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Pratiques performatives et politiques des Premières Nations dans le territoire et l’espace public

Jonathan LAMY
novembre 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.914

Résumés   

Résumé

Comment une œuvre de performance véhicule-t-elle un discours politique ? Comment une protestation politique peut-elle comporter une dimension performative ? Cet article met en relation des œuvres de performance et des manifestations autochtones afin de voir comment s’articulent les liens entre le politique et le performatif chez les Premières Nations, particulièrement dans le Québec contemporain. Il y est question des œuvres performatives de Sonia Robertson, Louis-Karl Picard-Sioui, Terrance Houle et Mélissa Mollen Dupuis, ainsi que de différentes marches, manifestant pour la sauvegarde de la rivière La Romaine ou liées au mouvement Idle No More. Ces différentes performances (artistiques ou politiques), s’inscrivent dans l’histoire culturelle des Premières Nations, faite d’occupations (d’Alcatraz aux blocus sur la route 138 en passant par Oka) mais aussi de rassemblements (comme le sont les powwows). Elles montrent que l’engagement politique et le discours contestataire, s’ils prennent d’habitude la forme de paroles, peuvent aussi être incarné par l’action de corps dans le territoire.

Abstract

How performance art carries political debate ? How political protest can contain a performative dimension ? This article connects performance works and demonstrations by Aboriginal people to see how the links between politics and the performative can be articulated among First Nations, particularly in the contemporary Quebec. It discusses performance art by Sonia Robertson, Louis-Karl Picard-Sioui, Terrance Houle and Melissa Mollen Dupuis, as well as protest walks, demonstrating for the safeguarding of La Romaine River or related to the Idle No More movement. These performances (artistic or political) are part of the cultural history of First Nations, made ​​of occupations (from Alcatraz to Oka to blockades on Highway 138) but also of gathering (like powwows). They show that political commitment and protest demonstration, if they usually take the form of words, can also be incarnated by the action of bodies in the territory.

Index   

Index de mots-clés : pratiques performatives, Premières Nations, territoire, marches, manifestations..
Index by keyword : performance art, First Nations, territory, walks, protests..

Texte intégral   

Manœuvres et manifestations

1Entre le politique et le performatif, la ligne a toujours été mince, souvent brouillée. L’histoire de l’art-action est jalonnée de gestes à caractère éminemment politique et, inversement, l’engagement politique, particulièrement l’engagement militant, a donné lieu à de nombreuses actions qui sont pratiquement des œuvres de performance. Le célèbre Shoot (1971) de Chris Burden – action lors de laquelle il se fit tirer dans le bras par un complice –, s’il est associé au body art, dont il est une œuvre emblématique s’avère également, et peut-être même surtout, un geste dénonçant la guerre du Vietnam (Noever, 1996, p. 192). Bien qu’il soit exprimé par l’art et par le corps de l’artiste, il s’agit d’un message politique, qui s’adresse à l’actualité. Inversement, la « catapulte à toutous », utilisée lors des manifestations entourant le Sommet des Amériques de Québec en avril 20011, avait tout d’un dispositif performatif. « Il s’agit de parodier le périmètre en faisant appel à des temps médiévaux, étrangers à la démocratie », comme le souligne Isabelle St-Amand (2004, p. 108). Ce dispositif s’inscrivait directement dans l’actualité, ne se contentant pas de commenter le fil des événements, mais y participant. « La fausse apparence de violence vise à ridiculiser les imposantes mesures de sécurité », note encore St-Amand (ibid., p. 109).

2Deux les cas deux, l’action performative utilise la violence afin de manifester en faveur de la paix sociale. Mais si l’on veut tracer une frontière entre l’action artistique et l’action politique, entre la manœuvre et la manifestation, entre l’art et la revendication, une piste serait de considérer le contexte dans lequel l’action est réalisée. Chris Burden ne s’est pas fait tirer dans le bras devant la Maison Blanche ou sur Wall Street, mais dans une galerie d’art californienne. Inversement, la catapulte à toutous n’aurait pas eu le même impact derrière les murs blancs du Musée des beaux-arts de Québec ou d’Ottawa. Dans la rue, cette frontière se brouille d’avantage. Les manifestations laissent des traces qui s’apparentent à l’art public, comme ce fut le cas lors du printemps érable. L’art de performance, pour sa part, a maintes et maintes fois investi la trame urbaine pour y diffuser ses créations et y rencontrer un public non-averti.

