Disparues


Numéro 2 - Standardisation : de la production aux usages

Claire Lobet-Maris

Editorial -1994


Résumé
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  Résumé

La question de la standardisation occupe une place centrale dans les recherches menées actuellement dans le domaine des technologies de l'information et de la communication. Très souvent, c'est sous l'angle des effets de la standardisation que se mènent les travaux :

  • impact des normes sur la diffusion des technologies à travers les phénomènes d'externalités de réseau,

  • impact sur les usages, soulignant tantôt les effets bénéfiques des normes en termes de réduction des coûts induits par l'hétérogénéité et de liberté de choix par rapport aux offreurs de technologies, tantôt les effets négatifs en termes de rigidité des usages et d'inhibition des comportements innovants.

A uniquement questionner les normes du point de vue de leurs effets, on finit par oublier que celles-ci ne sont pas des données mais des constructions sociales à part entière qui se font et évoluent au gré des stratégies des acteurs industriels ou politiques et des utilisateurs.

Interroger les normes, non seulement sous l'angle de leurs usages mais aussi de leur production, tel est le propos de ce numéro thématique de TIS consacré à : « Standardisation : de la production aux usages ».

Dans la préface, Brousseau, après avoir énoncé trois raisons principales à l'existence de normes, pose la question de « la détermination des modalités optimales de la normalisation ». A travers ce problème, se dévoilent progressivement deux controverses majeures dans le domaine de la standardisation entre, d'une part, universalité et spécificité des normes et, d'autre part, intervention publique et « laisser faire du marché ».

« Toutes choses par ailleurs égales - souligne l'auteur - des normes universelles sont sans doute préférables à des normes qui le sont moins » et ce, pour les raisons évoquées ci-dessus. Cependant, de nombreux inconvénients existent aussi, qui expliquent la difficulté de construire des normes universelles et montrent que l'universalité n'est pas nécessairement souhaitable. Parmi ces inconvénients, citons tout d'abord les coûts de conception qui vont croissant avec le caractère universel du standard. Ensuite, l'existence d'un standard universel freine les innovations futures et, ici aussi, les coûts de mutation vont croissant avec l'universalité du standard. Enfin, plus le standard est universel, plus il s'appuie sur un dénominateur commun forcément petit, ne recouvrant qu'en partie les attentes spécifiques de ses usagers. Pour l'auteur, ces trois difficultés montrent toute la complexité de statuer sur un niveau « optimal » de standardisation. Elles obligent aussi à relativiser le caractère économiquement souhaitable de normes universelles et ce, d'autant plus qu'elles s'approchent du domaine des usages, où la diversité de comportements ne peut se satisfaire d'un plus petit commun dénominateur. Ces difficultés empêchent dès lors de formuler des recommandations claires quant à l'intervention souhaitable des pouvoirs publics en matière de standardisation. Selon l'auteur, ceux-ci se doivent d'être plus accompagnateurs qu'initiateurs du processus de standardisation, plus particulièrement pour les normes qui visent à réguler des domaines technologiques proches des usages.

On retrouve cette même préoccupation de la détermination des modalités optimales de standardisation dans l'article de Blankart et Knieps. S'appuyant sur les concepts économiques d'externalités de réseau, de variété et de recherche, les auteurs proposent une approche ouverte de la politique de standardisation. Cette approche très pragmatique repose sur la désagrégation d'une technologie en ses différents composants et sur l'évaluation économique de leurs exigences en matière de standardisation. Partant de cette désagrégation, les auteurs se proposent de distinguer deux types de composants technologiques : les composants de base et les composants appliqués. Les composants de base concernent des techniques fondamentales sur lesquelles s'appuient la conception et l'usage d'autres technologies. Pour de tels composants, les auteurs préconisent l'intervention publique comme seule capable d'engendrer la masse critique nécessaire à leur viabilité économique. Les composants appliqués, plus proches du domaine des usages, se caractérisent par un faible degré d'externalités mais sont en revanche plus sensibles économiquement à la variété et à la recherche. Dans leur cas, les auteurs préconisent l'intervention du marché comme moyen de favoriser l'innovation et la diversité souhaitées par les utilisateurs.

