Disparues


Numéro 3 - Des technologies avec ou sans frontières ?

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1996


Résumé
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  Résumé

Les quatre articles présentés dans ce numéro proposent, chacun à leur manière, une interrogation relative au maintien, à la disparition ou au renforcement des frontières face au développement sans précédent des technologies de l'information.

Le sens commun - ce que d'aucuns nomme aujourd'hui « l'idéologie de la communication » (Breton et Proulx, 1989) - voudrait que les frontières soient désormais abolies à l'ère des autoroutes de l'information. Au-delà des raisonnements déterministes (les réseaux techniques stimulent les réseaux sociaux) et des utopies universalistes (le mythe du village global) qui fondent de telles croyances, n'est-il pas temps de rappeler, comme nous y invite Pascal Robert, que les technologies de traitement de l'information et de la communication contribuent elles-mêmes à rendre effective la « fonction frontière » ? A partir du moment où cette dernière notion est définie non comme une simple ligne tracée dans l'espace mais comme un système complexe articulé autour des dimensions de contrôle et de coordination, on peut en effet reconnaître que les technologies de l'information participent à la résolution des crises de la complexité par la mise en place de mécanismes de régulation pouvant se muer en outils de contrôle panoptique (Foucault, 1975) et par la constitution de réseaux assumant une large part de la coordination inter-unités : en d'autres termes, elles réalisent une simulation permanente de la fonction frontière. Pareille activité de simulation exprime à l'évidence un glissement de la conception conventionnelle de la frontière - vue avant tout comme prérogative politique, soumise au débat public - vers des formes tacites de légitimation, aux mains d'instances privées.

On sait que le développement technologique reste fortement marqué par le clivage entre pays industrialisés et pays en cours d'industrialisation : ici encore, les frontières sont loin d'être effacées par les technologies de l'information. D'où l'importance de mettre en place des réseaux institutionnels d'innovation, comme le suggèrent Ann Séror et Sami Rejeb, afin de favoriser le transfert et la diffusion des technologies dans le monde économique local. A partir de l'étude approfondie de l'Institut régional des sciences informatiques et des télécommunications de Tunis, les auteurs montrent de façon concrète l'influence de la culture nationale - caractérisée à l'aide des célèbres dimensions d'Hofstede (1981) - sur le processus d'innovation technologique et de transfert de compétences. Cette étude de cas permet de dégager certaines recommandations plus générales relatives à la gestion internationale du transfert technologique : l'importance d'une coordination appropriée des activités de transfert ; l'intérêt de constituer un réseau institutionnel d'innovation qui permet de cibler les partenariats les plus efficaces ; l'organisation des activités d'innovation sous la forme d'équipes interdisciplinaires faiblement hiérarchisées ; la nécessité de mettre au point des normes et codes d'éthique professionnels afin de rétablir un équilibre dans les relations entre fournisseurs de technologie et acquéreurs - les premiers étant souvent en position dominante sur le plan des ressources, des compétences, des valeurs, etc.

La capacité qu'auraient les technologies de l'information de supprimer les frontières n'est pas seulement un mythe que l'on retrouve à un niveau macro-social (entre pays et régions) : pareille illusion caractérise également le discours de nombreux prophètes en management, faisant des technologies la base d'un processus de décloisonnement à l'intérieur même des entreprises. Annie Cornet débusque ainsi les tentations technicistes qui sous-tendent la plupart des projets actuels de réingénierie des processus. Le mythe - largement entretenu par les promoteurs du reengineering (Hammer et Champy, 1993) - se cristallise dans le principe de la tabula rasa par rapport au passé et aux traditions organisationnelles, dont les technologies de l'information seraient le vecteur principal. A partir d'une étude de cas consacrée à la reconfiguration du cycle de commande-livraison dans la filiale belge d'une multinationale du secteur informatique, l'auteur montre l'influence décisive des structures organisationnelles en vigueur et des politiques de gestion des ressources humaines (GRH) mises en œuvre : ces deux éléments de contexte façonnent dans une large mesure le positionnement des différents acteurs concernés à l'égard du processus et en conditionnent par conséquent le succès ou l'échec. L'article insiste sur la nécessité d'articuler les changements de structure et de GRH aux mutations technologiques, ce qui pose d'emblée la question du rôle et des responsabilités attribués aux membres de la direction des ressources humaines dans le pilotage des projets de reengineering.

L'illusion universaliste des « technologies sans frontières » s'attaque encore à une autre différenciation traditionnelle : celle qui sépare le monde des PME de celui des grandes entreprises. Serge Baile et Isabelle Solé s'emploient précisément à souligner les spécificités que semble revêtir l'évaluation des investissements technologiques en PME. Les auteurs développent le modèle dit de l'alignement stratégique qui suggère une relation directe entre, d'une part, le degré d'intégration dynamique des stratégies d'affaires et des stratégies de développement du système d'information et, d'autre part, la performance organisationnelle. Dans le cas particulier des PME, ce modèle suggère la nécessité d'une adéquation, par rapport à la stratégie globale de l'entreprise, des modes d'évaluation des investissements en technologies de l'information. Pareille évaluation peut en effet reposer sur des critères quantitatifs ou qualitatifs. Les premiers (évaluation des coûts et bénéfices tangibles) se révèlent insuffisants pour apprécier les opportunités stratégiques créées ainsi que les risques qui leur sont associés. Les seconds intègrent en revanche dans l'évaluation des composantes techniques, organisationnelles ou stratégiques qui ne sont pas directement mesurables mais dont l'importance s'avère souvent cruciale pour la performance des PME. Les auteurs avancent l'hypothèse selon laquelle certains facteurs contingents spécifiques aux PME - personnalité du dirigeant, culture technique existante, culture d'entreprise, etc. - favoriseraient l'adoption de critères qualitatifs, mieux à même de prendre en compte l'impact stratégique des technologies de l'information.

Que l'on se situe dans le cyberespace, sur le marché mondial ou à l'intérieur même de l'organisation, on voit donc que la question des frontières demeure entière à l'heure de la société de l'information. La mobilité virtuelle, censée supplanter les aléas de la mobilité physique, est loin de conduire à l'indifférenciation : au contraire, elle affirme, redéfinit, voire renforce les distinctions préalables.

A vous maintenant d'apprécier la portée de ces différents travaux qui, une fois encore, questionnent les idées reçues en matière de relations entre technologies de l'information et société.

Notes

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