Disparues


Numéro 3

François Pichault et Gaëtan Tremblay

Editorial -1989


Résumé
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  Résumé

Après trois numéros, le comité de rédaction de Technologies de l'Information et Société (T.I.S.) a de plus en plus l'impression d'avoir relevé son premier défi. Le projet d'une revue scientifique ayant pour thème les rapports entre le développement technologique et le développement social se fondait sur la perception d'un manque de moyens de diffusion des travaux de langue française en ce domaine. La réponse enthousiaste des auteurs nous confirme que Technologies de l'Information et Société répond réellement à un besoin. Malgré le fait que la revue soit encore relativement peu connue, le comité de rédaction a reçu, pour chacun de ses trois premiers numéros, une vingtaine de propositions d'article. Merci à tous nos auteurs, y compris à ceux dont nous n'avons pu à ce jour publier les textes. Nous espérons avoir le plaisir de le faire dans un proche avenir.

Compte tenu de la qualité des textes publiés, le comité de rédaction est persuadé que Technologies de l'Information et Société passera avec succès son second test, celui de la constitution d'un public lecteur suffisant pour assurer sa survie.

Ce troisième numéro aborde encore une fois des sujets variés : 1) les formes de la production sociale liées aux usages grand public des nouvelles technologies (Jouât) ; 2) les sentiments de peur que suscite l'utilisation d'un micro-ordinateur (Proulx et Tahon) ; 3) les transformations du droit et des pratiques bureaucratiques qu'entraîne la généralisation de l'informatique dans le processus d'information relatif aux personnes (Péladeau) ; 4) une interprétation des stratégies syndicales dans le cadre d'une analyse des rapports entre mutations technologiques, emploi et travail (Alaluf et Stroobants) ; 5) les réactions de gestionnaires à l'introduction de systèmes de communication médiatisés (Gingras et Martineau).

Il est question, dans ce numéro, des usages et des rapports à la technique, tant ludiques que professionnels, au travail comme à la maison, chez différents groupes d'acteurs sociaux (professionnels, gestionnaires, ouvriers, juristes et bureaucrates). Les lecteurs auront donc le choix, suivant leur champ d'intérêt ou leur appartenance disciplinaire, de porter leur attention sur un article plutôt que sur un autre. Les sociologues des organisations et les spécialistes de la communication organisationnelle s'intéresseront davantage à l'article de Gingras et Martineau. Les sociologues du travail opteront de préférence pour celui d'Alaluf et Stroobants tandis que les juristes jetteront leur dévolu sur celui de Péladeau. Enfin, ceux qui s'intéressent à la télématique grand public liront d'abord le texte de Jouât et ceux qui se préoccupent des rapports émotionnels à la machine commenceront par celui de Proulx et Tahon. Chacun y trouvera une approche pertinente, une analyse rigoureuse et intéressante et des résultats stimulants pour sa réflexion et ses travaux.

Cette stratégie de lecture est courante et s'explique aisément. Mais le lecteur aura intérêt à dépasser ce réflexe disciplinaire. La lecture croisée des différents articles fait ressortir un ensemble de thèmes transversaux dont le développement différencié alimente et enrichit ce débat interdisciplinaire auquel Technologies de l'Information et Société prétend contribuer. Trois thèmes, en particulier, ont retenu notre attention : 1) la relative nouveauté et la filiation des nouvelles technologies ; 2) la rationalité et la non-rationalité dans les rapports à la technique ; 3) la mise en perspective du développement technologique par rapport aux enjeux socio-économiques.

Le discours sur les nouvelles technologies est souvent truffé d'expressions dithyrambiques, telles que révolution technologique, société de l'information, knowledge society, révolution technétronique, etc. Toutes expressions qui renvoient à l'idée d'une rupture radicale provoquée par le développement des technologies modernes de communication et d'information. Tous les auteurs de ce numéro discutent, à un niveau ou à un autre, de ce caractère « novateur » des N.T.I. et des transformations qu'on leur impute. Aucun n'adopte le point de vue du déterminisme technologique. Ni d'ailleurs celui de la neutralité technique. Leur approche est plus nuancée et conjugue l'influence des facteurs sociaux à celle des facteurs techniques.

Josiane Jouât s'attache à montrer comment certains usages de la télématique et de la micro-informatique s'apparentent à l'utilisation d'autres équipements domestiques (en particulier audiovisuels) et comment d'autres usages, plus liés aux particularités de ces nouvelles techniques, s'en distinguent nettement. Son examen de la construction de l'usage social selon trois perspectives différentes - la consommation, l'autonomie et l'interaction sociotechnique - produit une analyse fine de ce caractère novateur, traditionnel ou archaïque des pratiques grand public qui se développent autour du vidéotex et du micro-ordinateur.