3Pour Dwight Conquergood, la performance fait place à la fois à l’art, à l’analyse et à l’activisme (ce qu’il nomme les trois A de la performance : art, analysis, activism), ou encore à la créativité, à la critique et à la citoyenneté (les trois C : creativity, critique, citizenship). Dans l’ouvrage collectif The Performance Studies Reader, Conquergood écrit :

« We can think of performance (1) as a work of imagination, as an object of study; (2) as a pragmatics of inquiry (both as model and method), as an optic and operator of research; (3) as a tactics of intervention, an alternative space of struggle » (Bial, 2004, p. 318)2

4L’actualité regorge d’actions créatives, critiques et citoyennes, à mi-chemin entre la manifestation et la performance, la dénonciation socio-politique et l’art action. Et de plus en plus, me semble-t-il, manifester, c’est faire, comme on pourrait le dire en paraphrasant le titre en français du célèbre ouvrage d’Austin, How to Do Things with Words : Quand dire, c’est faire. On théâtralise les marches et les manifestations ; on s’y costume ou s’y dénude, on y apporte des marionnettes dignes du Bread and Puppet Theater. Mais surtout, on ajoute le geste à la parole, l’action à la pensée. Il ne suffit plus de s’opposer au néo-capitalisme et autres injustices de ce monde dans des petites publications parallèles ou des lettres d’opinion, il faut le faire de manière performative et transformative. Il ne suffit même plus de descendre dans la rue, il faut y planter sa tente, y planter son corps.

Une tradition performative

5Il en va de même du côté des Premières Nations, à cette différence que leur histoire politique a toujours été accompagnée d’une dimension performative. Que ce soit ce qu’on appelle le calumet de paix ou le bâton de parole – sans oublier les chants, les prières et les cérémonies de purification –, les discours et les prises de décisions, dans le monde autochtone, sont intimement liées à des gestes rituels et performatifs. Ceux-ci, sans pouvoir entrer ici dans les détails, peuvent notamment servir à inscrire la réunion dans le contexte d’une histoire culturelle plus large, ou encore à convoquer les ancêtres pour qu’ils participent du processus politique.

6La pratique du powwow, comme le démontrent Amélie-Anne Mailhot et Dalie Giroux dans leur article consacré à ces rassemblements estivaux autochtones, où la danse et le tambour prédominent, figurant dans l’ouvrage collectif Les arts performatifs et spectaculaires des Premières Nations de l’Est du Canada, incarne « l’occupation matérielle et symbolique d’un territoire parcouru et pratiqué, occupé, dans l’horizon de l’imbrication des aspects politiques, géographiques, artistiques, spirituels et cérémoniels des pratiques et du rassemblement » (Dubois et Giroux, 2014, p. 27).

7Pour James Luna, un des pionniers de l’art-action autochtone, la performance permet au créateur amérindien de s’exprimer en tant que sujet tout en s’inscrivant également dans une histoire culturelle. Dans un article où il décrit sa démarche, le performeur californien affirme: 

« It is my feeling that artwork in the media of performance and installation offers an opportunity like no other for Indian people to express themselves in traditional art forms of ceremony, dance, oral traditions and contemporary thought, without compromise » (Luna, 1991, p. 46)3.

8Le propos de l’artiste nous invite à considérer la performance comme un lieu où les traditions peuvent s’actualiser, et à considérer également que les traditions autochtones sont par nature performatives.

9La cinquième édition de l’événement Os brûlé : poésie, performance, mantique, qui s’est déroulée avec le concours du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) et en marge de la Rencontre internationale d’art performance de Québec (RIAP), les 10 et 11 septembre 2012 à la Forêt d’enseignement et de recherche Simoncouche de l’Université du Québec à Chicoutimi, a bien démontré ces alliances possibles entre la performance et les traditions autochtones. Durant vingt-quatre heures, au bord d’un lac, autour d’un feu ou au détour d’un sentier, des manœuvres, des installactions, des lectures poétiques ou théâtrales et des chants avec tambour se sont succédés, souvent en utilisant les particularités de cet espace.

