent recouper les catégories du politique. Le titre d’une œuvre que Nono composa en 1966 est par exemple très révélateur de cette intrication : A floresta é jovem e cheja de vida [la forêt est jeune et pleine de vie] associe en effet immédiatement musique, nature et révolution puisque le livret est un montage de textes de figures politiques ou littéraires majeures des mouvements indépendantistes et anti-colonialistes des années 50 et 6036. Le lien entre « la forêt pleine de vie » et l’utopie d’une libération des peuples qui sous-tend le combat politique des figures auxquelles Nono emprunte la prose, a sa logique : comme l’explique le philosophe Jean Maurel à propos des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, « la forêt […] c’est le lieu de la multiplicité »37. Et le multiple, dont on vient de voir qu’il était une qualité du vivant et de la nature, est par ailleurs l’essence même de la démocratie qui, à nouveau chez Hugo, mais encore chez Kant, est reliée à la mer et au ciel étoilé38, en ce qu’ils sont des lieux non seulement du multiple, mais encore de l’absence d’un centre unique. Sur la voie qui mêle formellement la musique de Nono à son combat révolutionnaire, la mise en avant du caractère vivant du phénomène sonore et son utilisation dans le respect de sa complexité et de sa richesse rejoint alors celle d’une autre catégorie qui revient sous la plume du musicien, notamment dans l’intérêt qu’il porte à la renaissance vénitienne, à savoir le « polycentrisme ». Il faut, nous dit Nono,

 « voir comment Tintoret échappe à la perspective de la Renaissance […] et voir comment il casse le centre au profit d’une conception polycentriste, avec des signes, des ruptures, des couleurs : il compose différents moments de l’espace, différents espaces, différentes profondeurs. »39

27Contre le tout cohérent issu d’un système rationnel tout puissant, prédéterminant et fermé, Nono ressent la nécessité d’une séparation de ces divers éléments qui non seulement assurent à la composition un caractère de multiplicité, lui-même lié à la notion qu’il développe par ailleurs de « com-possibles », mais qui s’inscrit plus généralement dans une perspective clairement politique dont la critique est avant tout celle de tout système autoritaire, renvoyant à un principe unique, monocentré, c’est-à-dire, en d’autres termes, monarchique.40

« L’amour pour la transformation du monde »

« L’amour c’est le désordre »

28On l’a dit au début de notre intervention, l’œuvre de Nono ne se veut pas seulement un « chant de vie », elle est encore un « chant d’amour ». Parallèlement à la notion de vie, Nono aime en effet tout autant recourir dans ses déclarations, comme dans les titres de ses œuvres, à la notion d’amour41. Pourquoi ? Parce que « l’amour, c’est le désordre », comme on peut le lire à Montmartre ou comme Brassens a pu le chanter42. Peut-être davantage que le concept de vie, lié comme on l’a vu à l’organique et au multiple, le concept d’amour est révolutionnaire de par sa portée explosive. Car l’amour c’est ce qui, d’une façon active, démultiplie l’Un ; et donc, c’est ce qui fait dés-ordre, c’est-à-dire que c’est ce qui désordonne. L’amour est donc lié à l’aspiration utopique à un autre monde, en ce qu’il permet d’envisager une rupture avec l’ordre ancien, offrant ainsi l’opportunité d’une alternative au « monde ordonné » qui est la traduction littérale du κόσμος grec — à la fois « monde clos » et « soumis à un ordre »43.

29Chez Nono, le désordre subversif qui émane de l’amour, est ainsi le ferment de toute révolution44. Voici, par exemple, ce qu’à propos de Musica-manifesto n°2 : non consumiamo Marx, une œuvre pour bande magnétique de 1969, le compositeur pouvait déclarer dans un entretien avec Martine Cadieu :

« Le commandant et guérillero Ernesto Che Guevara a dit une fois que […] les sentiments qui animent les révolutionnaires sont des sentiments d’amour ; […] pas d’amour métaphysique, catholique ou érotique, mais dans le sens de l’amour pour la transformation du monde, et surtout pour la transformation de l’homme soi-même.»45

30Comme cela est chanté dans cette même œuvre (« Oh, je t’aime ; dites-le avec des pavés ! »), dire « je t’aime », cela correspond chez Nono à desceller le pavement, défaire les voies, désordonner la ville46, comme lui-même désordonne le modèle génétique, le schéma structurel de ses compositions.