Pierrôt Péladeau aborde son étude des conséquences de l'informatisation sur le procès d'information relatif aux personnes en établissant au départ une filiation entre l'informatique et l'écriture. S'appuyant sur les travaux de Goody et Arsac, il attribue au passage de l'oralité à l'écriture les mutations fondamentales dans les modes de communication des connaissances. L'informatique ne relève pas, selon lui, d'une logique foncièrement différente de celle de l'écriture, tout en constituant une technologie particulière qui en infléchit ou accentue certaines potentialités. Il montre en particulier comment le recours à l'informatique conduit à la prédominance du calcul sur la référence à l'histoire personnelle non seulement dans le processus de décision concernant des cas singuliers mais dans le mode même de constitution de la norme.

Mateo Alaluf et Marcelle Stroobants, dans leur étude des stratégies syndicales eu égard aux mutations technologiques, aux problèmes de l'emploi et aux changements dans l'organisation du travail, expliquent le pragmatisme adopté par les délégations syndicales en Belgique. Ils démontrent, en particulier, que l'utilisation des machines-outils à commande numérique, les nouvelles méthodes d'organisation du travail et la polyvalence exigée des ouvriers, ne conduisent pas, contrairement à ce qu'on prétend souvent, à la disparition des formes tayloriennes d'organisation du travail. De plus, selon Alaluf et Stroobants, « les formes de polyvalence et de flexibilité qui constituent des transformations importantes, ne sont ni nouvelles, ni spécifiquement liées aux technologies récentes ».

Serge Proulx et Marie-Blanche Tahon décrivent les différentes peurs exprimées par des utilisateurs de micro-ordinateurs. Peurs ancestrales parce que la machine a toujours fait peur et que son nom même évoque la « ruse », la « machination », comme l'indiquent les auteurs en citant Miguel et Ménard. Vieilles peurs, si l'on en considère la thématique : peur devant la complexité ou le mystère de l'objet, peur des pannes, peur de ne pas être à la hauteur, peur de perdre son temps, peur d'être manipulé. Mais vieilles peurs réactivées et actualisées par le rapport à une machine d'invention récente, dotée de caractéristiques nouvelles : une mémoire, des logiciels interactifs, etc.

Lin Gingras et Véronique Martineau présentent les résultats d'une étude sur les facteurs pouvant influencer les gestionnaires dans leur appréciation d'un nouveau système de communication médiatisé. Ils ne discutent pas explicitement du caractère novateur des N.T.I. Et pourtant leurs résultats viennent alimenter la réflexion sur le sujet. On y apprend par exemple que le système ne remplit pas des fonctions totalement nouvelles puisqu'il se substitue en grande partie à l'utilisation d'autres médias comme le téléphone. Filiation technologique et parenté d'usage davantage qu'un changement radical. Et le nouveau système ne fait pas si peur aux gestionnaires puisque le clavier ne les rebute pas autant qu'on le croyait. « Les changements se traduisent généralement par une meilleure organisation, planification et utilisation du temps, ce qui a pour effet d'augmenter leur efficacité au travail et d'en améliorer la qualité ». Gain de productivité donc, plutôt qu'une transformation radicale dans l'organisation du travail.

On trouvera ainsi, dans les textes de ce numéro, de nombreux éléments utiles à la réflexion sur la filiation des N.T.I., sur leur caractère novateur et sur les changements ou les renforcements auxquels elles sont associées. Ces éléments ne forment pas une théorie complète et intégrée. Tel n'était pas l'objectif des auteurs. Et l'entreprise serait sans doute prématurée. Mais ces éléments épars contribuent davantage à la compréhension des phénomènes en cause que les déclarations intempestives et globalisantes - qui prétendent au statut de théories - sur le caractère « révolutionnaire » des mutations techniques en cours.

La dichotomie « rationnel/non-rationnel » fournit une autre grille de lecture transversale des cinq articles de ce numéro. Presque tous nos auteurs évoquent et développent l'un ou l'autre aspect de cette ambivalence qui témoigne de la complexité de nos rapports à la technique. Les N.T.I. poussent sans doute vers de nouveaux sommets le développement de la rationalité technique. La logique binaire, le cheminement en arborescence, l'impératif de fonctionnalité imposent leurs contraintes et exercent une influence sur les modes de pensée qu'on est encore peu en mesure d'évaluer. Josiane Jouât y fait référence lorsqu'elle décrit les pratiques des mordus de la programmation, bien sûr, mais aussi lorsqu'elle analyse les opérations mentales qu'implique la consultation de banques de données. Sur un autre plan, celui du droit et des appareils administratifs, Pierrôt Péladeau retrace également l'impact du développement accéléré de cette « rationalité ».

