Disparues


Numéro 2 - Représentations, stratégies et usages sociaux

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1989


Résumé
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  Résumé

Les quatre articles et les deux notes de recherche de ce numéro nous proposent un menu substantiel : un nouveau concept, celui d'intégratique (Alsène et Denis) ; un nouveau modèle qui intègre les éléments internes et externes des stratégies de communication de l'entreprise (Blili et Rivard) ; deux analyses de l'importance et du rôle des représentations dans la définition des systèmes d'information organisationnels (Landry et al.) et dans l'utilisation pédagogique des micro-ordinateurs (Cernuschi) ; des observations sur les usages domestiques d'un nouveau moyen de communication, le visiophone (Jauréguiberry) ; et un examen du rôle des consommateurs dans la définition des usages de la micro-informatique (Santerre).

L'articulation des textes de ce numéro se donne à lire sous la forme d'un tableau à double entrée. Sur l'axe des approches, ce numéro est placé sous le signe de la complexité et de l'intégration. Sur l'axe des objets, il dirige le projecteur sur les acteurs sociaux - leurs représentations, leurs stratégies, leurs comportements - plus que sur la technologie.

Complexité des rapports sujet-objet, des liens gestion-production, des interdépendances entre les relations internes et externes des organisations, des interactions entre l'offre et la demande dans la détermination des usages sociaux, des rapports imaginaires à la technologie, des fonctions remplies par divers appareils. La complexité revient comme un leitmotiv des auteurs de ce numéro, de Landry et al., qui en proposent une analyse théorique à Blili et Rivard qui l'articulent dans les modèles d'évaluation qu'ils suggèrent, en passant par Cernuschi qui la décrit dans les rapports imaginaires que les élèves entretiennent à l’ordinateur.

Ce constat et cette analyse de la complexité débouchent sur des tentatives de prise en charge et d'intégration, que ce soit par la reprise ou la création de concepts, comme la représentation paradoxale (Landry et al.) et l'intégratique (Alsène et Denis), ou par le développement de modèles stratégiques (Blili et Rivard) et de programmations d'usages (Jauréguiberry), ou encore par une analyse dialectique des rapports entre l'offre et la demande (Santerre).

Mis à part celui d'Alsène et Denis, les articles de ce numéro privilégient le pôle des acteurs à celui de la technologie, que ces acteurs soient des organisations (Landry et al. ; Blili et Rivard), des agrégats de consommateurs et des groupes populaires (Santerre), des ménages (Jauréguiberry) ou des individus (Cernuschi). Seuls Alsène et Denis, sans pour autant s'enfermer dans une approche déterministe, mettent l'accent sur le rôle structurant des technologies d'information et de communication en proposant leur concept d'intégratique, qu'ils définissent comme « la tendance à l'intégration informatique des activités et des fonctions de l'entreprise, par le recours à des bases de données et des systèmes de communication ».

Un autre terme « en tique » est-il bien nécessaire ? N'est-ce pas céder à une mode logomachique trop répandue ? L'intérêt principal du concept, nous semble-t-il, réside dans le fait qu'il fait référence aux processus plus qu'aux objets, contrairement à ses jumeaux « robotique » et « bureautique ». Ce n'est pas l'informatisation d'un seul type d'activité, de production ou de bureau, qui est ici en cause ; c'est l'articulation même des diverses fonctions de l'entreprise. L'intégratique renvoie à la notion de réseau, à la mise en place et au fonctionnement d'un réseau technologique dans l'entreprise. Ce phénomène devait être circonscrit et nommé.

Le concept d'intégratique est à l'entreprise ce que celui de télématique est à l'ensemble de la société : le premier décrit un réseau informatique interne à l'entreprise ; le second un réseau informatique grand public et interinstitutionnel. Le taux d'équipement des ménages mesure la diffusion de diverses innovations électroniques. La télématique évoque le processus de leur interconnexion croissante. Analogiquement, la bureautique et la robotique font référence à l'équipement informatique des entreprises et à l'informatisation sectorielle de leurs activités ; l'intégratique appréhende leurs interrelations et leur intégration d'ensemble. Le développement de la recherche nous fournira sans doute bientôt des typologies d'intégratique et de télématique, permettant d'apprécier non seulement les niveaux d'intégration mais aussi les formes diverses qu'elle peut prendre.

L'approche de Blili et Rivard est différente en ce qu'elle porte son attention sur les sujets plutôt que sur les objets, sur les stratégies plutôt que sur les processus. Le point d'intégration de la complexité est recherché dans les stratégies des entreprises, au double niveau des relations internes et des relations externes. Blili et Rivard identifient les prémisses d'une véritable mutation dans le fait que les entreprises utilisent maintenant les technologies d'information et de communication, non seulement pour gérer leurs opérations internes, mais aussi pour se procurer un avantage compétitif sur le marché : « alors que les applications traditionnelles sont destinées à traiter et à communiquer l'information nécessaire au contrôle, à la planification et à la prise de décision, les applications de type stratégique utilisent la technologie informatique comme arme stratégique, permettant ainsi d'augmenter la dépendance des clients ou des fournisseurs, de créer des barrières à l'entrée ou de contrer les agissements des concurrents du même secteur industriel ». Ils concluent leur étude en proposant un modèle qui prenne en compte tout autant l'informatique de l'utilisateur que l'utilisation stratégique de l'informatique.