Manque et désir

31L’amour crée en outre le désordre en ce qu’il est lié au désir. En refusant un ordre figé dont il ne se satisfait pas, le révolutionnaire s’« amourache », comme dirait Nono, d’un autre monde, et tend, ce faisant, à rompre avec l’ancien dont il comprend alors qu’il n’est pas unique. Il désunifie, il désordonne alors le monde dont il veut se séparer. Pour emprunter encore à la poésie urbaine, on pourrait ainsi dire que, littéralement, « vos désirs font désordre ». Bloch voyait d’ailleurs dans le manque lié non seulement au désir mais encore à la faim47 l’une des premières manifestations de l’esprit utopique. Comme le souligne Pierre Furter,

« Ernst Bloch discerne une première racine de l’utopie dans le fait universel, et singulièrement actuel, de la faim. […]. C’est de cette prise de conscience de ses carences que l’homme part pour la construction du monde qui commence par l’utopie. C’est parce que l’homme a faim qu’il ébauche des utopies. Cette faim n’est pas physiologique seulement. Elle s’exprime aussi par des formes plus nuancées : les désirs tout d’abord sexuels, passionnels, puis de plaisirs comme de satisfactions collectives. »48

32Le désir est consécutif à la manifestation d’un manque ou de ce que Bloch nomme aussi une « carence »49. Or, dans la mesure où il est question de combler ce manque, tout désir entraîne une transformation du monde. Le manque est ainsi, d’une part, l’obèle du caractère évolutif de ma condition d’être-au-monde, donc de mon existence en devenir, et, d’autre part, il signale à ma conscience l’incomplétude du monde lui-même, et donc sa perfectibilité. Ainsi le manque déstabilise-t-il l’ontologie du monde. Il renvoie à une absence qui se comprend, non pas en tant que vide absolu, mais en tant que négatif d’une présence, et en tant que signe vers ce qui doit apparaître. C’est ce que Bloch nomme « La conscience du Ne-Pas-Encore », qui, en tant qu’« anticipation concrète », « nous porte au front de l’univers »50. Partant, la sensation de manque est naturellement révolutionnaire puisqu’elle est physiquement liée à une aspiration51 à un autre monde à venir ― aspiration qui, au sens propre, naît du vide laissé par ce monde qui n’est-pas-encore mais qui, en tant que vide et à la manière d’un trou d’air, exerce une attraction dynamique sur nos consciences.

Manque et aspiration à un ailleurs dans l’œuvre de Nono

33Certaines œuvres, chez Nono, jouent précisément sur ce phénomène du manque, en procédant notamment à la disparition sonore d’un texte sur lequel la musique repose pourtant. L’exemple le plus célèbre en est certainement le quatuor Fragmente-Stille, an Diotima, mais il n’est pas le seul. Ainsi dans Canti di vita e d’amore, sul ponte de Hiroshima, la musique recouvre-t-elle un passage de L’homme sur le pont de Günther Anders52 qui figure sur la partition, comme figurera dans la troisième et dernière partie de l’œuvre l’extrait d’un poème de Pavese53 ; le procédé existe d’ailleurs quasiment depuis le début chez Nono, puisqu’il est déjà présent dans Y su sangre ya viene cantando54, une œuvre de 1952 où le poème Memento de Federico Garcia Lorca figure, écrit au-dessus de la partie de flûte.

34En organisant formellement cette absence relative, de telles œuvres s’accordent bien à cet esprit de l’utopie que Bloch fonde notamment sur le manque. Ainsi, dans le quatuor où le texte de Hölderlin ne doit être lu que silencieusement par les musiciens, le monde idéal chanté par le poète figure en tant que monde manquant, c’est-à-dire un monde dont l’absence n’obère pourtant en rien la promesse de son avènement. Au contraire, cette absence tend à susciter une tension vers le monde idéal dont elle est le signe muet. C’est donc en ce qu’il permet d’éprouver ou de pressentir cette absence que le quatuor de Nono sera à même de transmettre à son auditeur le sentiment propre à toute utopie : l’aspiration à un ailleurs et le refus de s’en tenir à ce qui est ; ce que, pour sa part, Adorno formulera plus généralement comme « une responsabilité de l’art qui englobe une résistance à l’hégémonie de l’être-là »55.

