Disparues


Numéro 3-4 - Société de l'information et emploi

Dominique Gillerot

Editorial -1997


Résumé
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  Résumé

Qu'elle soit approchée sous un angle macro ou micro-social, la question des rapports entre nature des process de production / distribution et emploi constitue un classique, autant pour les économistes que pour les sociologues.

Le développement des technologies de l'information et de la communication (TIC) nécessite-t-il le développement de nouveaux outils méthodologiques, conduit-il à de nouvelles approches, donne-t-il lieu à de nouveaux constats et analyses ? Tel fut le sujet du colloque qui s'est tenu, à l'Université de Liège, à l'initiative du Laboratoire d'Etudes sur les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (LENTIC), le 14 mars 1998, et dont les contributions majeures se trouvent réunies dans ce numéro1.

On connaît la thèse de Robert Solow selon laquelle l'impact de l'informatique serait visible partout, sauf dans les chiffres relatifs à la productivité du travail. Les « cinq glorieuses », ces dernières années du siècle qui ont vu les Etats-Unis cumuler les avantages d'une croissance forte, d'une inflation maîtrisée, et d'un taux de chômage réduit, en ont poussé plus d'un à remettre en cause ce propos paradoxal.

Les hypothèses restent pourtant prudentes, et de nombreuses questions ouvertes : par exemple, la définition d'outils adéquats pour mesurer le niveau de développement et les performances d'activités davantage organisées en réseau, davantage développées à l'échelle internationale, et reposant davantage sur des flux d'informations. Ce propos est illustré ici par la confrontation entre deux études réalisées à l'aube de la libéralisation du marché européen des télécommunications, et visant à mesurer son impact sur l'emploi.

Hervé Passeron met ainsi en évidence les difficultés méthodologiques liées à l'exercice même d'évaluation ex-ante de l'impact d'une mesure de politique économique ; il souligne aussi les précautions à prendre pour évaluer, au-delà des effets directs d'une mesure sur un secteur donné - ici le secteur des télécommunications - ses effets induits sur l'économie dans son ensemble. Si l'étude menée par le BIPE conclut à une diminution de l'emploi dans le secteur même des services de télécommunications, elle souligne cependant que celle-ci serait largement compensée par des effets positifs sur l'économie en général (augmentation de la demande aux secteurs fournisseurs, amélioration de la productivité des secteurs utilisateurs).

Ces résultats apparaissent en contradiction avec ceux d'une étude assez similaire menée en Allemagne par le WIK, présentée dans l’article d'Alfons Keuter. L'originalité de cette deuxième approche consiste en l'élaboration d'une matrice input/output fondée sur un modèle dissocié des secteurs de l'économie allemande. Par contre, l'étude ne prend pas en compte les modifications des usages qu'entraîne, directement ou indirectement, la mesure évaluée, en l'occurrence donc la libéralisation des télécommunications.

Ce sont précisément les changements induits par les TIC dans les secteurs utilisateurs qui font l'objet des autres contributions réunies dans ce numéro.

Développant un cadre d'analyse visant à évaluer l'impact spatial des TIC sur l'emploi, Ken Ducatel met en avant un schéma de destruction créatrice « schumpeterienne ». Ce schéma devrait se traduire notamment par une redistribution géographique des emplois, et par un changement structurel du marché du travail.

Pour Ken Ducatel, trois types d'emplois connaîtront une croissance forte avec le développement de la « société de l'information » : les emplois relatifs à des activités complexes, intenses en échange d'informations et de connaissances, les emplois « au service de l'humain », et les emplois à logique intrinsèquement humaine. D'autres emplois, plus facilement codifiables, disparaîtront. Cette modification des besoins des entreprises impliquerait une concentration géographique accrue des emplois, en grande partie guidée par la réorganisation spatiale en cours des activités des multinationales. Ce mouvement s'opère au profit des régions qui disposent d'avantages distinctifs au regard de facteurs aussi divers que le coût de la main-d'œuvre, l'état des infrastructures de transport et de télécommunications ou l'attractivité de l'environnement culturel.

Parmi ces régions, un nombre limité de villes globales, où sont rassemblés les quartiers généraux des entreprises multinationales, présentent un avantage comparatif, de par leur taille ou leur richesse. Aussi assiste-t-on à la concentration, à l'échelle mondiale, des activités productrices requérant d'importants coûts de développement. Mais ces emplois très qualifiés, génèreront eux-mêmes un ensemble d'autres activités de services requérant une main-d'œuvre moins qualifiée. Ken Ducatel entrevoit donc, dans le même temps, la constitution d'une nouvelle hiérarchie géographique des emplois, et une restructuration des qualifications.

