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Réflexions sur l’autobiographie d’un enfant soldat comme espace de performativité des droits de l’enfant

Sylvie BODINEAU
novembre 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.937

Résumés   

Résumé

La praxis des droits de l’enfant – qui proclament le besoin de protection des mineurs de 18 ans du fait de leur « immaturité physique et intellectuelle » (Préambule de la Convention internationale des Droits de l’enfant, 1989) – opère sur des modes descriptif, prescriptif et provisionnel et pose des défis en termes d’inter-culturalité et de justice sociale. Plus particulièrement, les figures et représentations occidentales de l’enfance véhiculées pas les droits de l’enfant sont parfois au centre de négociations avec les concepts locaux autour des idées d’innocence, d’agencéité et de responsabilité, comme l’a démontré Susan Shepler (2005, 2014) dans le cas de la réintégration des enfants soldats en Sierra Leone. En étudiant l’autobiographie de Serge Amisi (2011), ancien enfant soldat, cet article propose d’explorer la fonction performative d’une autobiographie écrite et publiée par un jeune adulte revisitant son enrôlement et son parcours au sein des forces armées en temps de conflit, (ré)activant figures et représentations proposées par le régime des droits de l’enfant.

Abstract

The praxis of children’s rights - which claim the need for protection of minors under 18, because of their "physical and intellectual immaturity" (Preamble CRC 1989)-, operates in a descriptive, prescriptive and provisional way and sets up challenges in terms of interculturality and social justice. In particular, western figures and representations of childhood worn by children’s rights, are sometimes at the center of negotiation with local concepts, around notions of innocence, agency and responsibility, as demonstrated by Susan Shepler (2005, 2014) in the case of the reintegration of child soldiers in Sierra Leone. Through the study of the autobiography written by Serge Amisi (2011) a former child soldier, this paper proposes to explore the performative function of published autobiography, where a person as adult, revisits his enlistment and journey in an armed force in time of conflict, (re)activating representations and figures proposed by the children’s rights regime.

Index   

Index de mots-clés : Enfants soldats, humanitaire, droits de l’enfant, performativité, autobiographies.
Index by keyword : Child soldiers, humanitairanism, children’s rights, performativity, autobiographies.

Texte intégral   

Introduction

1Lorsqu’en 1989, la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CDE) fût adoptée, elle fit plus qu’entériner sur le plan juridique le changement de la place et du rôle des enfants dans les sociétés modernes occidentales. Son appartenance au corpus des droits humains lui conféra un caractère international et universel étendant sa portée à de nombreux autres endroits du monde. Les interventions humanitaires de protection des enfants considérés comme vulnérables trouvèrent dans cet espace un cadre idéal tant en termes de justification que de réglementation. Comme le souligne Pupavac (2001), cette nouvelle conceptualisation de l’enfance et des enfants comme détenteurs de droits, justifiait la mise en place d’un dispositif visant à transcender les divisions politiques et sociales sur le plan international dans le contexte d’après guerre froide. Cela, en prétendant promouvoir une plus grande puissance d’agir des enfants en tant que sujets de droit et non plus en tant qu’objets d’attention salvatrice.

2C’est aussi à cette période, au cours des années 1990, dans la lignée d’un rapport des Nations unies traitant de l’impact des conflits armés sur les enfants (Machel, 1996), qu’une nouvelle catégorie d’enfants dits vulnérables était hautement médiatisée et devenait sujet d’attention particulière de la part des acteurs humanitaires, sous l’appellation « d’enfants soldats ». L’idée qui prévaut dans les discours humanitaires (Bodineau, 2012) est que les nouvelles formes de conflits génèreraient, en particulier en Afrique, des pratiques particulièrement barbares et insoutenables impliquant des enfants en tant qu’acteurs. Pourtant, comme plusieurs chercheurs l’ont souligné– notamment Rosen (2007, 2012) et Lee (2009), le phénomène de recrutement et d’utilisation d’enfants par des forces ou groupes armés n’est pas foncièrement nouveau. En revanche, ce qui est nouveau semble bien être la perception de cette pratique comme immorale et illégitime du point de vue de l’Occident. Selon Jézéquel, au-delà des aspects prescriptifs et normatifs des discours humanitaires et juridiques soutenant les approches déployées sur le terrain pour y répondre, « la dénonciation du recours aux enfants soldats comme pratique barbare et criminelle s’inscrit dans un processus de dépolitisation et de criminalisation de la conflictualité en Afrique » (Jézéquel, 2006, p. 100). Pour MacMillan, le regard occidental échoue à comprendre le phénomène en omettant de le situer dans son contexte : « civil society discourse, rather than reflecting the particular material, social and cultural concerns of child soldiers with whom they work, instead reproduces Anglophone concerns over its child populations in the postmodern era » (MacMillan, 2009, p. 37).