Conclusion

35Discours propre à faire émerger, en en dessinant les linéaments, les disponibilités du réel qui, bien qu’inactuelles, n’en sont pas moins envisageables, l’utopie ne saurait être assimilée à une fiction, mais bien plutôt à l’explication (au sens deleuzien) de possibles impliqués dans une réalité qui ne les développe pas. Toutefois, déployer ces possibles au sein d’un langage que le réel qu’il prétend dépasser conditionne de fait pose la question du cadre dans lequel ces possibles sont contenus. Davantage que l’exploration au sein d’un même réel des possibilités qu’il contient, c’est donc à partir d’appréhensions nouvelles du réel que peuvent naître les contours d’un nouveau monde. Et, par conséquent, la mise en œuvre concrète de ce que tout discours littéraire ou philosophique sur l’utopie tend à faire surgir seulement à l’état de possible doit s’adjoindre une praxis préalable qui en expérimente les formes mêmes.  

36Correspondante matérielle d’une théorie qui ne fait qu’entrevoir l’utopie qui l’inspire, la musique de Nono est conçue littéralement comme une telle praxis. Dès lors, si Nono fabrique d’autres mondes, c’est donc bien en tant que musicien qu’il le fait. Et c’est parce qu’elle est formellement engagée dans une démarche de contestation de l’être-là du monde que sa musique peut apparaître comme une médiation possible de toute utopie qui ne serait que théorique. De ce point de vue, la musique telle que l’envisage Nono n’a donc pas seulement partie liée à l’utopie : elle en est déjà un laboratoire vivant.

Notes   

1  Victor Hugo, Les Misérables, IV, 12, 6, Gallimard, col. La Pléiade, 1951, p. 1131.

2  René Leibowitz, L'artiste et sa conscience : esquisse d'une dialectique de la conscience artistique, L’arche, Paris, 1950. On retrouvera la préface de Sartre à ce texte dans le tome 4 de ses Situations (Paris, Gallimard, 1964).

3  Gianmario Borio, Il concetto de impegno in musica : storia di un discorso interrotto, in Presenza storica di luigi Nono, a cura di Angela Ida De Benedictis, Libreria Musicale Italiana, 2011, p. 5.

4  Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, in Situations II, Gallimard, Paris, 1948, p. 62. Mentionné in Gianmario Borio, op. cit.

5  Pour le philosophe, en effet, « Les notes, les couleurs, les formes ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien qui leur soit extérieur. » Cf. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 60.

6  Ibid., p. 63.

7  Pour Sartre, pas plus que la musique ou que la peinture, la poésie ne saurait être engagée comme le serait le reste de la littérature, car, explique-t-il, « le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine » [ibid., p. 65]. Dans la poésie, le mot ne correspond pas à un vouloir dire mais à une « interrogation absolue » [ibid., p. 69], qui « n’est plus une signification, c’est une substance ; elle est vue du dehors », « son étrangeté vient de ce que nous nous plaçons, pour la considérer, de l’autre côté de la condition humaine ; du côté de Dieu. S’il en est ainsi, on comprendra facilement la sottise qu’il y aurait à réclamer un engagement poétique. » [Ibid.]  

8  Ibid.

9  Ibid., p. 61.

10  Ibid., p. 63.

11  Ibid., p. 70.

12  Cf. « Une lettre de Luigi Nono : Je suis un musicien militant », in Luigi Nono, Ecrits, Bourgois, 1993, p. 404.

13  Dieter Schnebel, Formes de la musique nouvelle, in Utopie, Marxisme selon Ernst Bloch, un système de l’inconstructible, sous la direction de Gérard Raulet, Payot, Paris, 1976, p. 104.

14  Cf. Ernst Bloch, Le principe espérance, tome III, édition allemande, Francfort, 1959, p. 1255.

15  Arno Munster, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Aubier, Paris, 1985, p. 159.

16  Herbert Marcuse, La dimension esthétique, pour une critique de l’esthétique marxiste, trad. Didier Coste, éd. du Seuil, 1979, p. 22. Pour Marcuse, et contrairement à Bloch, il ne s’agit pas tant de développer l’aptitude de tel ou tel art (ici, plutôt la musique) à dessiner les linéaments de ce qui est à venir, son ouverture au possible, qu’à trouver en l’art le moyen d’exprimer ce qui, bien que réprimé, est cependant en germe en chaque homme. Mais les deux philosophes ont en commun de voir dans un art en rupture avec un modèle linguistique établi le médium de la révolution pour l’un, celui de l’utopie pour l’autre.  