Mais les N.T.I. suscitent également des comportements émotifs, font l'objet de projections symboliques et supportent le développement de relations sociales, tantôt nouvelles, tantôt archaïques. Ici encore le texte de Josiane Jouât fournit d'abondantes indications. Le texte de Proulx et Tahon, quant à lui, est entièrement consacré à l'exploration de ces phénomènes. Ces deux textes contribuent à montrer qu'on aurait tort de considérer les messageries, prototype de l'utilisation « non rationnelle » des N.T.I., comme le seul refuge de l'expression symbolique et émotive.

La logique binaire est l'une des caractéristiques fondamentales du fonctionnement des N.T.I. Est-ce à dire que leur utilisation favorise nécessairement le développement de la rationalité chez les usagers ? Et de quel type de rationalité s'agit-il ? Poser la question en ces termes, n'est-ce pas, au départ, mettre entre parenthèses tout l'univers du symbolique et du social ou, à tout le moins, le réduire au statut passif de variable dépendante ? Le débat est à peine amorcé et les recherches susceptibles de l'alimenter sont encore peu nombreuses. Mais déjà les textes de ce numéro contribuent à tracer les paramètres de la problématique.

La mise en perspective du développement technologique par rapport aux enjeux socio-économiques constitue le troisième thème qui émerge de notre lecture croisée des articles de ce numéro. La plupart de nos auteurs contextualisent, sous un angle différent, l'innovation technique et les changements qui l'accompagnent. L'implantation des N.T.I. ne se fait pas de la même manière d'une entreprise à l'autre, d'une organisation à l'autre. Son sens s'interprète de manière différente selon les groupes sociaux. Son impact sur l'organisation du travail est relatif lorsqu'on prend en compte celui de la bureaucratisation, des stratégies des firmes transnationales, de la sous-traitance, etc. Les textes fourmillent d'indications qui invitent à élargir nos perspectives dans l'évaluation des mutations techniques. Celui d'Alaluf et Stroobants est sans doute le plus explicite à ce sujet, mais on retrouve le même souci dans celui de Jouât et dans celui de Péladeau.

La mise en perspective du développement technologique permet non seulement d'éviter les pièges du déterminisme ou de son opposé, le neutralisme. La contextualisation socio-économique de l'innovation technique corrige une myopie trop fréquente dans les études centrées sur la technique. Faut-il pour autant se ranger à l'avis des délégués syndicaux, rapporté par Alaluf et Stroobants ? L'innovation technologique n'est-elle vraiment qu'un enjeu secondaire eu égard aux pertes d'emploi, au développement de la sous-traitance et aux stratégies des firmes transnationales ? Sur un plan plus théorique, c'est toute la question du degré d'autonomie du progrès technique qui se trouve soulevée. Les travaux d'un Simondon ne devraient tout de même pas être balayés du revers de la main.

Comme le dit fort à propos Josiane Jouët, « les caractéristiques techniques ne peuvent expliquer, à elles seules, les usages et il ne s'agit pas ici de souscrire à un déterminisme technologique fort justement récusé dans les recherches menées sur les usages. A contrario, le déterminisme social qui fait l'économie de l'analyse de la technique et relie essentiellement les pratiques à l'évolution des modes de vie et des valeurs sociales paraît tout autant un schéma réducteur. Les nouvelles techniques se situent en effet au cœur d'une configuration où la technique et le social se rencontrent et conduisent à des phénomènes d'interaction encore mal connus ».

La prudence impose ce postulat d'interactionisme. Souhaitons que la recherche en vienne rapidement à qualifier et à préciser les interactions en cause.

Ces brèves réflexions ne visent aucunement à reconstruire à posteriori une unité à un numéro qui n'avait au départ aucune prétention d'homogénéité. Elles ont uniquement pour but d'interpeller les textes les uns à partir des autres et de provoquer ce débat interdisciplinaire que nous croyons nécessaire.

Le prochain numéro de Technologies de l'Information et Société possédera, lui, une unité intrinsèque. Notre revue s'est en effet associée à Réseaux (la revue du CNET) pour publier un numéro thématique à l'occasion des dix ans de la télématique en France. Il ne s'agit pas là d'un changement de politique éditoriale. Technologies de l'Information et Société continuera à privilégier les numéros non thématiques pour favoriser la publication rapide des résultats de recherche. Les numéros thématiques demeureront exceptionnels : le prochain et vraisemblablement le sixième ou septième numéro qui sera consacré à l'informatique de gestion. Avis aux intéressés.

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