3Dans le présent article qui fait partie intégrante d’une étude plus large sur « la praxis des droits de l’enfant au travers de l’intervention humanitaire de protection des enfants dits soldats en République démocratique du Congo (RDC) »1, je m’attache à explorer en quoi et comment les autobiographies d’enfants soldats peuvent exercer une fonction « performative » en résonance avec le « régime des droits de l’enfant »2, à partir de l’autobiographie écrite par Serge Amisi, qui se représente comme « un enfant dans la guerre » en RDC. Cette exploration aborde à la fois la forme du récit et les propos qui y sont développés, et s’appuie sur l’œuvre publiée en 2011, ainsi que sur diverses interviews données par Amisi, le transcripteur de son texte (Lanquetin 2012) et son éditeur.

De la vie à l’œuvre

4Serge Amisi, né en 1987, a été enrôlé de force en 1997 dans les troupes de l’Alliance de forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), et démobilisé en 2001 peu après le décès de Laurent-Désiré Kabila, ancien porte-parole de l’AFDL et président de la RDC. C’est entre 2004 et 2008, dans une période qu’il qualifie de « difficile accommodation à la vie civile », alors qu’il suivait à temps partiel un programme de soutien à la réinsertion dans un centre artistique de Kinshasa, qu’il a écrit l’autobiographie dont il est question dans cet article. L’auteur est aujourd’hui réfugié en France, et travaille comme artiste, co-auteur en 2011 d’un spectacle intitulé « Congo My Body » mettant en scène danseurs et marionnettes sur le thème de la guerre. Son récit « Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain. Carnets d’un enfant de la guerre » est paru en 2011.

Genèse et mise en forme du récit

5Dans ses entrevues avec Selen Demir pour le Courrier de l’UNESCO en 2011, avec Patrice Yengo et Julie Peghini pour la Revue de l’Association pour l’Étude des Littératures Africaines (APELA) en 2012, tout comme dans l’avant-propos de son récit, Amisi explique son intention sous deux aspects. D’une part, le besoin de se « libérer » des souvenirs qui le hantaient « parce que ça ne me quitte pas, toutes ces images, tous ces bruits » (Amisi, 2011, p. 7). D’autre part, le souhait de témoigner pour que d’autres n’aient pas à vivre les épreuves qu’il a traversées : « Si j’ai publié ce livre, c’est pour laisser une trace de ce qui s’est passé et aussi montrer aux jeunes ce que moi, enfant, j’ai vécu et que d’autres ont vécu ou sont encore en train de vivre ailleurs. Cela peut porter conseil » (Demir, 2011, p. 22).

6Dans l’intention exprimée de dire « tout de lui », Amisi relate à la fois des faits, ses pensées et ses émotions. Ce texte final n’a cependant rien de brut, il est mis en scène, structuré, par lui-même puis par son éditeur, dans le but de le rendre lisible, et d’accentuer son propos. Le récit original (8 cahiers d’écolier manuscrits) est passé par deux processus de transformation (transcription du lingala au français, et édition) qui l’ont réduit approximativement de moitié. Comme dans tout procédé autobiographique, Amisi s’y exprime en tant qu’auteur (en décrivant les situations et en employant le passé), mais aussi en tant que personnage principal, acteur des faits (il utilise alors la première personne du singulier – les dialogues et ses pensées sont retranscrits au présent). Il intègre de nombreux autres personnages à son récit : sa famille et son entourage militaire (autres kadogos3 compris), mais aussi des papas, des mamans4, un chauffeur de camion, un chauffeur de bus, des voisins, des fous, les membres d’un village et d’un autre, des animaux (un coq, un gecko), des esprits, des fétiches, etc. Il dit lui-même que cette autobiographie a des aspects fictionnels, du fait de sa mise en forme, comme du fait de son interprétation de situations dont il n’a pas toujours été l’acteur principal. « Il y a ma vie et la vie de mes proches dans ce livre, morts ou qui sont encore dans l’armée » (Yengo et Peghini, 2012, p. 109).