17  Ibid., p. 23.

18  Cf. Fabien San Martin, La question des lieux  dans la musique de  Luigi Nono : l’exemple de La fabbrica illuminata, article pour la « Semaine des arts 2012 » (« case doctorants ») de Paris 8, consultable en ligne http://www-artweb.univ-paris8.fr/spip.php?page=imprimer&id_article=1518

19  Mesures 1-17 ; 21 ; 24 ; 25 ; 26 ;  ainsi que les sept dernières. Cf. Luigi Nono ¿Donde estàs, hermano?, per los desaparecidos en Argentina, pour deux sopranos, une mezzosoprano et une contralto, éd. Ricordi, 1982, p. 2 et 3.

20  Luigi Nono, Canti di vita e d’amore 2, Djamila Boupacha, Ars viva verlag – Mainz,  « Musik der 20 Jahrhunderts », ligne 6, p. 34.

21 Luigi Nono, Canti di vita e d’amore 3, Tu, sur le texte Passeró per Piazza di Spagna de Césare Pavese, mesures 203-206, op. cit., p. 40.

22  Procédé qui traverse en fait toute l’œuvre du compositeur et qu’il explique dans un long article de 1975, reprenant des conférences données en 1960, et intitulé « Texte-­­musique-chant », cf. Luigi Nono, Ecrits, Contrechamps, Genève, 2007, p. 80 à 95.

23  Luigi Nono, « Texte-Musique-Chant », op. cit.

24  Cf. Ivanka Stoianova, Texte, musique, sens / Des œuvres vocales de Luigi Nono dans les années 50/60, in Luigi Nono, Festival d’automne, Contrechamps, Paris, 1987, p. 68-85.

25 Cf. Luigi Nono, Ecrits, op. cit., p. 611.

26  Luigi Nono, « Texte-Musique-Chant », op. cit., p. 95.

27  Luigi Nono, Canti di vita e d’amore 2, Djamila Boupacha, op. cit., ligne 5-7, p. 34.

28  La composition étant appelée à se déployer au sein d’un espace matériel donné, et étant conçue à la fois pour être jouée par un interprète précis, et pour être perçue physiquement, c’est-à-dire dans sa dimension phénoménale, par l’auditeur. La réflexion sur le matériau musical est ainsi toujours associée chez Nono à la question de l’écoute et de sa nécessaire évolution.

29  Au sens, cette fois, de « l’organe » chez Deleuze, le modèle générateur et prédéterminant.

30  Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, Gallimard, Paris, 1977, trad. Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, p. 30.

31  Cf. ibid., p. 32 : « Rien ne semble aussi définitivement inscrit dans la pierre que le pouvoir de rendre “égyptien” son univers. »

32  La citation est tirée des entretiens du compositeur avec Enzo Restagno : « Il résulte de l’analyse des œuvres de Schoenberg, par exemple des Variations op. 31, que l’utilisation des séries ne suit jamais la numérique schématisée par Leibowitz et par tant de géomètres cadastraux de la musique. Des lettres d’interprètes, de kolisch ou de Steuermann, interrogent Schoenberg sur les possibles erreurs sérielles de ses partitions non conséquentielles à la numérique schématisée citée ci-dessus. » Cf. Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno, in Luigi Nono, Ecrits, Bourgois, Paris, 1993, p. 61.

33  Luigi Nono, Canti di vita e d’amore 2, Djamila Boupacha, op. cit., lignes 3, 7 et 8, p. 34.

34  Luigi Nono, « Conférence lors des Ferienkurse 1953 » (à propos du Concerto op. 24 de Webern), in Ecrits, op. cit., p. 351 : « L’expression et la forme constituent chez lui [Webern] une synthèse condensée dans laquelle la qualité essentielle de l’humain d’aujourd’hui peut être décelée. La réalité interne et absolue des phénomènes devient ainsi visible. Et nous pouvons ainsi, en tant que musiciens, découvrir avec joie et enthousiasme l’essentiel de la vie. Ce sont les joies qu’apporte ici la découverte de la vie sous la forme condensée de l’atome, mais aussi dans sa diversité complexe. »

35  « Mais la vie quotidienne, dans sa dimension plus “naturelle", conserve des possibilités qui contredisent la dimension la plus consciente de notre perception, celle qui est faite de quelques éléments fondamentaux seulement, qui excluent tous les autres. Ce qui signifie aussi que, tout en allant à l’opéra et au concert pour y cultiver ces conditions et dimensions limitées de l’écoute, l’expérience de cet autre multi-univers se poursuit naturellement et simultanément… Il s’agit dès lors d’une véritable urgence d’un réveil à cette plus grande richesse “naturelle”. » Luigi Nono, cité in Lire l’espace, écouter les couleurs, le silence…, Sur quatre thèmes, des textes de Luigi Nono, in Festival d’automne à Paris, 1999, p. 6. Citations tirées de Michele Bertaggia, Prometeo-conversation entre Luigi Nono et Massimo Cacciari (1984), in Festival d’automne à Paris, Contrechamps 1987.

