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Carmen Pardo Salgado, Dans le silence de la culture, Paris, Eterotopia France, collection Parcours, 2018

Kostas PAPARRIGOPOULOS
avril 2019

Index   

1Dans le silence de la culture est un essai de Carmen Pardo Salgado paru en 2018 aux éditions Eterotopia France dans la collection Parcours. Il s’agit de la traduction en français de l’ouvrage dont le titre original en espagnol est En el silencio de la cultura, publié en 2016 aux éditions Sexto Piso. Carmen Pardo Salgado, qui est Professeur titulaire d’histoire de la musique et d’esthétique de la musique contemporaine à l’Université de Girona (Espagne), est bien connue en France par son livre de 2007 Approche de John Cage : L’écoute oblique et tout autant par ses nombreuses interventions et articles publiés.

2Ce livre dévoile par couches successives une réflexion aiguë, subtile et admirablement documentée sur les liens entre l’art et le quotidien tout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours. À travers les 210 pages du livre, Pardo Salgado aborde différentes directions et analyse plusieurs thèmes sur la notion de l’esthétisation du quotidien à partir des mutations socio-politiques et culturelles qui apparaissent dans les sociétés occidentales des XX-XXIèmessiècles. Le choix de l’auteure d’avoir une ligne historique détermine aussi la forme du livre qui est divisé en quatre parties, fréquemment connectées et interpolées, lesquelles sont respectivement intitulées : Nous flottons dans la mer de larmes de Cronos, Les lits de la mort, En rêvant avec Mickey Mouse, Notre nouvel infini.

3Dans les premières pages du livre nous suivons le regard silencieux de Francisco de Goya qui construit dans ses Peintures noires et les Désastres de la guerre « un nouvel alphabet de la douleur » lequel « apparaît maintenant comme le pressentiment d’un déplacement décisif qui aura lieu dans le domaine de la contemplation » : nous passerons de la peinture à la philosophie et la musique, pour arriver à l’espace de la politique et au domaine du social. Le livre de Pardo Salgado devient ainsi le récit de ce déplacement à travers un voyage dans l siècle passé.

4L’affirmation futuriste de Filippo Tommaso Marinetti « la guerre est belle » annonce les transformations qui vont suivre. Le regard sourd de Goya sur la guerre devient désuet devant l’immense vacarme des canons et le chaos sonore qui glorifient le sublime kantien. Le son, autant que la peinture ou la photographie et le cinéma, contribue à la réalisation de ce grand spectacle de la guerre destiné aux masses, loin des atrocités qui ont bouleversé les soldats des tranchées jusqu’au point de les rendre muets et « plus pauvres en expérience communicable », comme l'affirme Walter Benjamin.

5Si la reconnaissance du sublime est pour certains l’essence de la musique de Beethoven, sa perception dans l’imaginaire collectif changera progressivement. Le quatrième mouvement de la Neuvième ne sera plus « la voix de l’humanité », ni « la Marseillaise de l’humanité », mais deviendra le dithyrambe de la guerre. L’œuvre s’imposera comme l’hymne de la civilisation par les Alliés, pour obtenir sa glorification dans la kultur du Troisième Reich et du sublime destin d’une race supérieure. À l’opposé, la « destruction » de la tonalité par Schoenberg, associée aux mouvements politiques de la gauche, tout autant que la musique jazz considérée comme l’expression d’une race inferieure, seront qualifiées commeétant un « danger public » qui « s’opposait au rythme du sang et de l’âme du peuple allemand ». La politisation de la musique s’accompagne par l’esthétisation de la politique. La radio et les nouvelles technologies deviendront les médias de propagation de la musique, mais aussi bien de la voix du Führer, diffusée par les haut-parleurs dans les espaces publiques et les camps d’extermination.

6Dans la troisième partie du livre, la guerre est finie, alors « Bienvenue dans l’univers marchand ! » Après les expositions universelles et les grands magasins de la fin du XIXe siècle, les parcs d’attraction comme le paradigmatique Disneyland ou même les centres historiques des grandes villes, deviendront des lieux de divertissement des masses où l’on rêve et l’on consomme collectivement. Comme le signale Umberto Eco, dans l’hyperréalité des parcs Disney, « tout parcours finit dans un supermarché ». Le regard magique qui offre Mikey Mouse et Donald Duck transforme le réel en mythe, « une stylisation du monde réel » selon Sergei Eisenstein, qui permet une prétendue unification de la culture populaire avec celle des élites.

7Au cours des années 1960, l’esthétisme rétinien passe de la Fontaine ready-made industrielle et des rotoreliefs animés machiniques de Marcel Duchamp à la répétitivité des artistes pop et aux sérigraphies d’Andy Warhol, à « la suprématie du quantitatif » et au « désir de devenir une machine ». Une grande partie de ce troisième chapitre est ainsi consacrée à Duchamp et Warhol ainsi qu’au processus de déplacement de l’aura benjaminienne, de l’œuvre vers les yeux du spectateur.

8Le quatrième et dernier chapitre aborde le quotidien contemporain et les questions posées par l’accélération du progrès scientifique. Il traite de la génétique et la ligne qui mène de l’eugénisme de Francis Galton au healthism de Petr Skrabanek; du slogan national-socialiste « la santé est un devoir » à « l’exigence d’avoir un mode de vie sain ». Il pose aussi le questionnement qui unit le Traité de l’homme de René Descartes et L’homme Machine de Julien Offray de La Mettrie à l’homme aux parties remplaçables de Marinetti et – grâce à la cybernétique de Norbert Wiener – à une ontologie post/trans-humaniste nécessitant une symbiose entre l’ordinateur et l’homme. « Le corps n’est plus quelque chose de donné qui doit être conservé, il peut être transformé et amélioré » : alors, vive les prothèses aux jambes de Barbie et les visages uniformes de la chirurgie esthétique !

9Si les deux derniers chapitres sont plutôt consacrés aux aspects visuels, le livre finit par une mise en observation du paysage sonore contemporain. Le silence des soldats de la Grande Guerre est maintenant rempli des voix électroniques. Un espace acoustique encombré par des voix sans corps : enregistrements sonores, sons synthétisés, vocodeurs robotiques à répétition métronomique-mécanique-thérapeutique, une « bulle sonore d’une telle densité qui ne permet pas l’occasion d’un silence ». Et en même temps, le monde se rapetisse, nous devenons tous quasi semblables, « it’s a small world », « un seul troupeau ! [...] : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous ». Ainsi parlait Zarathoustra, presque comme Goya.

10Dans le silence de la culture est une analyse critique de l’art et de la culture, dense et profonde qui a de plus le mérite d’être accessible au grand public. Un livre sur le rôle déterminant de l’art dans nos sociétés contemporaines, aussi bien que sur l’absurdité de la guerre et l’illogisme du quotidien. Saturne de Goya n’est plus un des multiples visages de l’humanité : il aspire à redevenir le roi d’un nouvel Age d’Or.

Citation   

Kostas PAPARRIGOPOULOS, «Carmen Pardo Salgado, Dans le silence de la culture, Paris, Eterotopia France, collection Parcours, 2018», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], L'éthique de la musique et du son, Numéros de la revue, mis à  jour le : 02/04/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/docannexe/file/649/docannexe/file/652/index.php?id=1018.

Auteur   

Kostas PAPARRIGOPOULOS