Disparues


Numéro 3 - Les conditions de développement des systèmes

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1995


Résumé
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  Résumé

Stratégies, valeurs et représentations des acteurs de l'offre

Les articles de ce numéro constituent en quelque sorte une enquête sur l'amont de la filière « technologies de l'information » : en d'autres termes, sur les variables qui président à leur développement. Il ne sera guère question ici de modes d'appropriation, d'implication des utilisateurs, de contextes organisationnels d'implantation. Il s'agit plutôt de proposer au lecteur une réflexion sur les conditions de déploiement de l'offre en systèmes d'information et de communication et ce, à différents niveaux d'analyse, allant du général au particulier :

  • tout d'abord, le niveau du « méso-système » industriel, entendu comme un ensemble finalisé par la production d'un même type de biens ou de services, composé d'agents en relations d'interdépendance, dont les stratégies et politiques entrecroisées influencent directement l'offre de ces biens ou services face à un environnement donné, caractérisé par ses contraintes et ses opportunités,

  • ensuite, celui des postulats et valeurs relatifs au fonctionnement des organisations qui sous-tendent les avancées actuelles de la recherche en technologies de l'information,

  • enfin, celui des modèles de l'organisation et de l'utilisateur que véhiculent les développeurs de projets lorsqu'ils interviennent dans un cadre organisationnel défini.

Présentons plus en détail ces différents niveaux d'analyse.

Jocelyne Barreau et Abdelaziz Mouline tentent d'appliquer au domaine des télécommunications français le concept de méso-système en identifiant, sur plusieurs décennies, les centres de décision influents, les agents tour à tour dominants, les relations qui se nouent entre eux ainsi que les contraintes et opportunités sans cesse renouvelées en provenance de l'environnement. Les auteurs parviennent ainsi à repérer trois grandes phases dans l'histoire des télécommunications françaises d'après-guerre. La première est marquée par le rôle déterminant du Centre National d'Études des Télécommunications (CNET), chargé de la recherche publique en télécommunications, de la stimulation de l'innovation dans le secteur industriel et du contrôle technique de la fabrication des matériels. La deuxième phase voit la Direction Générale des Télécommunications devenir l'acteur dominant du méso-système, grâce à l'attribution de missions industrielles et commerciales de grande ampleur. La troisième phase est caractérisée par le rôle prioritaire accordé par le gouvernement français à la société CGE, qui obtient notamment le monopole dans la fourniture de matériels de commutation et parvient, à travers la reprise du secteur « communications » d'ITT et la naissance du groupe Alcatel, à occuper une place de choix sur le marché mondial des équipements. Ces trois phases consacrent la prédominance d'acteurs différents, chacun imprimant au développement des télécommunications sa propre dynamique. Il n'en reste pas moins que le méso-système des télécommunications françaises est marqué, sur l'ensemble de la période considérée, par une relative stabilité, due notamment au maintien du monopole de l'opérateur public de réseaux et à l'ancrage national très prononcé de la filière. La tendance actuelle est toutefois à l'éclatement progressif du méso-système, sous l'impact de la mondialisation du secteur et de la convergence croissante des technologies de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel (voir à ce sujet le n° 1, vol. 7, 1995, de TIS).

Eric Alsène s'intéresse quant à lui aux présupposés organisationnels qui sont à l'origine des progrès actuels de « l'intégratique » (entendue comme la tendance à intégrer, par l'intermédiaire de l'informatique, les activités humaines et les équipements). Lors de la mise au point de nouveaux outils, des choix implicites sont en effet constamment posés, qui expriment certaines valeurs, certains objectifs, certaines visions du fonctionnement organisationnel, etc. En d'autres termes, et en évitant de sombrer dans une sorte de déterminisme technique, il convient de reconnaître que toute avancée technologique véhicule une certaine logique organisationnelle intrinsèque, qui sera évidemment spécifiée et concrétisée en fonction des caractéristiques du contexte particulier dans lequel elle s'implante. Dans les évolutions actuelles de l'intégratique, on peut ainsi déceler une double orientation vers, d'une part, l'automatisation du travail intellectuel - qui entraînerait la suppression d'une partie importante de l'intervention humaine et une moindre dépendance de l'entreprise à l'égard du savoir-faire de ses membres - et, d'autre part, vers un soutien à la créativité et à l'imagination des professionnels, dans un cadre organisationnel renouvelé par l'aplatissement des structures, le décloisonnement des différentes fonctions, la mise en œuvre de nouveaux modes de coordination du travail davantage axés sur la coopération, etc. Les avancées les plus récentes dans le domaine de l'intelligence artificielle et des systèmes experts laissent cependant présager que l'éventail des activités des professionnels et des gestionnaires - en ce compris la prise de décision complexe - pourrait désormais être pris en charge directement par l'informatique. D'importants bouleversements sont donc à attendre autour de pareilles évolutions technologiques.