36  Fidel Castro, Frantz Fanon et Patrice Lumumba.

37  Cf. Jean Maurel, Victor Hugo, le génie de l’exil (4/4) : « Des Contemplations à Quatrevingt-treize », in « Les Nouveaux chemins de la connaissance », Adèle Van Reeth,France culture, 22/12/2011. Entre 44’55 et 45’24. http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4357761 : « Si vous voulez, dans le monde de Jersey et de Guernesey, dans le petit peuple de la mer, Hugo retrouve les sauvages […] et n’oublions pas que le mot « sauvage » vient aussi de silva qui veut dire « la forêt », donc le sauvage, la forêt, l’océan, c’est le lieu de la multiplicité, c’est le lieu du dehors, vous savez que forêt vient de forest qui veut dire dehors […] ». 

38  « Il s’agit [chez Hugo] de penser le monde humain comme un univers, non pas un cosmos fermé, avec un centre, mais un univers pluriel, et le rapport de ces forces que sont les atomes, ou les axiomes, que sont les hommes, ces singularités distinctes, ces rapports, sont à penser analogiquement avec les rapports des atomes physiques ou des réalités matérielles. Et donc c’est une manière, si vous voulez, — et ça c’est l’enjeu critique fondamental des Travailleurs de la mer — de dénoncer tout système de pensée monocentré, monarchique. Nous sommes là dans une problématique démocratique maritime, marine. Mais, pas simplement marine : céleste. Vous savez que Hugo appelle le ciel “l’océan d’en haut”. Sans cesse Hugo reprend l’admirable métaphore de la fin de la seconde Critique [de kant], le « ciel étoilé », qu’on retrouve précisément dans « l’analytique du sublime », etc. Et qu’est-ce que c’est que le ciel étoilé ? Vous savez qu’Hugo nous dit : “l’état normal du ciel c’est la nuit” — c’est-à-dire le ciel étoilé —, et Hugo ajoute dans les Tables, ce sont les Tables [ Cf. Les tables tournantes du Guernesey] qui le disent : “le ciel étoilé, c’est la démocratie.” » Cf. http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-victor-hugo-le-genie-de-l-exil-34-l-exil-insulaire-, émission diffusée le 21/12/2011. Le passage se situe entre 22’50 et 24’22 de l’enregistrement.

39  Luigi Nono cité par Philippe Albèra, in « Entretien avec Luigi Nono », Luigi Nono, Festival d’automne à Paris 1987, Contrechamps/L’âge d’homme, p. 18.

40  La préoccupation récurrente d’une musique basée sur l’infinité synergique des possibles, sur l’imagination infinie, et réciproquement son aversion pour tout ce qui nous ramène toujours au même et au déjà-connu, n’est pas non plus séparable chez Nono de l’utopie qu’il dessine tout au long de son œuvre. « On doit, nous explique-t-il, écouter les autres, les différences, la diversité. Non pas chercher l’unanimité, le succès, l’approbation, mais essayer d’entendre la diversité. Il y a ainsi la possibilité d’une nouvelle explosion. » Luigi Nono cité par Philippe Albèra, op. cit.

41  Du Liebeslied de 1954 à Fragmente-Stille, an Diotima (n’oublions pas en effet que Diotima est la prêtresse de l’amour, chez Platon), en passant par les Canti di vita e d’amore (1962), ou encore par Al gran sole carico d’amore (1972-74), cette thématique parcourt régulièrement l’œuvre de Nono.

42  « L’amourette qui passe, qui vous prend aux cheveux
Qui vous conte des bagatelles
Qui met la marguerite au jardin potager
La pomme défendue aux branches du verger
Et le désordre à vos dentelles. »
Georges Brassens, Pénélope, in « Poètes d’aujourd’hui » n°99, Editions Pierre Seghers, 1963, p. 186.