10Lors de cet événement, Sonia Robertson a investi les limites de ce que le corps peut supporter en ingurgitant un nombre considérable d’hosties sur lesquels elle avait inscrit, en rouge, des mots évoquant le colonialisme envers les Premières Nations. L’artiste ilnue (qui avait accueilli une précédente édition d’Os brûlé au Musée de Mashteuiatsh et qui avait participé à la Rencontre internationale d’art performance en 2006) avait auparavant mis en « réserve » le public, faisant serpenter une grande corde jaune entre les spectateurs. Puis, déambulant parmi les spectateurs, elle a avalé ou offert des hosties sur lesquelles elle avait inscrit des termes tels que « peur », « capitalisme » ou « Loi 784 ». Comme une « porteuse des peines du monde », pourrait-on dire en paraphrasant le titre d’une pièce de théâtre d’Yves Sioui Durand, elle prenait sur elle et jusqu’au dégoût la violence physique et symbolique subie par les Premières Nations, dans un acte corporel de décolonisation et de libération. Après la performance, le tambour traditionnel, frappé par sept innus, a ensuite résonné à travers la forêt pour nous permettre de retrouver nos esprits…

11Le politique est également au cœur d’une performance réalisée par l’artiste et écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui à Québec en 2008, avec la collaboration de Nahka Bertrand, Michel Savard et Guy Sioui Durand5. Intitulée As-tu du sang indien ?, cette œuvre mettait en vedette un « savant », personnifié par l’artiste, qui prononçait une conférence sur la généalogie amérindienne dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de la ville. Un Guerrier et une Princesse indienne viennent interrompre l’allocution, mais sont ensuite capturés par deux gardes qui ligotent la femme et lui appliquent une invraisemblable machine à mesurer le pourcentage de « sang indien ». Le public est en quelque sorte pris en otage par la supercherie de cette mise en scène qui illustre l’absurdité du discours colonial, mais qui dénonce également le peu de considérations à l’égard des Premières Nations lors des célébrations du 400e de la ville de Québec. La performance était, à cet égard, un coup d’éclat ironique et audacieux.

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Louis-Karl Picard-Sioui lors de sa performance à Québec en 2008,

© France Gros-Louis Morin.

12Les revendications politiques autochtones, tout au long du vingtième siècle, ont souvent été accompagnées de gestes d’éclat (ce qui s’explique notamment parce qu’elles ont été ignorées à maintes reprises par les instances concernées). La crise d’Oka, à l’été 1990, a été le théâtre de plusieurs actions de ce genre, avec ses barricades et blocages, comme on peut le voir notamment dans le film d’Alanis Obomsawin, Kanehsatake : 270 ans de résistance6. Aux États-Unis, l’occupation pacifique de l’île d’Alcatraz (après que la célèbre prison qui s’y trouvait fut fermée) pendant 19 mois, soit de novembre 1969 à juin 1971, par un groupe nommé Indians of All Tribes, constitue certainement un autre geste d’éclat. Ajoutons à cela que les premières occupations de l’île, plus brèves et moins bien organisées, ont été faites par quelques courageux qui, pour déjouer la garde côtière, avaient rejoint Alcatraz à la nage (Winton, 2012), ce qui constitue une performance à la fois en termes d’action qui a un impact sur le monde et en termes d’exploit athlétique. Chaque année depuis 2011, l’organisme PATHSTAR (Preservation of Authentic Traditions and Healing7) invite les nageurs autochtones à répéter cet exploit symbolique afin de promouvoir un mode de vie sain chez les Premières Nations.

Parcours politiques

13À la marche cette fois, des Cris du Nunavik, au Nord du territoire québécois, ont parcouru 1600 km pour se rendre à Ottawa dans le but d’y rencontrer le Premier Ministre du Canada8. Une dizaine de personnes – des jeunes pour la plupart – sont partis en raquettes le 17 janvier 2013 de Whapmagoostui, sur le bord de la baie James, au Québec. Sous une température proprement nordique, ils ont marché deux mois, effectuant un arrêt symbolique dans la réserve d’Attawapiskat, y rencontrant la chef Theresa Spence, célèbre pour sa grève de la faim, entamée en décembre 2012, qui a été l’élément déclencheur du mouvement Idle No More9. La randonnée, intitulée Nishiyuu, a petit à petit pris de l’ampleur, et 300 marcheurs ont posé le pied sur la colline parlementaire, le 25 mars 2013. Des centaines de personnes les attendaient mais, ce jour-là, le premier ministre Stephen Harper était occupé à accueillir à Toronto des pandas venus de Chine (Sioui et Croteau, 2013). Plusieurs commentateurs et quelques politiciens de l’opposition n’ont pas manqué de souligner l’amère ironie de la chose10.