En se concentrant sur l'analyse d'activités complexes et intenses en échange d'informations et de connaissances - les activités de recherche – Alain Rallet, toujours sur la question de l'analyse spatiale des TIC, tient à nuancer la thèse selon laquelle celles-ci pourraient être à la base d'une répartition nouvelle et plus équitable des emplois.

Même si les activités de recherche peuvent en partie être codifiées, et donc réalisées plus facilement sans contraintes de lieu, elles reposent aussi sur des connaissances tacites qui requièrent des interactions directes entre acteurs. Dans ce contexte, la possibilité d'une nouvelle répartition spatiale du travail dépend surtout des modes d'organisation et de coordination du travail. Par ailleurs, si les TIC facilitent la communication à distance, elles augmentent également les incitations à se déplacer. Selon Alain Rallet, l'accès aux réseaux physiques de transport devient dès lors un facteur déterminant de localisation des activités de recherche et contribue à une concentration géographique accrue, ce en quoi il rejoint donc la thèse défendue par Ken Ducatel.

Cet état de fait n'est évidemment pas contradictoire avec la mise en place de mesures de politique régionale visant à encourager l'effort de recherche local et à favoriser la diffusion des résultats par une organisation réticulaire entre centres de recherche, organismes d'intermédiation et entreprises. Pour Alain Rallet, les TIC offrent, de ce point de vue, de nouvelles possibilités. Cependant, une politique régionale d'innovation devrait également intégrer le développement de l'utilisation des TIC pour interagir avec des acteurs éloignés.

Finalement, au-delà des effets de redistribution ou de concentration géographique des emplois, c'est au sein même de l'entreprise que l'utilisation des TIC semble contribuer à modifier la structure du marché du travail. Les TIC permettent en effet de modifier deux paramètres jusqu'ici essentiels dans la définition du travail : le lieu et le temps, ainsi qu'en témoigne notamment le recours de plus en plus fréquent à des formes de travail flexible. Patricia Vendramin et Gérard Valenduc mettent cependant en exergue les difficultés et les risques que comporte l'adoption de telles formes de travail tant qu'elles sont considérées comme atypiques. Une telle attitude risque à la fois de limiter le développement de nouveaux marchés et d'hypothéquer la recherche d'un niveau de protection sociale acceptable par les différents partenaires sociaux. Plutôt qu'un modèle où chaque individu devrait veiller à entretenir son « employabilité » personnelle, les auteurs préconisent une flexibilité « socialement durable », nouveau compromis entre temps de travail et relations de travail.

Pour Pascal Petit, ces différentes questions s'inscrivent à l'articulation de trois changements structurels qui définissent les contours d'un schéma de croissance nouveau : l'internationalisation de la production et des marchés, la tertiarisation des activités ainsi que le développement d'un nouveau système technique à travers la diffusion des TIC. La tertiarisation contraint le développement de la mobilité de la main-d'œuvre. Par contre, la mobilité accrue des capitaux et des biens entraîne le développement de services logistiques et de services d'intermédiation, créateurs de nouveaux emplois. Ces évolutions, accompagnées d'un large processus de déréglementation, augmentent le poids des marchés financiers, ce qui incite les entreprises à privilégier la rentabilité à court terme, et entraîne des répercussions tant sur l'activité de production que sur l'innovation et la gestion des ressources humaines. Ainsi l'activité productive se concentre-t-elle de plus en plus sur le core business des organisations, et s'organise-t-elle autour d'un réseau de sous-traitants, généralement des petites ou moyennes entreprises. Pour répondre à la rapidité de réaction des marchés, les innovations fonctionnent davantage comme des processus incrémentaux ; la gestion des ressources humaines privilégie les performances individuelles et requiert un effort d'adaptation de plus en plus rapide des travailleurs. D'où une fragilisation des individus - y compris des travailleurs hautement qualifiés - sur le marché de l'emploi. Dans ce cadre, la question est de savoir si l'on doit, pour répondre aux risques croissants du marché, recourir à des structures flexibles d'organisation du travail et, le cas échéant, jusqu'à quel point et selon quelles modalités.

La conjonction de ces trois évolutions - évolution du volume de l'emploi, évolution de la localisation spatiale des activités, évolution de la structure des emplois au sein des entreprises - complexifie la maîtrise de la question du lien entre croissance et emploi. En outre, dans un contexte d'internationalisation croissante, la marge de manœuvre des Etats est particulièrement faible. Les TIC n'en jouent pas moins un rôle important, tant en termes de développement économique que social. L'intervention publique garde tout son sens, notamment en ce qui concerne l'adoption de mesures destinées à encourager la diffusion des technologies nouvelles au sein du corps social, et en ce qui concerne le développement de formules originales visant à éviter l'émergence d'une société à deux vitesses.

Notes

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