La structure et le procédé narratif

7Le récit est chronologique, et se présente sous forme d’un parcours initiatique accompagnant le cheminement de son personnage-héros, entraînant le lecteur d’une ville à l’autre, au gré de ses voyages de Kinshasa à Dongo en Équateur, en passant par Kisangani, Goma, l’Angola et plusieurs contrées du Bas Congo. L’intensité dramatique est progressive, suivant le fil d’une trame narrative divisée en 82 épisodes de 1 à 8 pages, répartis en quatre chapitres entre l’introduction (l’enlèvement) et l’épilogue (l’enfant de demain) : (1) Kadogo : son parcours dans l’Armée de l’AFDL de Kisangani à Kinshasa ; (2) D’un camp à l’autre : entre Kinshasa et le Bas Congo ; (3) La formation : dans le Bas Congo ; (4) Guerre : en Équateur, à la frontière de la République Centrafricaine et du Congo.

8La force empathique de ce récit est indéniable et tient à plusieurs facteurs. En premier lieu, le style et les procédés d’écriture d’un récit oral : l’auteur parle à la première personne, intègre des dialogues, utilise un langage simple, français familier tiré des formes grammaticales du lingala, agrémenté de nombreuses expressions congolaises ou tout à fait personnelles. En second lieu, le rythme et le crescendo dramatique, avec un suspense entretenu non seulement par la chronologie, mais aussi des phrases telles que : « Et je ne savais pas qu’un jour ça devait m’arriver aussi ». Entre enfin en jeu la nature de ses propos, qui décrivent avec détails à la fois ce qu’il fait et ce qu’il voit (créant ainsi quelquefois une distance avec les faits dont il est témoin, auteur ou victime), mais aussi ce qu’il pense (ses doutes, ses dilemmes), ce qu’il ressent (émotions, rêves de la joie à la colère), ainsi qu’à chaque épisode ou série d’épisodes à rebondissements, une leçon tirée de l’expérience.

9Dans le style d’un Charlie Chaplin dans « les temps modernes », il démontre, en les rendant cocasses, l’absurdité d’un grand nombre de situations de sa vie quotidienne, de la vie militaire, et des violences subies ou perpétrées, par exemple dans cette scène où il tue par inadvertance et « sous effets », un camarade et en accuse un autre.

On fumait en chantant la chanson et en même temps on tirait des coups de munitions. Mais là, on était vraiment sous les effets, et en regardant attentivement, on a vu un ami par terre, on a voulu s’incliner et une balle est sortie et a touché l’un des amis que nous étions avec. Et lui, ce couillon, il est mort sur place. Et nous deux qui étions restés sous les effets des 36 oiseaux, on croyait qu’il était endormi parce que c’était la nuit. On le faisait réveiller, mais il ne se réveillait pas, jusque moi j’ai remarqué qu’il avait du sang, j’avais eu très peur car les effets étaient un peu diminués à ce moment-là. J’ai dit à l’autre ami : « Eh l’ami, j’ai vu du sang mais qui l’a tué ? » Mais par mon cœur je ne savais pas vraiment si c’était moi qui l’avais tué car nous tous on avait beaucoup pris la drogue. Si j’acceptais que c’était moi, moi aussi je devais accepter qu’on allait me tuer comme j’avais tué mon ami soldat. J’ai sauté premier, et à l’autre avec qui on était resté, je lui ai dit : « C’est toi qui l’as tué, parce que ici nous n’étions que trois, comment est-ce-que notre ami a pu mourir ? Parce que moi, je sais que ce n’est pas moi ! Maintenant ça peut être qui ? C’est que c’est toi qui l’as tué ! » (Amisi, 2011, p. 59).

10Tout est donc en place pour que le lecteur accompagne de près le conteur, et tire la/les morale(s) appropriée(s).

Ce que l’auteur nous raconte de sa vie passée et des leçons à en tirer

11Au fil du récit, trois aspects évoluent. D’une part sa métamorphose d’enfant à soldat, avec de manière récurrente des manques d’enfance (manque de jouets, d’affection, de soutien, etc.), des constats d’irréversibilité de son parcours (au travers du regard porté sur lui par les civils, ou des difficultés de réinsertion après sa démobilisation), mais aussi son intégration progressive au monde militaire comme un substitut familial, considérant son arme comme ses père et mère. D’autre part, des questionnements moraux qui s’intensifient, avec d’un côté la conscience d’avoir mal agi et la question d’un pardon possible, puis la conviction qu’il est innocent. Enfin, le sentiment croissant que l’armée n’est pas sa place et qu’il y a d’autres voies possibles.