14Un an plus tôt, un groupe de femmes innues ont marché de Mani-Utenam à Montréal, soit près de 1000 km. Parties le 1er avril de cette réserve située un peu plus loin que Sept-Îles, près de la rivière Romaine, elles souhaitent parvenir à Montréal le jour de la Terre, le 22 avril, et participer à la marche – beaucoup plus courte celle-là – soulignant cette journée. Après un arrêt devant l’Assemblée nationale de Québec, le 12, elles sont finalement arrivées à leur destination deux jours plus tôt que prévu, en plein Salon du Plan Nord11, qui se déroulait au Palais des congrès de Montréal (Petit, 2012). Parmi les manifestations de « carrés rouge » – et leur répression – qui avaient lieu durant la tenue de cet événement, les femmes innues sont passées un peu inaperçues. Les médias n’en avaient que pour les affrontements entre étudiants et policiers, ainsi que pour la « blague » de Jean Charest, souhaitant que l’on trouve à ceux qui « boycottaient » leurs cours un emploi « dans le Nord autant que possible12 ». N’ayant pas eu elles non plus l’occasion de rencontrer le Premier Ministre en ce 21 avril 2012, les marcheuses ont néanmoins pu livrer leur message aux manifestants réunis, qui l’ont accueilli très favorablement, ce qui laissait présager le passage du « printemps érable » à la branche québécoise (et francophone) du mouvement Idle No More13.

15Pour certains participants, un des objectifs de ces très longs parcours à travers le territoire – outre bien sûr le fait de passer un message, de poser une action pour une cause et tenter d’attirer l’attention sur elle – consiste à renouer à la pratique d’un nomadisme violemment entravé par la création des réserves amérindiennes. Sans pouvoir ici non plus entrer dans les détails, rappelons que les Cris et les Innus habitant ce qui est aujourd’hui le Nord-du-Québec, avant qu’ils ne soient assignés à résidence par le gouvernement canadien, parcouraient sur une base annuelle de très grandes distances à la marche. De nombreuses familles quittaient ainsi l’intérieur des terres, où elles chassaient l’hiver, pour se réunir l’été sur la côte et pêcher. L’emplacement de plusieurs réserves correspond d’ailleurs à ce qui était jadis pour ainsi dire un grand chalet d’été collectif. C’est le cas de Uashat Mak Mani-Utenam, sur la Côte-Nord, comme le rappelle le conseil de bande sur son site web14.

Pour revendiquer et exister

16Pour les jeunes Cris en particulier, passer deux mois à marcher devenait quelque chose comme une quête identitaire, une performance identitaire renouant avec une pratique ancestrale de manière active. Comme l’écrit David Le Breton dans son essai Éloge de la marche, la déambulation « mène à parcourir les sinuosités du monde et les siennes propres (2000, p. 11) ». C’est en quelque sorte la visée poursuivie par le docteur Stanley Vollant, premier chirurgien d’origine amérindienne du Québec, qui a entrepris en 2010 une série de parcours ralliant l’ensemble des communautés autochtones du Québec et totalisant 6000 km sur une période cinq ans. Innu Meskenu15 (le chemin innu) met en marche une façon de se réapproprier le territoire, la culture autochtone, et de se sentir vivant : « Je marche donc je suis », écrit le sociologue Jean-Yves Petiteau (2000, p.114), paraphrasant le cogito cartésien. Ainsi, marcher, c’est aussi entrer en soi, car « l’itinéraire physique se double d’un itinéraire mental », ainsi que le remarque Michaël La Chance dans son ouvrage Les penseurs de fer (2002, p. 176).

