Disparues


Numéro 2/3 - L’ordinateur, l’homme et l’organisation

Luc Wilkin

Editorial -1991


Résumé
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  Résumé

A propos de l'ordinateur, l'homme et l'organisation

En mai 1990, la Section « Informatique et Sciences humaines » de l'Université Libre de Bruxelles organisait, à l'occasion du dixième anniversaire de sa création, un colloque qui avait pour thème « L'ordinateur, l'homme et l'organisation ». Une centaine de communications devaient y être présentées par des chercheurs issus de pays, d'horizons intellectuels et d'intérêts très divers. Cette diversité correspondait d'ailleurs au souhait des organisateurs de créer un espace de discussion et d'échange entre participants aussi ouvert et libre que possible.

Les textes de la présente livraison de la revue constituent un échantillon des contributions présentées et reflètent la tonalité générale du colloque. Nous nous sommes toutefois efforcé d'opérer, au-delà de l'éclectisme des articles retenus, un regroupement à partir de ce qui nous a semblé commun, en matière de problématique, entre certains auteurs.

C'est ainsi que Anna Krajewska et Colin Gill s'efforcent - à des niveaux différents, comme nous allons le voir - de dégager les spécificités des processus d'informatisation dans des contextes nationaux très variés. Geoff Walsham, d'une part, Ghislain Lévesque et Ginette Sheehy, d'autre part, s'intéressent aux mêmes processus, mais dans des contextes organisationnels distincts. Peter Lequesne, Reima Suomi et Ann Séror nous apportent des contributions liées à l'analyse critique et à la mise au point d'outils susceptibles de servir de support au décryptage ou à la conception de systèmes informatisés de gestion. Enfin, Urs Gattiker, Christine Poyet et Michel Neboit, Michel Plaisent, Prosper Bernard et Cataldo Zuccaro abordent sous des aspects différents des problèmes d'interfaçage entre individus et machines.

Contextes nationaux

Avec l'article de Anna Krajewska, nous saluons l'entrée dans la revue d'une contribution provenant d'un pays de l'Est et donc d'une thématique dont on peut espérer que l'avenir nous apportera de nouveaux éclairages et résultats dé recherche. Anna Krajewska aborde la question de l'usage des technologies de l'information sous l'angle socio-économique et, en particulier, des politiques menées en Pologne en vue d'acquérir des technologies produites ailleurs. Après avoir mis en évidence l'état des usages dans l'industrie polonaise et la faiblesse des rythmes de diffusion, elle cherche les racines du phénomène dans les motivations qui ont conduit les directions à adopter leurs équipements, motivations qui ne peuvent se comprendre que dans le contexte des règles qui prévalent au sein d'une économie planifiée centralement. Le décor planté, Anna Krajewska nous livre les résultats d'enquêtes de terrain visant à déterminer les changements produits : que devient le contenu du travail ? Qu'en est-il des qualifications et des niveaux de salaire ? Quelle place occupent les problèmes de sécurité et de santé des travailleurs ? Autant de questions posées depuis longtemps, sans doute, en Europe de l'Ouest mais qui appellent ici des réponses quelque peu différentes. Nous laisserons évidemment au lecteur le soin d'apprécier les différences, tout comme d'ailleurs les espoirs que formule l'auteure à l'issue de ses enquêtes. Il y a là des pistes de réflexion et de débat intéressantes qu'il serait utile d'explorer plus avant.

Colin Gill rend compte, quant à lui, d'une vaste enquête sur la participation des travailleurs dans les douze Etats membres de la Communauté européenne. Son approche s'insère dans le cadre du débat qui entoure la question des relations industrielles (au sens large) et du rôle de celles-ci dans les conditions d'adoption et de diffusion des technologies de l'information. L'auteur nous propose à cet égard une sorte de modèle contingent d'intelligibilité. En effet, la possibilité, l'étendue et le rôle des systèmes de participation propres à chaque Etat ne peuvent, selon l'auteur, se mesurer et s'expliquer que si on prend en considération le style de management qui prédomine, le degré de dépendance des directions d'entreprise à l'égard du « stock » de compétence et de qualification disponible sur le marché du travail, l'organisation des systèmes syndicaux ainsi que les traditions de négociations de ces derniers, l'arsenal juridique mis en place et donc le droit de la participation et, enfin, le niveau de centralisation/décentralisation du système de relations industrielles. Autant de facteurs qui contribuent à former une image très contrastée des pratiques prévalant au sein de la Communauté. S'appuyant par ailleurs sur une enquête relative aux attentes réciproques des acteurs (représentants syndicaux et patronaux) et à leurs prévisions de l'évolution future, Colin Gill conclut qu'en dépit de divergences perceptibles, la tendance est à un désir de participation accrue.