A cet égard, l'exemple de l'Echange de Données Informatisées (EDI) est très intéressant, dans la mesure où il s'agit d'un domaine technologique très proche des usages, dans lequel l'intervention publique en matière de standardisation est pourtant bien présente. Le cas de l'EDI serait-il l'exception qui confirme le raisonnement économique tenu plus haut ?

C'est à cette question que Webster entend répondre dans un article dont le cadre de référence est l'analyse politique. A travers une étude détaillée des différents lieux où s'instaurent des processus de standardisation EDI, l'auteur nous révèle progressivement les jeux de pouvoir et de domination qui se déroulent non seulement au sein de chacun de ces lieux mais aussi entre eux. L'enjeu de tels conflits ne porte pas tant sur la qualité technique intrinsèque des standards discutés que sur la volonté marquée de certains grands acteurs économiques de dominer le processus en imposant des exigences techniques conformes à leurs intérêts. S'attachant à l'exemple de UN/EDIFACT, l'auteur démontre que l'intervention publique s'est moins faite pour des raisons d'externalités de réseau que de guerre commerciale, l'Europe se devant de présenter un front uni face à ses rivaux nord-américains et asiatiques. Et c'est sans doute dans cette motivation de départ qu'il faut rechercher les difficultés d'UN/EDIFACT à s'imposer comme standard universel ; difficultés dues à l'opposition notamment nord-américaine aux volontés hégémonistes européennes, mais difficultés dues aussi, et surtout peut-être, à l'erreur stratégique de départ qui consiste à vouloir imposer un standard universel dans un domaine technologique dominé par la diversité des usages et la concurrence des acteurs. Cette rencontre entre prétention d'universalité et diversité des usages aboutit, dans les faits, à d'énormes lourdeurs bureaucratiques dans le processus de standardisation et à la création d'un standard UN/EDIFACT qui rompt avec la norme du plus petit commun dénominateur pour se conformer à celle du plus grand dénominateur commun entre des exigences diverses et contradictoires.

Le dernier article de Swatman et Swatman s'attache également au cas de l'EDI et analyse sur un plan plus technique et managérial les difficultés inhérentes à la co-existence de standards EDI le plus souvent incompatibles entre eux. De ce point de vue - et à l'encontre des analyses économiques et politiques développées ci-dessus - les auteurs prennent le parti de l'universalité des standards EDI. Cependant, l'analyse nous révèle la particularité du terme « universalité » quand il est couplé à EDI dans un standard où les options sont nombreuses et destinées à répondre à la diversité des usages concernés. Tel est bien le paradoxe d'un standard comme UN/EDIFACT, pour lequel l'universalité de la démarche ne s'avère porteuse d'efficience économique que par la reconstitution de la diversité dans les usages du standard à travers le choix d'options spécifiques à une communauté d'utilisateurs. Un tel paradoxe ne plaide-t-il pas en faveur d'un laisser faire du marché dans le domaine de l'EDI ? Les auteurs, se plaçant sur un plan purement technique, ne sont pas de cet avis, arguant qu'il est plus facile de rendre compatibles des standards créés à partir de la même racine que des standards émanant de racines différentes. Mais sans doute faut-il aussi voir dans leur réponse une hypothèse assez forte sur l'avenir de l'EDI en tant que technologie au service d'un marché global.

Une préface, trois articles ne peuvent épuiser toute la complexité des questions relatives à la standardisation. Tout au plus peuvent-ils suggérer quelques pistes prometteuses pour l'avenir et enrichir la réflexion de tous ceux qui, dans le monde de la recherche, de l'industrie ou du politique se questionnent aujourd'hui sur les processus de standardisation. Telle est aussi notre ambition en publiant ce numéro.

La coordination de ce numéro a été réalisée dans le cadre du Programme Pôle d'Attraction interuniversitaire des Services de la Programmation de la Politique scientifique.

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