43  Socrate explique ainsi, dans le Gorgias, que les pythagoriciens donnent à l’univers le nom de cosmos, d’ordre ou d’arrangement, et non celui de désordre ou de dérèglement :
« Certains sages disent, Calliclès, que le ciel et la terre, les dieux et les hommes forment ensemble une communauté, qu’ils sont liés par l’amitié et l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C’est pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l’appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. » — Platon, Gorgias, 507e - 508a, trad. Monique Canto, Flammarion, Paris, 1987, p. 272.

44  « Quand je prends mon fusil je fais l’amour » peut-on ainsi entendre dans Musica-manifesto n°2 : non consumiamo Marx [1969].

45  Luigi Nono, à propos de Non consumiamo Marx, in Martine Cadieu, Entretiens avec Luigi Nono, entretien radiophonique de 1973, diffusé sur France Culture les 19 et 26 octobre et le 2 novembre 1973. Publication INA, 1999. PDC12-1159(3). Entre 9’29 et 10’34 de l’enregistrement.

46  On pourrait, pour illustrer littérairement ce lien entre les pavés descellés des journées révolutionnaires et l’amour, rappeler une scène célèbre des Misérables de Hugo : alors que, retranchés derrière les barricades qu’ils ont érigées, ils se préparent à l’affrontement final avec les gardes nationaux, les insurgés républicains de Juin 1832 « se mirent à dire des vers d’amour ». Cf. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit.

47  La question de la faim est plus particulièrement traitée par Ernst Bloch dans le chapitre 13 de la deuxième partie (« La conscience anticipante ») du Principe Espérance, I, Gallimard, 1976, p. 84 sq. (Prinzip Hoffnung, Surkhamp Verlag, Frankfurt am Main, 1959, p. 71 sq., pour l’édition allemande).

48  Pierre Furter, Utopie et marxisme selon Ernst Bloch, Archives de Sciences Sociales des Religions, Année 1966, Volume 21, n° 1, p. 13-14. On peut rapprocher cette citation des déclarations de Nono sur l’amour qui transforme le monde. Et même si celui-ci précise qu’il ne s’agit pas d’un amour physique, le lien est malgré tout assez évident pour qu’il emploie ce terme et non pas un autre, et que dans Non consumiamo Marx le fusil soit lié à l’amour physique, dans une perspective révolutionnaire : « quand je fais l’amour je prends mon fusil ».

49  Cf. ibid., p. 15, note 35 : « Le manque, la carence (der Mangel) est un concept qui revient chez Ernst Bloch aussi fréquemment que la rareté [chez Sartre] dans la Critique de la raison dialectique (Paris, Gallimard, 1960, surtout p. 200 sq.). »

50  Ernst Bloch, Prinzip Hoffnung, op. cit., p. 143. Cité et traduit par Pierre Furter, op. cit., p. 16.

51  Cf. Ernst Bloch, Le Principe espérance, op. cit., p. 62 : « Du plus profond de nous-mêmes, quelque chose surgit et cherche à saisir. Cette poussée s’extériorise en premier lieu sous forme de “tension” (Streben), ignorant encore ce qu’elle désire. Dans le sentiment cette tension se traduit sous forme d’“aspiration” (Sehnen), seul état sincère chez tous les hommes. »

52  Günther Anders, L’Homme sur le pont, in Hiroshima est partout, Editions du Seuil, 2008.

53  « Aux mesures 40-164 — orchestre seul —, le texte est écrit sur la partition. Ce n’est pas une primitive musique à programme, mais plutôt la continuité d’un texte purement musical à l’origine, détourné dans son déroulement par le chant ou l’orchestre seul. » Luigi Nono, « Canti di vita e d’amore : sul pont de Hiroshima », Ecrits, op. cit., p. 295. Cf. Luigi Nono, Canti di vita e d’amore 1, Sul ponte de Hiroshima, Ars viva verlag – Mainz,  « Musik der 20 Jahrhunderts », p. 34. , p. 16 à 33.

54  Une pièce que Laurent Feneyrou perçoit comme « une anticipation » du Quatuor. Cf. Luigi Nono, Ecrits, Bourgois, 1993, p. 11.

55  Th. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Gallimard, 1962, p. 217 (note de bas de page).

Citation   

Fabien San Martin, «Chants de vie et d'amour : la dimension musicale de l'engagement et de l’utopie chez Luigi Nono», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 04/03/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/docannexe/file/649/docannexe/file/652/index.php?id=636.

Auteur   

Fabien San Martin