17Dans le cas du parcours du docteur Vollant, l’itinéraire trace doucement, à pas feutrés, une revendication positive, ce qu’on pourrait appeler une dénonciation « santé », comme l’est aussi le PATHSTAR Alcatraz swim program. Même si on peut le percevoir comme étant apolitique, ce projet critique, entre les lignes, entre les sentiers pourrait-on dire, les conditions de vie des autochtones, la dépossession territoriale, la discrimination coloniale, la dépression culturelle. Mais plutôt que de bloquer une route, le marcheur, s’éloignant de la confrontation, se fraie ici son propre chemin en posant le pied sur les traces de ses ancêtres. Car l’histoire politique des Premières Nations est jalonnée de très longs parcours à pied. Le territoire est partout piétiné par les pas de chefs et de porte-paroles allant à des assemblées et des rencontres politiques. On peut rappeler par exemple les grandes distances parcourues par plusieurs représentants de nations amérindiennes pour la Grande Paix de Montréal, en 1701 (Beaulieu, 2001). Depuis la mise sur pied de la confédération canadienne, sa capitale, Ottawa, constitue une destination de choix, et de nombreuses délégations autochtones s’y sont rendues dans l’espoir de se faire entendre, souvent pour dénoncer le non-respect d’un traité.

18La défense des ententes conclues par les Premières Nations est au cœur du mouvement Idle No More. Il n’est donc pas étonnant que ce mouvement ait donné lieu à plusieurs marches et à quelques très longs parcours à pied. Ce respect de la tradition et cette conscience historique expliquent par ailleurs l’insistance de certains chefs autochtones pour que le gouverneur général soit présent aux tables de négociation. Ce dernier représente en effet la Couronne, avec qui ces nombreux traités ont été conclus. « Ce que nous demandons depuis le début, c’est d’avoir une réunion entre nations avec nos partenaires signataires des traités », expliquait Theresa Spence en janvier 2013 à la télévision de Radio-Canada16. De là, un des problèmes majeurs concernant les revendications autochtones au Canada se révèle : les traités qui leur concèdent ces quelques droits qu’ils estiment bafoués ont été conclus selon des mœurs politiques révolus, par une instance qui n’est plus que symbolique dans l’actuelle configuration du Canada. Le gouvernement a ainsi beau jeu de faire la sourde oreille. Face à ce refus du gouvernement canadien, non seulement d’agir, mais d’entendre, les Autochtones disent Idle No More (traduit au Québec par « Finie l’inertie »), et ce, depuis bien plus longtemps que l’apparition du mouvement du même nom.

19Ainsi, si la marche des Cris de janvier à mars 2013 s’inscrit clairement dans le mouvement Idle No More, celle des femmes innues, en avril 2012, le précédait et le présageait en quelque sorte. Elle s’inscrivait pour sa part dans le long combat contre la construction d’un barrage hydroélectrique sur la rivière Romaine. Depuis 2009, Alliance Romaine17 milite en effet afin de protéger la rivière, d’abord contre le projet de barrage, et maintenant, puisque celui-ci est maintenu et mis en chantier par Hydro-Québec, pour l’arrêt des travaux. L’organisation a effectué ce que le syndicalisme nomme « une escalade dans les moyens de pression ». Le 9 mars 2012, elle a bloqué la route 138 afin d’empêcher le transport de matériau vers le chantier hydroélectrique. Une injonction, accompagnée, comme c’est souvent le cas, d’une intervention policière, a démantelé la barricade érigée par les Innus. Un court-métrage de Réal Jr Leblanc, intitulé Blocus 138 et réalisé avec le Wapikoni mobile a capté cet événement18. On y voit notamment une chaîne humaine entièrement formée de femmes, qui se tiennent devant les policiers en entonnant des chants traditionnels.

20Délaissant la désobéissance civile, les marcheuses innues ont décidé de poser un geste audacieux et performatif – marcher près de 1000 km – pour poursuivre les initiatives d’opposition au barrage et rallier l’opinion publique. Ici, contre Goliath, David prend ses raquettes et marche. Ces femmes ont fait le pari que marcher pouvait être une action aussi performative qu’un blocage à l’égard de la revendication de leurs droits relatifs à leurs territoires ancestraux.

Marquer le territoire

21Certaines œuvres d’art de performance autochtones ont utilisé le motif de la marche pour illustrer la résistance politique et culturelle. C’est le cas de Portage, réalisée par Terrance Houle en collaboration avec l’artiste métis Trevor Freeman. Cette performance prend la forme d’une promenade à travers la ville en transportant un canot de 16 pieds de long. Cette œuvre a été présentée à quatre reprises à travers le Canada : à Calgary en 2005, à Vancouver en 200719, à Toronto en 2008 et à Ottawa en 2009. Glenn Alteen, dans Brunt Magazine, la résume ainsi :

« Portage is a subversive work. Part one-line joke and part historical reminder, it resonates, first as comedy (unlikely and out of place to see a canoe portage in downtown Vancouver), then as tragedy. Houle and Freeman’s work is a reference to the deep betrayal at the heart of the colonialization of the Americas » (2008, p. 15)20

22Cette œuvre dénonce les clichés en les incarnant de manière ostensible, mais vise également à rendre visible les traces des Premières Nations sur le territoire canadien. Cet espace a été foulé, nous dit en somme Terrance Houle, bien avant qu’il y ait ici ou là des trottoirs et des feux de circulation.