12Autre aspect notable, après l’épisode fondateur qui marque l’impossibilité d’un éventuel retour en famille alors que dans un état second, il est forcé de tuer son oncle pour rester en vie, l’auteur nous accoutume graduellement à la violence qui ponctue chacun des épisodes, racontée sous une forme parfois cocasse, parfois dramatique, subie au cours des altercations, des entraînements, des punitions, des privations ; mais aussi perpétrée contre des pairs, des civils, des ennemis. Il décrit aussi l’intensité avec laquelle il est à la fois fébrile et galvanisé avant d’aller à la guerre ; jusqu’à nous amener au paroxysme des combats, dans le dernier chapitre où les armes à feu et machettes sont utilisées par et contre civils et militaires sans distinction. Mais au final, malgré l’exaltation et les pulsions qu’elle assouvit, la violence finit toujours pas être absurde, envahissante, traumatisante (un des derniers épisodes pendant la guerre s’appelle « Tant de morts dans les yeux ») et tout le monde y perd.

13Sur la guerre qui est le théâtre de ce récit, ce qui se démarque est l’absence de références qui permettraient de comprendre les ressorts politiques dans lesquels le personnage est impliqué : dates, noms des forces ou groupes armés, explications des origines ou tournants du conflit. L’accompagnant dans ses pérégrinations, le lecteur voit d’abord la guerre arriver comme une fatalité et croise rebelles et forces armées « régulières », Rwandais, Ougandais, Angolais, Zimbabwéens, Namibiens, Coréens, Congolais « d’en face », sans même savoir pour quelle raison ils combattent, ni tout à fait s’ils sont amis ou ennemis. Serge lui-même, change de camp à la fin du récit, et se retrouve dans une incompréhension totale des enjeux de ses actes :

Dans la troupe où j’étais, nous sommes entrés au camp des soldats de Kabila, jusqu’à l’hôpital. Là, il y a avait beaucoup de blessés et de malades. Tout cela, les Ougandais les avaient tués par les machettes. De l’autre côté, je voyais les soldats de Kabila qui brulaient d’autres Ougandais. Donc des morts étaient couchés dans cette ville, là, comme des poissons pêchés dans les filets, mais moi je n’ai plus continué à tuer parce que je ne savais pas qui tuer, je vais laisser qui ? Qui devait vivre ? Qui devait mourir ? Et pourquoi qui devait vivre, et pourquoi qui devait mourir ? Cela n’avait plus d’importance, que qui meurt ou que qui vive ? (Amisi, 2011, p. 216).

14Dans un même propos, l’auteur nous laisse donc entendre à la fois son impuissance et incompréhension (qui tendent à prouver son innocence) et l’absurdité du conflit, décrit dans ses aspects emprunts de barbarie, dénués de valeurs humaines.

15Enfin, si le théâtre du récit est le conflit armé en RDC, le sujet central en est indéniablement l’enfance. Avec le sentiment croissant qu’il en a été dépossédé, l’enfance incarne pour l’auteur ce qu’il lui est impossible de retrouver, un horizon qui ne peut être que projeté dans le futur et pour d’autres que lui, d’où le choix du titre : « Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain ». Son histoire affirme largement la séparation entre enfance et monde adulte, séparation qui dans son cas se confond avec la séparation entre monde civil et militaire, car l’enrôlement dans le monde militaire lui interdit soudainement d’être un enfant, sans pour autant lui permettre d’accéder au rang d’adulte.

Toi, par la bouche, tu réponds au chef d’une mauvaise parole, toi tu penses que si tu es un enfant, tu vas travailler dans l’armée comme dans ton enfance, tu as commis une erreur et tu voudrais que nous on te regarde seulement comme ça, comme un enfant ? Ici dans l’armée, c’est le monde des kaisala (le monde de César), si tu veux du mal, on te fait du mal, si tu veux du bien, on te fait du bien. (Amisi, 2011, p. 107).

