Disparues


Numéro 3 - Quels usages pour l’autoroute électronique ?

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1994


Résumé
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  Résumé

Dans ce numéro, Pierre Chambat passe en revue les différentes problématiques sociologiques des usages des NTIC : la sociologie de la diffusion, celle de l'innovation et celle de l'appropriation. Il en conclut que « si le consensus s'établit sur l'idée banale que la technique n'est pas neutre, ce constat débouche sur des modes d'appréhension des usages extrêmement différents ». Pierre Brouillard met pour sa part en évidence, à partir d'une enquête effectuée par entrevues en 1993, l'importance croissante des fournisseurs de services au fur et à mesure que s'impose l'utilisation des services de transaction comme vecteur principal du développement de la télématique française. Enfin, Yves Punie, Alexa Veller, Pascal Verhoest et Jean-Claude Burgelman proposent aux pouvoirs publics une approche davantage centrée sur la diffusion que sur l'innovation dans la définition de leurs politiques de développement économique et technologique. Pour ce faire, il faut prendre en compte les besoins d'information et de communication des diverses catégories d'usagers ainsi que les contraintes et résistances qu'entraine l'introduction de nouveaux services, comme le démontrent les résultats des trois études de cas qu'ils ont effectués auprès des usagers de trois nouveaux services de télématique en Belgique.

La question principale, nous semble-t-il, qui émerge de la lecture de ces trois textes est celle du processus de formation des usages et du rôle qu'y jouent différents types d'acteurs : les promoteurs et opérateurs de réseaux, les fournisseurs de services et les usagers eux-mêmes. Comme le fait remarquer Pierre Chambat, la multiplicité des acceptions de la notion d'usage provient sans doute du fait qu'elle se situe à la jonction de diverses logiques (technique, économique, politique, sociale, identitaire). Les groupes d'acteurs, selon leurs intérêts particuliers, s'inscrivent bien sûr différemment à l'intérieur de chacune de ces logiques.

En Amérique, on le sait, la télématique n'a fait l'objet d'aucun grand plan de développement collectif. L'offre de services « à valeur ajoutée » a été laissée au gré du marché, et a emprunté divers canaux et combiné divers instruments, du micro-ordinateur au CD-ROM, en passant par la téléphonie et la câblodistribution. Ce n'est que récemment que la métaphore de « l'autoroute électronique », lancée au début des années quatre-vingt par Al Gore - devenu depuis lors vice-président des Etats-Unis - s'est imposée comme référence quasi universelle dans les médias, avec ce qu'elle peut véhiculer de connotations velléitaires et intégratrices.

L'Amérique expérimente donc les réseaux à larges bandes. Pour quoi faire ? Si l'on se fie au discours du vice-président Gore, les « electronic superhighways » devraient surtout servir à des fins éducatives, médicales, communautaires, sociales. Elles devront donc relier en priorité les écoles, les universités, les hôpitaux, les bibliothèques, les centres communautaires et les services publics1. Le modèle de référence, c'est Internet, le réseau de réseaux, auréolé du prestige qu'il tire de ses racines dans le domaine de la recherche et de son mode de développement « coopératif, bénévole, communautaire ».

Mais la plupart des expérimentations offrent plutôt des jeux vidéos, de la télévision à la carte - films et événements spéciaux - et des transactions commerciales courantes - achat et vente à distance, home-banking, surveillance électronique, etc. Bref, les opérateurs de réseaux commerciaux misent sur le ludique et sur le pratique plutôt que sur l'informatif et l'éducatif, comme le souhaiteraient les promoteurs du modèle Internet. « La question est de savoir si nous voulons un réseau véritablement interactif ou simplement de la télévision. Aurons-nous une autoroute électronique gérée par des entreprises de télécommunications, abordable pour les citoyens et pour les entreprises, fondée sur le modèle interactif d'Internet ? Ou bien voulons-nous un modèle conçu par les entreprises des loisirs, qui risquent de se contenter de relier les foyers à 500 chaînes, réduisant les services interactifs à la portion congrue ? »2

On imagine facilement la réponse de ceux qui formulent cette question. Le compte-rendu d'un atelier, ayant comme thème Making Democracy Work, tenu dans le cadre d'une rencontre consacrée au National Information Infrastructure, à Washington, en fournit un bon échantillon : « This panel addressed whether the NII can support increased civic participation, free speech and assembly, and privacy. Brian Banks stressed the NII's ability to bring about a reconfiguration of hierarchies ; enhanced citizen participation in the decision making process would be the most fundamental change. Jim Butler revisited the NII's potential for community development, educational opportunity, and access to government databases. Mitchell Kapor focused on the potential for achieving the Jeffersonian principles of individual liberty and decentralization. The Internet has enormous democratic potential, but it is not easy to use. The emphasis should be on the Internet and interactivity, not on the Information Superhighway and Hollywood reruns »3.

Voilà une autre pièce à verser aux archives du Technological Sublime. L'argumentation n'est pas nouvelle. Les promoteurs de chaque innovation technologique, dans le domaine des communications, ont toujours cherché, depuis l'invention du télégraphe, une légitimation sociale du côté des applications potentielles en matière d'information et d'éducation. L'histoire nous apprend que les applications ludiques et bêtement pratiques ont presque toujours pris le pas sur les autres.

La question mérite certainement d'être posée, pour susciter un débat public et infléchir si possible l'action gouvernementale. Telle que formulée, elle reste cependant un peu trop idéaliste et velléitaire pour guider l'investigation scientifique. Le problème, ce n'est pas « ce que nous voulons » versus « ce que veulent des marchands de divertissement ». La question de recherche à se poser, c'est comment se développent et s'imposent les usages compte tenu des intérêts des promoteurs, des fournisseurs et des usagers eux-mêmes, dans le cadre des règles juridiques, économiques et sociales qui déterminent la logique d'ensemble du secteur. De ce point de vue, les trois textes de ce numéro apportent chacun une contribution significative à la réflexion.

La recherche a maintenant bien documenté le chemin suivi par la télématique grand public en France depuis le début des années quatre-vingt. D'abord conçue en fonction d'usages utilitaires, elle a connu son envol grâce bien sûr à l'annuaire électronique mais aussi grâce au développement imprévu d'utilisations phatiques et ludiques. Puis les messageries ont amorcé leur déclin ; et s'imposent de plus en plus, à côté des services d'information, de multiples services de transaction. Les usages du Minitel ne sont pas encore entièrement stabilisés mais ils pointent clairement dans une direction utilitaire.

Comme le font remarquer Punie, Veller, Verhoest et Burgelman, la diffusion des nouvelles technologies et des nouveaux services doit tenir compte des usagers et de leurs besoins. Il faudrait peut-être y ajouter qu'en réalité elle dépend également de l'expression de leurs goûts par des comportements d'utilisation, gratuite ou payante. Ces usagers ont des goûts et des besoins variés. Les différentes technologies, comme les différents services proposés, ne satisfont pas également aux uns et aux autres. La convergence ne s'impose pas aussi facilement dans les faits que sur papier. Les décideurs, mais aussi les analystes, devraient davantage en tenir compte.

L'affirmation semble banale et le conseil évident. L'observation la moindrement attentive montre cependant que les pratiques sont loin de les avoir intégrés.

Notes

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