Contextes organisationnels

La littérature nous livre de nombreux exemples d'échecs et de réussites de systèmes de gestion informatisés. Geoff Walsham nous relate un exemple d'échec dont il cherche à dégager les causes à partir d'une approche qui emprunte ses concepts à la fois aux recherches sur les systèmes d'information, à la théorie des organisations et aux études sur les processus de changement. L'idée maîtresse de l'auteur est que, lorsqu'il est envisagé d'introduire un nouveau système, il s'avère essentiel d'aborder les problèmes soulevés par la dynamique de l'implémentation dès le début du projet, c'est-à-dire au niveau même de la phase d'évaluation préalable. Sans doute ce point de départ n'est-il pas neuf. En revanche, la méthodologie suggérée est plus novatrice. Geoff Walsham propose, en effet, de représenter le changement comme une « réalité » qui se forge progressivement à travers l'interaction permanente entre le contenu, le contexte et le processus de changement lui-même. De là l'idée selon laquelle la phase initiale d'évaluation doit comprendre l'élaboration d'une représentation détaillée de la situation de changement à partir de ces trois éléments.

La prise en compte du contexte (y compris l'histoire de l'organisation) renvoie à l'infrastructure informatique disponible (équipements, logiciels, politiques d'informatisation, etc.) et à sa constitution au fil du temps, à l'évolution et à l'état de la position des acteurs, aux schémas qui règlent l'organisation du travail, aux attitudes des acteurs et aux logiques d'action qui caractérisent le mode de fonctionnement de l'entreprise. Le contenu du changement et le processus de changement peuvent quant à eux s'interpréter en termes culturalistes et politiques. La première dimension fait référence aux modifications de rôle qu'impliquent les objectifs poursuivis. La seconde perspective renvoie aux jeux de pouvoir et à l'émergence des conflits résultant de la (re)mise en cause de positions et de droits acquis. L'étude de cas décrite dans l'article illustre l'usage qui est fait de ces concepts par l'auteur. Celui-ci dégage ensuite quelques leçons susceptibles d'aider les praticiens à se forger d'entrée de jeu une représentation prospective du processus de changement.

On retrouve dans l'article de Ghislain Lévesque et de Ginette Sheehy l'hypothèse historiciste introduite par Geoff Walsham. L'objet des auteurs est, en effet, d'essayer de comprendre comment s'est effectué le passage d'une vision essentiellement transactionnelle, à portée productiviste, à une vision stratégique des systèmes d'information et en quoi l'évolution des technologies et des méthodologies de développement ont stimulé un tel changement de vision. A l'appui de leur démonstration, les auteurs étudient le cas des caissiers automatiques bancaires et celui de l'évolution des systèmes d'information dans une grande entreprise bancaire. A cette occasion d'ailleurs, ils réintroduisent une hypothèse plus proprement culturaliste.

Outils de développement

L'analyse de Peter Lequesne concerne l'apparition d'outils de développement logiciels. Si de tels outils, aux yeux de leurs promoteurs, renouvellent l'usage des technologies de l'information dans une perspective de plus grande efficacité, se pose toutefois la question des représentations qui fondent leur conception. En effet, pas plus que toute autre technologie, de tels outils ne peuvent prétendre à la neutralité épistémologique. L'article de Peter Lequesne cherche précisément à mettre en évidence les présupposés et postulats largement implicites qui les fondent sous l'angle des représentations de l'organisation. Le résultat de son « questionnement » aboutit à constater le très grand classicisme qui prévaut dans ce domaine, avec une forte empreinte des méthodes tayloriennes d'organisation teintée d'un structuralisme qui emprunte ses concepts de base aux plus pures platitudes des pères fondateurs de l'école classique en organisation. Certes, ici et là, surgissent des rudiments de concepts issus du mouvement des relations humaines mais dans lesquels l'humain est ravalé au rang de boîte noire. D'où l'idée que de tels outils restent à la fois très normatifs dans leurs effets et « directoriaux » dans leurs intérêts. De là aussi la nécessité de s'inspirer, dans ce domaine, de développements plus récents tels qu'on les retrouve, par exemple, dans les diverses théories de l'action, voire dans les théories critiques modernes.