16Pourtant, tout en n’ayant pas droit au statut d’enfant, le « personnage-Serge » se comporte sous de multiples facettes « comme un enfant », ce qui permet à « l’auteur-Serge » de nous brosser le portrait de ce qu’est un « enfant dans la guerre ». Plusieurs caractéristiques de ces variations autour du « statut d’enfant » ressortent au fil de son récit.

17On peut noter tout d’abord la faiblesse et la propension à être submergé par les émotions : il est contraint par la force face aux adultes, ne peut utiliser d’armes lourdes, souffre plus que les autres des punitions et privations ; il est aussi parfois colérique, impétueux, voire cruel, ou bien en proie à la peur ou la mélancolie, peut passer d’un état d’âme à un autre très rapidement.

18S’y ajoutent sa propre irrationalité ou incapacité de discernement (par exemple sous l’emprise de ses émotions) qui justifient et le déchargent de ses mauvaises actions, sous l’influence des adultes :

Mais moi je dis que je n’étais pas désordre, je n’étais que la peur qu’ils avaient, mais ce qui m’avait vraiment poussé à faire comme ça n’importe quoi, c’était eux-mêmes qui m’avaient donné cette puissance, et moi, je m’étais habitué à le faire toujours comme ça (Amisi, 2011, p. 90).

19Apparait par ailleurs un rapport aux adultes oscillant entre dépendance et autonomie, tantôt protégé, conseillé et formé par des adultes de son entourage, tantôt évoluant en tant que soldat équivalent d’un adulte ; avec cependant la marque profonde d’un manque quasi permanent de la présence d’une famille qui lui pardonnerait, le protègerait, le conseillerait et lui confèrerait un statut d’enfant.

20Ressortent enfin des éléments tangibles de l’exercice de sa puissance d’agir, opérant à chaque tournant de son parcours, quasiment à chaque épisode : lorsqu’il décide de partir ou rester, de trouver une combine pour se sortir d’un mauvais pas, et au final de « s’en tirer » et sortir du milieu militaire malgré pressions et tentations d’y rester et/ou d’y retourner.

Quelle est la fonction performative d’un tel récit ?

21La mise en mots de son parcours pour se « libérer » des souvenirs qui le hantaient aurait pu s’arrêter à la simple consignation de son expérience dans les 8 cahiers d’écolier, consignation qui constitua le premier acte du processus. Mais en publiant ce récit avec l’intention de « témoigner », Amisi se tourne aussi vers l’avenir et s’adresse au monde civil, celui-là même qui l’exclut, mais qui pourrait lui pardonner et le reconnaitre.

22La double intention qu’il exprime, d’écrire pour « bien [se] souvenir de toutes ces images de guerre », mais aussi pour dire « l’espoir, pas particulièrement le [s]ien, mais de tous ces enfants qui vont venir nous relever » (Yengo et Peghini, 2012. p. 107-111) - et qui est incarnée dans le choix de son titre « Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain » - peut aisément être rapportée à la définition que donne Ricoeur de l’identité narrative comme « un double regard, rétrospectif en direction du champ pratique, prospectif en direction du champ éthique » (Ricoeur, 1990, p. 139-140).

23Si on considère « l’enfant soldat » comme une catégorie identitaire (consacrée au Congo sous l’appellation de kadogo ; créée et renforcée en Occident par un corpus normatif et le déploiement de politiques et programmes spécifiques d’intervention de protection basés sur les droits de l’enfant), et qu’on suit le raisonnement de Butler (2004), selon lequel l’identité d’une catégorie se construit par la performativité des expressions de cette catégorie, alors le récit de soi d’Amisi, en déclinant sous différentes variations les figures d’un « enfant de la guerre », opère bien comme une forme de performativité de cette catégorie identitaire que serait « l’enfant soldat ».