23La proposition de Terrance Houle est ironique, simple, efficace et audacieuse, comme l’est également celle de Mélissa Mollen Dupuis, créée dans le cadre de l’événement Espaces inoccupés, en octobre 2007 à Montréal. L’artiste multidisciplinaire et conteuse, une Innue de Mingan, et par ailleurs co-porte-parole d’Idle No More Québec, a d’abord installé une Zone de réserve dans le Parc sans nom, alors occupé par le centre d’artistes Dare-Dare. Vêtue d’une robe rose bonbon, elle incarnait une « squaw » tout à fait kitsch. Après environ une heure derrière son kiosque, elle invitait le public présent à une petite promenade à travers le quartier montréalais du Mile-End. Du Parc sans nom, Mollen Dupuis a guidé les participants, à la manière d’une Sacajewea postmoderne, jusqu’au Centre de rénovation L. Villeneuve, situé au coin de la rue Bellechasse et du boulevard St-Laurent. Puis, près du mât totémique qu’on y retrouve, elle invitait les personnes présentes à se faire photographier à ses côtés. Quelques-uns de ces clichés ont par la suite pris la forme de cartes postales21.

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« Totem et Taboos » de Mélissa Mollen Dupuis (carte postale)

© Kayle Brandon.

24La performance de Mollen Dupuis joue avec les stéréotypes, les déplace, les sabote. Elle met en pratique « une pensée amérindienne de l’art action comme outil de subversion », comme l’écrivait Guy Sioui Durand (2007, p. 21) à propos de James Luna. Déployée dans l’espace public urbain, cette attitude à la fois performative et subversive trouve un écho particulier, car la présence amérindienne dans la ville détonne. La performance a un impact sur le public présent, sur leur perception des cultures amérindiennes, ainsi que sur la trame même de l’espace urbain. Le « totem » du Centre de rénovation Villeneuve, par exemple, n’est plus le même après la performance de Mélissa Mollen Dupuis.

25En plus des personnes qui y ont participé ou en ont été témoins, ces actions, ces marches et même ces barricades autochtones ont modifié le territoire, son imaginaire et sa représentation. Comme les tracés d’un palimpseste, les performances ne s’effacent jamais tout à fait des lieux où elles sont réalisées. Critiques, créatives et citoyennes, comme le soulignait Conquergood de la performance, ces actions portent les revendications à même le territoire et l’espace public où elles s’inscrivent. À travers ces gestes politiques et performatifs, on demande le droit à la paix, à la reconnaissance. Et on le fait par l’action, par la performance, par le corps en mouvement, par la marche dans l’espace vivant des forêts et des villes.

Bibliographie   

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Notes   

1   Cet événement, où des dirigeants politiques ont discuté en vue de créer un accord (qui n’a pas été adopté) de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), était protégé par un imposant dispositif de sécurité, devant lequel des nombreux manifestants ont exprimé leur désaccord et affronté des policiers.

2   Traduction libre : « Nous pouvons considérer la performance comme étant : 1) un travail d’imagination, un objet d’étude ; 2) une pragmatique d’enquête (à la fois comme modèle et méthode), une optique ou un opérateur de recherche ; 3) une tactique d’intervention, un espace de lutte alternatif ».

3   Traduction libre : « J’ai la conviction que le travail artistique en art de performance et en installation offre une opportunité à nulle autre pareille pour les Amérindiens d’exprimer des formes d’art traditionnelles comme les cérémonies, les danses et les traditions orales à travers une pensée contemporaine, et ce, sans compromis ».

4   Le projet de Loi 78, adopté par le gouvernement Charest en mai 2012, visait à régler le conflit étudiant qui durait alors depuis trois mois en restreignant le droit de rassemblement et de manifestation. C’est suite à l’adoption de cette Loi que la « grève étudiante », rejoignant un mécontentement de plus en plus fort de la population face au gouvernement en place, s’est transformée en « printemps érable » et que, tous les soirs à 20h, les casseroles se sont fait entendre dans les rues du Québec.