Carmen Bernier s'intéresse quant à elle aux visions de l'organisation et de l'utilisateur que véhiculent les concepteurs de systèmes d'information et à leur impact sur le mode de gestion des projets de développement. A partir d'une opposition assez classique entre visions de type X (intérêt marqué pour les gains de productivité) ou de type Y (attention à la qualité de la vie au travail), l'auteur relève d'abord, chez les développeurs de projets internes aux organisations, une orientation générale, quoique modérée, vers la vision de type Y. Par ailleurs, elle constate que plus le modèle de l'organisation véhiculé par le chef de projet se rapproche du type X, plus il y a de chances qu'il privilégie la planification et le contrôle dans son mode de gestion ; a contrario, si ce modèle se rapproche du type Y, il devient peu probable que la gestion du projet soit dominée par des activités structurantes. En revanche, plus les chefs de projets perçoivent l'utilisateur moyen selon une vision de type Y, plus ils semblent mettre l'accent sur la responsabilisation des utilisateurs et, conjointement, sur le recours à des méthodologies de développement de projet, un peu comme s'ils cherchaient ainsi à légitimer leur pratique par une approche plus nettement professionnelle. Les perceptions implicites du développeur de systèmes semblent donc avoir une influence décisive sur le mode de gestion des projets.

Il faut souligner qu'aucun des trois textes ne propose de normes, de « recettes », de principes à suivre en matière de gestion de projets. Chacun d'eux constitue, au contraire, une tentative de modélisation prudente de certaines variables susceptibles d'affecter l'offre et la conception des systèmes technologiques. Sans doute s'agit-il d'un champ très vaste et encore largement inexploré, la plupart des études se concentrant plutôt sur l'aval, à savoir sur les réactions des utilisateurs, les contextes organisationnels d'implantation, les styles de management. Il faudra dès lors mener bien d'autres analyses descriptives et valider les modèles ainsi mis au point avant de s'engager, tête baissée, dans la voie des préconisations et des perspectives d'action. Telle est bien la principale caractéristique de ce numéro : il entend avant tout offrir des grilles de lecture, des moyens de décoder les mécanismes à l'œuvre dans l'apparition et le déploiement de nouvelles technologies, tant sur le plan des stratégies économiques et industrielles en présence que sur celui des valeurs implicitement drainées par les nouveaux outils et sur celui des présupposés individuels des développeurs de projets.

Soulignons enfin qu'une telle enquête sur l'amont de la filière se doit de recourir aux outils de différentes disciplines. Ainsi le concept de méso-système renvoie-t-il indiscutablement à l'économie industrielle, mais emprunte également à l'histoire pour ce qui concerne la détermination de ses « états » successifs et la délimitation de son horizon temporel. L'examen des valeurs sous-jacentes aux avancées contemporaines de l'intelligence artificielle s'inscrit dans la ligne d'une certaine philosophie critique de la technique. Enfin, en mettant en relation les conceptions véhiculées par les professionnels de systèmes et leurs modes de gestion des projets, on se situe sans aucun doute à la croisée d'approches plus psychologiques et organisationnelles.

Niveaux d'analyse différents et complémentaires, préférence accordée à la description systématique, fertilisation croisée entre plusieurs disciplines : voici les traits marquants de ce numéro. Puissent-ils contribuer à mettre en appétit nos lecteurs...

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