24La position à partir de laquelle cette performativité se déploie est particulière. En effet, le récit d’Amisi est pris dans le paradoxe typique décrit par Butler d’un groupe exclu qui trouve dans la norme même qui l’exclut, un espace où déployer sa puissance d’agir : « Ceux qui sont jugés illisibles, méconnaissables ou impossibles parlent pourtant dans les termes de 1’"humain", ouvrant par là ce terme à une historicité qui n’est pas totalement déterminée par les différentiels de pouvoir existants » (Butler, 2006, p. 26). Le dilemme dans lequel l’auteur du récit est pris peut être décliné ainsi : face à un monde civil qui l’accuse en tant que soldat, c’est-à-dire en tant qu’adulte responsable de ses actes, il n’a d’autres voies pour prouver l’innocence de son personnage que l’argument de son « état d’enfance ». Mais, du fait de l’irrationalité supposée de « l’état d’enfance », cette position à partir de laquelle il parle ne lui confère pas la légitimité de rendre compte de lui. De fait, dans cette double-contrainte, l’auteur conteste cette illégitimité en ne cessant de répondre à l’interpellation morale qui lui est adressée. Rejeté par la société et sa famille comme un enfant « paté » (Amisi, 2011, p. 253) devenu soldat, il clame son innocence du fait de son « état d’enfance », tant par la forme confessionnelle du texte, que par les arguments qu’il présente.

25Mais la particularité du récit d’Amisi n’est pas liée qu’au paradoxe de la position depuis laquelle il écrit. Elle est aussi liée au contexte de réception dans lequel se déploie son récit, c’est-à-dire notamment au cadre conceptuel de ses potentiels lecteurs. Vue sous l’angle de « à qui s’adresse le récit », sa fonction performative peut en effet être considérée différemment selon qu’il est lu en Occident ou en RDC. Car l’innocence qu’il clame rejoint les conceptions occidentales de l’enfance et de la catégorie identitaire « d’enfant soldat », mais peine à trouver écho au sein de la population congolaise, qui considère les kadogos au regard de leurs actes passés plutôt que de leur âge. La fonction performative de ce récit prendrait donc plusieurs formes selon qui le lit.

26Du côté occidental, le récit d’Amisi est loin d’être le seul de ce type. Il s’inscrit en effet dans un corpus conséquent qui présente en les réitérant, des figures typiques de l’enfance « en situation difficile », entre la figure de victime appelant une intervention humanitaire salvatrice plutôt qu’à la revendication de droits émancipateurs, et celle de héros survivant tel que décrit par Denov. « Unlike the Omar Khadrs of the world, these youth have been portrayed as brave survivors of extreme violence who have overcome great adversity and ultimately, despite their participation in violence, have been redeemed » (Denov, 2010, p. 9).

27Dans ce cadre, bon nombre d’épisodes du récit d’Amisi entrent en phase avec les représentations véhiculées par le régime des droits de l’enfant, représentations que j’ai mises à jour dans une recherche précédente (Bodineau, 2012). Sont clairement réaffirmées l’illégitimité des conflits africains, le caractère chaotique des guerres et l’inhumanité de leurs protagonistes qui invalident l’aspect potentiellement volontaire de l’engagement des enfants. Se retrouvent aussi la vulnérabilité, l’irrationalité, l’incompétence des enfants, dont la place serait en famille et à l’école, et l’accomplissement en devenir, esquissant ainsi une silhouette d’incomplétude, et évoquant plus un « état d’enfance » qu’une identité à part entière comme le suggère Quennerstedt (2010) lorsqu’elle pose la question sous la forme : « Children, but not really humans ? ». Le procédé narratif de type empathique amène le lecteur, destinataire de cet acte de discours, à ressentir l’innocence de l’auteur quasiment dans sa physicalité, en partageant ses émotions, ses raisonnements, ses décisions. « Le fait que les actes de discours sont toujours aussi des actes du corps, qu’ils sont des actes du corps de ceux qui parlent, mais qu’ils agissent aussi sur le corps de leurs destinataires, est ici essentiel » (Butler, 2004, p.15).

28Pour des lecteurs congolais, ce récit de vie pourrait s’inscrire dans une pratique néo-évangéliste récente décrite par Jewsiewicki :

[Au Congo dans les années 1990], les mouvements chrétiens néo-évangélistes ont introduit le témoignage (celui de la grâce divine en forme de récit d’un fragment de vie) et la lecture personnelle de la Bible. Le récit de vie est devenu le principal mode de construction du soi, dont se sont surtout saisies les femmes. (…) Le récit d’un évènement traumatique (…) permet d’obtenir la reconnaissance des autres et fait du futur, le moment d’accomplissement de la mission ainsi reçue, puisque, la survie autant que la prise de parole constituent des preuves d’une élection divine pour une mission précise : celle de porter témoignage. (Jewsiewicki, 2010, p. 30-31).