Avec l'article de Reima Suomi, c'est un tout autre éclairage qui nous est proposé : celui de la théorie des coûts de transaction dont on sait qu'elle suscite, depuis quelque temps, une nouvelle vague de recherches tant en économie de l'entreprise - son terrain d'apparition - que dans l'étude du rôle des systèmes d'information au sein de celle-ci. D'abord cantonnée à des questions relativement abstraites, la théorie des coûts de transaction commence à apporter aujourd’hui des réponses à des questions plus « pragmatiques » telles que celles posées par l'auteur : comment repérer les domaines qui offrent les possibilités les plus prometteuses d'utilisation d'un système informatisé inter-organisations ? Faut-il construire de tels systèmes de manière autonome ou, au contraire, en collaboration ? Pour répondre à de telles questions, il convient de mettre en place et de définir soigneusement un certain nombre de concepts. C'est•ce que fait Reima Suomi en proposant une série de définitions opérationnelles - relatives aux coûts de transaction, aux composantes de ceux-ci et au marché - ainsi qu'une taxonomie des critères d'évaluation des coûts de transaction. En s'appuyant sur une base conceptuelle solide, il devient dès lors possible de construire un modèle de choix dont l'efficacité est ensuite testée par l'auteur sur une étude relative au secteur des assurances automobile.

Quelles contributions les systèmes experts peuvent-ils apporter à la gestion de l'innovation et, plus particulièrement, au processus de recherche et développement de nouveaux produits ? L'article d'Ann Séror montre que la réponse à une telle question doit passer par une analyse minutieuse de la conception même des systèmes experts et des processus analytiques que ceux-ci supposent. Elle montre qu'à cet égard il y a. lieu d'analyser les tâches et les processus de décision impliqués par le processus de recherche et développement. Il apparaît que celui-ci est complexe, comporte des niveaux de décision différents et des intervenants variés dont les exigences, en matière d'informations et de processus cognitifs, sont elles-mêmes nombreuses et variées. Il en découle que, dans l'application des systèmes experts à la gestion et au contrôle des projets de R-D, le choix et le pilotage d'outils de modélisation constituent des éléments particulièrement critiques. Ann Séror nous livre sur ce point une analyse de la plupart des modèles ou familles de modèles disponibles à divers niveaux (planification stratégique, sélection de projets, allocations de ressources, ordonnancement et contrôle) pour en dégager les forces et les faiblesses. Elle conclut qu'en dépit de nombreuses lacunes, les systèmes experts offrent aujourd'hui de nombreuses possibilités encore largement inexploitées mais surtout, nous semble-t-il, des pistes de recherche totalement inexplorées.

Problèmes d'interface

Dans cette dernière partie sont avant tout traitées les questions relatives à la maîtrise, par les individus, des outils qui sont mis à leur disposition dans l'exercice de leurs activités de travail.

L'article de Urs Gattiker traite de la « grande » question de la formation et de l'acquisition des compétences par les utilisateurs lors de l'utilisation de l'informatique et de la micro-informatique. L'auteur se livre à une revue critique des recherches entreprises dans ce domaine et à un plaidoyer pour une approche inter-disciplinaire. Sous l'angle de l'évaluation de la recherche, l'auteur dresse un vaste panorama des résultats accumulés ces dernières années en s'appuyant sur quatre questions. Les facteurs socio-démographiques permettent-ils d'expliquer les différences individuelles en matière d'acquisition de compétences ? Les aptitudes et les motivations initiales jouent-elles un rôle et si oui, de quelle ampleur ? Les contraintes de travail pèsent-elles d'un poids particulier ? Quelle est la contribution de la qualité de l'interface opérateur-machine au processus d'acquisition de compétences ? Les réponses sont, on s'en doute, très contrastées et souvent contradictoires. Il n'en reste pas moins qu'elles permettent de dégager des leçons générales susceptibles d'améliorer l'efficacité des opérations de formation.