Cernuschi et Landry et al. traitent de l'importance et du rôle des représentations chez les usagers des technologies d'information et de communication, quoique à des niveaux et dans des contextes fort différents. Landry et al. procèdent à une analyse théorique ; Cernuschi rapporte les résultats préliminaires d'une recherche empirique. Landry et al. s'intéressent aux fonctions de la représentation dans la vie organisationnelle et dans l'élaboration d'un SIO ; Cernuschi étudie les fantasmes d'enfants qui utilisent la micro-informatique.

Après avoir passé en revue et critiqué les approches de la complexité centrées sur l'objet, Landry et al. rétablissent le rôle du sujet dans l'appréhension et la définition de cette complexité, socialement et historiquement relative. Au terme de leur discussion théorique, ils concluent à la nécessité de prendre en compte les concepts de représentation et de représentation paradoxale dans la compréhension de la complexité à laquelle sont confrontés les concepteurs de systèmes d'information organisationnels : " [...] il nous apparaîtrait intéressant de s'interroger d'une façon plus systématique, non seulement sur les conséquences de l'usage de chacune de ces métaphores, mais encore sur la question de savoir comment incorporer dans une même vision de l'organisation aux fins de développement des SIO, plusieurs métaphores à la fois complémentaires et contradictoires dont chacune d'elles apporte un éclairage particulier et pertinent ".

Cernuschi a interrogé des enfants, par questionnaires et entrevues, pour savoir si, dans leur imaginaire, l'ordinateur est doué d'intelligence, voire de conscience, et s'il est capable de sentiments. Dans leur grande majorité, les enfants attribuent intelligence et conscience à l'ordinateur, même si un certain nombre le savent programmé. Mais seuls une minorité d'entre eux, surtout des enfants qui vivent dans un contexte socialement ou affectivement difficile, le croient doté de capacités émotives. Après avoir analysé ces quelques cas, Cernuschi en vient à la conclusion suivante : « aussi loin que mon étude me le permet, je peux observer que ce qui induit des enfants malheureux à s'appuyer sur l'ordinateur comme un objet mi-extérieur et mi-partie prenante de leur vie émotionnelle, ce sont les conditions sociales ou familiales ».

Les deux autres textes de ce numéro traitent des usages domestiques du visiophone (Jauréguiberry) et de la micro-informatique (Santerre). Les techniques considérées sont différentes, les perspectives également. Jauréguiberry présente les « premières constatations qui se dégagent d'une recherche portant sur la nature des usages effectifs du visiophone, actuellement expérimenté à Biarritz ». Ses observations présentent d'autant plus d'intérêt que la technologie de la visiophonie est encore peu répandue et qu'on ne sait encore que peu de choses sur les utilisations potentielles et réelles qui peuvent en être faites. On y apprend que le visiophone est un instrument de convivialité, qui convient davantage aux relations intimes que formelles : « on visiophone aux gens que l'on connaît déjà ». Les seuls usages instrumentaux qu'on en fait, dans les relations avec les commerçants ou l'administration publique, sont ceux qui impliquent la présentation d'objets ou d'images. Mise en scène de personnes dans les relations privées, représentation d'objets dans les communications publiques : le nouvel appareil semble supporter des usages différenciés. Et il s'intègre à ce que Jauréguiberry appelle une programmation d'usages, en référence aux stratégies que développent les consommateurs dans l'utilisation de différents médias pour des fonctions spécifiques.

Santerre discute des rapports dialectiques entre l'offre et la demande dans le développement des usages sociaux de la micro-informatique. Tout en reconnaissant que « la détermination apparaît beaucoup plus nettement du côté de l'offre que de la demande », elle s'interroge sur la manière dont les consommateurs contribuent à fixer certains usages sociaux. Elle inventorie diverses stratégies de résistance : décisions d'achat, détournements d'usages, attitudes de marginalisation. Elle scrute le rôle de la diffusion de la culture technique comme enjeu stratégique et comme moyen d'appropriation sociale. Elle évalue finalement l'impact de l'action collective menée par des groupes de loisirs, certains groupes populaires et des expérimentateurs sociaux. Ses conclusions manifestent un certain optimisme, mais qui reste relativement prudent : « il faut bien reconnaître en effet que si la capacité des consommateurs d'orienter le développement de ces nouveaux usages s'avère tout compte fait fort restreinte, ils n'en détiennent pas moins un certain pouvoir d'influence qu'on mesure et qu'on utilise encore très mal... L'intérêt d'une telle approche tient avant tout à ce qu'elle pose la question de la participation des consommateurs à la formation des usages sociaux non pas comme un acquis, mais plutôt comme un enjeu ».

Représentations, stratégies, usages : trois concepts classiques, interdépendants et fondamentaux pour la description et la compréhension de l'interaction des sujets, individuels et collectifs, avec la machine. Remarquons que ce sont trois concepts qui dépassent les frontières disciplinaires et trouvent pertinence et application en économie politique, en management, en communications, en sociologie, etc. L'approche multidisciplinaire souhaitée et promue par T.I.S. passe nécessairement par l'adoption d'un langage commun. Les auteurs de ce numéro, en projetant un éclairage sur certaines facettes des représentations, des stratégies et des usages des acteurs sociaux y contribuent de façon significative. A l'autre pôle de l'interaction, celui des objets, le nouveau concept d'intégratique remplira sans doute des fonctions similaires.

Le numéro d'automne 1990 de T.I.S. (vol. 3, n° 1) portera sur « l'informatique et la gestion » et celui de l'automne 1991 (vol. 4, n° 1) sera consacré aux « nouvelles technologies et modes de vie ». Nous invitons cordialement tous les auteurs intéressés à nous soumettre leur manuscrit dans les meilleurs délais.

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