29Le récit d’Amisi qui débute par son enlèvement et l’obligation de tuer son oncle pour survivre, et qui énonce son intention de témoigner pour « porter conseil » s’inscrit bien dans ce modèle. S’il était diffusé en RDC (ce qui à ma connaissance n’est pas le cas), il pourrait permettre, en proposant des éléments de compréhension et d’empathie vis-à-vis des ex-kadogos, de transformer les perceptions et peut-être de faciliter leur réintégration dans la vie civile. Sa fonction performative de la figure de kadogo, pourrait participer de la « vernacularisation »5 des droits de l’enfant en proposant des facettes différentes de l’enfance et de ses droits. Car son récit ne propose pas que des représentations d’une enfance vulnérable et irresponsable résonant avec les représentations occidentales. Il propose aussi les attributs d’une enfance dotée d’une considérable puissance d’agir, participant pleinement aux efforts familiaux, ainsi que des figures d’adultes protecteurs et formateurs, dans le cadre d’une société dotée d’un ordre moral établi, déstructuré par la guerre mais capable de se restructurer selon des règles clairement exprimées par les ainés : respect de la loi, de la vie, des biens d’autrui, relations inter-genres et intergénérationnelles.

Conclusion

30On peut donc considérer que le récit autobiographique d’Amisi, tant dans sa forme que dans ses contenus, exerce une fonction performative de la catégorie identitaire « enfant soldat » ou kadogo, en cela qu’il ne fait pas que décrire une expérience, mais qu’à partir d’une parole considérée au Congo comme illégitime, il clame et réitère un certain nombre de figures constitutives d’une identité particulière. Ces figures résonnent avec celles en tension au cœur des droits de l’enfant (à la fois celles qui en sont à la base mais aussi celles qui en découlent), en particulier l’innocence, la vulnérabilité, l’irrationalité, l’incompétence, mais aussi la puissance d’agir, caractéristiques de l’enfance pouvant être comprises et interprétées différemment selon les contextes.

31Amisi ne mentionne jamais « les droits de l’enfant » dans son récit, et n’y évoque que très brièvement son passage par le processus de démobilisation et d’appui à la réinsertion, dispositif humanitaire déployé au nom de ces droits. Pourtant, en s’inscrivant dans un registre narratif réitérant les caractéristiques de la catégorie identitaire des « enfants soldats » ou kadogos, notamment en mobilisant les figures d’innocence, d’irrationalité, de vulnérabilité ou de puissance d’agir, il exerce une fonction performative de « l’enfance », dont s’inspire le « régime des droits de l’enfant ». Par ce procédé, le mode biographique qui s’attache à décrire une expérience de l’enfance, introduit sur la scène sociale des représentations de l’enfance agissantes.

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Notes   

1  Cette étude est réalisée grâce au soutien d’une bourse Vanier du gouvernement du Canada depuis mai 2012, ainsi que d’une bourse de la Fondation Pierre-Eliott Trudeau depuis mai 2013.

2  L’expression « régime des droits de l’enfant » est à comprendre dans le sens que lui donne Pupavac (2001) d’un ensemble englobant fondements, énoncés, discours et pratiques des droits de l’enfant.

3  Le terme kadogo qui signifie « petit enfant » en swahili, désigne les enfants recrutés par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) en 1996, et par extension tous les enfants soldats en RDC.

4  En RDC, on appelle « papa » et « maman » toute personne qu’on considère comme son aîné et pour qui on a une certaine affection.

5  Le terme « vernacularisation » est à prendre dans le sens proposé par Sally Engle Merry pour qualifier le processus de résonance, adaptation, transformation, appropriation des droits des femmes dans le la région Asie-Pacifique.

Citation   

Sylvie BODINEAU, «Réflexions sur l’autobiographie d’un enfant soldat comme espace de performativité des droits de l’enfant», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 26/11/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=937.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sylvie BODINEAU

Sylvie BODINEAU est doctorante en anthropologie à l’Université Laval au Québec, membre du CÉLAT et chercheure associée à l’Observatoire du Changement Urbain de l’Université de Lubumbashi, RDC. Son point de vue est à la fois celui d’une praticienne de la protection des enfants dans le cadre des interventions humanitaires et de développement, et d’une anthropologue. Elle poursuit actuellement une recherche sur « la praxis des droits de l’enfant au travers des programmes de protection des kadogos en RDC », explorant la pratique des droits humains dans ses constructions, représentations et négociations, entre mondes global et local.