Il faut cependant pousser l'enquête plus loin en prenant en considération trois facteurs « contextuels » que les études portant sur les questions précédentes ont eu tendance à ignorer, à savoir : le contexte de l'apprentissage (la classe, le laboratoire ou le lieu de travail), la méthode d'enseignement, le temps consacré à la formation et la fréquence des sessions. Ici encore apparaît une moisson de résultats intéressants mais qui soulèvent plus de questions qu'ils n'en résolvent. De là la critique de base : trop souvent, la recherche apparaît comme cloisonnée entre disciplines telles que la psychologie cognitive, la psychologie industrielle, l'ergonomie, la psychopédagogie, la sociologie des organisations ou les études pragmatiques sur la gestion des entreprises. C'est à partir d'un tel constat que l'auteur tente de renouer les fils en cherchant à relier les résultats issus de ces champs différents, en montrant les points de convergence, de divergence mais aussi les « ensembles vides » - donc les questions sans réponse - qu'un tel exercice met en évidence. Il propose, dans cette perspective, une série de questions de recherche, un certain nombre de recommandations pratiques et aussi quelques mises en garde.

Christine Poyet et Michel Neboit traitent également du problème des compétences humaines mais, cette fois, dans le domaine de la robotique. La question posée ici est celle du danger que courent les opérateurs dans le voisinage immédiat des robots et des systèmes de protection qui, nécessairement, en découlent. La réponse des auteurs est qu'il convient d'augmenter la fiabilité et la sécurité par une amélioration du dialogue opérateur-robot. C'est ce qui les conduit à analyser de manière systématique les erreurs imputables au manque de compatibilité entre les interfaces et les modalités de fonctionnement cognitif des utilisateurs. Trois domaines apparaissent comme cruciaux : la représentation de la configuration du robot, la recherche de compromis entre exhaustivité et guidage et, enfin, le manque de transparence du fonctionnement des dispositifs mis en oeuvre.

Michel Plaisent, Prosper Bernard et Cataldo Zuccaro s'attachent, quant à eux, au problème de la convivialité de l'interface utilisateur-machine et, plus particulièrement, à celui de la « mesure » de ce concept. Après une discussion des multiples dimensions que recouvre l'idée de convivialité, ils rendent compte de l'élaboration d'un instrument de mesure d'évaluation de la convivialité du logiciel Lotus 1-2-3, du test de cet instrument, des résultats obtenus et des problèmes de validation soulevés. Sans être totalement concluante, l'expérience apporte néanmoins de très utiles pistes de réflexion.

L'ensemble des contributions ici rassemblées n'épuise évidemment pas les sujets qu'elles abordent. Si elles ont quelque vertu, c'est, nous semble-t-il, autant par les questions qu'elles (re)lancent, les pistes nouvelles qu'elles suggèrent et les éclairages qu'elles proposent que par les résultats concrets auxquels elles aboutissent. Il nous reste à fonder l'espoir que le lecteur - qu'il soit praticien ou chercheur - trouve ici des occasions de « croiser » des concepts empruntés à des disciplines diverses afin d'en dégager un tableau général propre à guider ses réflexions futures.

Avant de céder la place aux auteurs, nous aimerions remercier quelques personnes et institutions qui ont contribué à la réalisation du colloque dont est issu ce numéro de T.I.S.

L'Université Libre de Bruxelles (Faculté des Sciences sociales, politiques et économiques) et la Commission des Communautés européennes (en particulier la Direction générale XIII) ont apporté une aide matérielle et financière sans laquelle nous n'aurions pu réaliser cette manifestation. Nous tenons également à remercier les membres du Comité scientifique pour le rôle qu'ils ont joué dans la sélection des exposés, ainsi que les chercheurs du Groupe de recherches en informatique et sciences humaines qui n'ont pas ménagé leur peine et leur temps dans l'ensemble de l'organisation. Enfin, que soient également remerciés François Pichault et Gaëtan Tremblay pour avoir ouvert les pages de T.I.S. aux intervenants du colloque.

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