5 Pour une étude plus détaillée de cette performance, voir Jonathan Lamy, « Les Premières Nations, l’art de performance et l’anthropologie performative », Cultures-Kairós, revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants, no. 2, octobre 2013, disponible en ligne : http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=651.

6   Afin de contrer le projet d’agrandissement d’un terrain de golf sur ce que les Mohawks d’Oka, près de Montréal, considèrent comme leurs terres ancestrales, un long conflit s’est installé tout au long de l’été 1990, demandant même l’intervention de l’armée canadienne. Voir https://www.onf.ca/film/kanehsatake_270_ans_resistance.

7 Leur site web se trouve à l’adresse www.pathstar.org.

8   Bien que le gouvernement (provincial) du Québec ait conclu quelques ententes avec les Premières Nations, c’est le gouvernement fédéral (du Canada), responsable de la Loi sur les Indiens, qui doit négocier avec elles.

9   Idle No More est un mouvement contestataire autochtone à travers le Canada, né en réaction à un projet de Loi du gouvernement canadien qui, selon plusieurs nations, contrevient à des traités ainsi qu’à leurs droits territoriaux.

10 Voir notamment l’article de la rédaction du site Indian Country, « Panda-Harper Memes Fly as Prime Minister Jets to Toronto Instead of Greeting Nishiyuu Walkers », 27 mars 2013, disponible en ligne : http://indiancountrytodaymedianetwork.com/2013/03/27/panda-harper-memes-fly-harper-jets-toronto-instead-greeting-nishiyuu-walkers-148401.

11   Le Plan Nord était un projet de l’ancien Premier Ministre du Québec, Jean Charest, qui souhaitait favoriser le développement, notamment minier, du Nord québécois. Plusieurs autochtones s’opposaient fortement à ce projet, que le Salon du Plan Nord visait à promouvoir. Les étudiants en grève ont ciblé cette activité pour exprimer leurs revendications.

12 Voir le reportage « Manifestations à Montréal : l’humour de Charest ne passe pas » sur le site de Radio-Canada, 20 avril 2012, disponible en ligne : www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2012/04/20/003-etudiants-manifestation-reax-politique.shtml.

13   Bien que le mouvement soit né au Canada anglais, les Amérindiens du Québec s’y sont joints dès le début. Voir www.facebook.com/IdleNoMoreQuebec et www.twitter.com/IdleNoMoreQC.

14 www.itum.qc.ca/page.php ?rubrique =c_historiquecommunautaire.

15 Voir le site du projet : www.innu-meshkenu.com.

16 Anne-Marie Dussault, entrevue avec Theresa Spence, Radio-Canada, 19 janvier 2013, disponible en ligne : www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2013/01/19/001-spence-quarante-jours.shtml.

17 Voir leur site web : http://allianceromaine2.wordpress.com.

18 Réal Junior Leblanc, Blocus 138 : La résistance innue, Wapikoni mobile, Uashat, 2012, disponible en ligne : http://www.wapikoni.ca/films/blocus-138-la-resistance-innue.

19 On peut voir un extrait de cette présentation de la performance en ligne : www.youtube.com/watch ?v =ZnHI5a4OK8Q.

20   Traduction libre : « Portage est une œuvre subversive. À la fois blague et rappel historique, elle résonne d’abord comme une comédie (il est improbable et déplacé de voir un portage de canot au centre-ville de Vancouver), puis comme une tragédie. L’œuvre de Houle et Freeman renvoie à la profonde trahison au cœur de la colonisation des Amériques ».

21 On peut voir des images de la performance sur le site web de l’artiste : http://melissamdupuis.wix.com/melissamdupuis#!performance.

Citation   

Jonathan LAMY, «Pratiques performatives et politiques des Premières Nations dans le territoire et l’espace public», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 18/11/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=914.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jonathan LAMY

Jonathan LAMY est chercheur postdoctoral au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILCQ) de l’Université Laval. Son projet de recherche (CRSH) porte sur la performativité et la pluridisciplinarité des littératures québécoise et autochtone actuelles. Poète, performeur et critique, il a publié des articles sur la poésie québécoise, la poésie amérindienne et l’art de performance, de même que deux recueils de poèmes aux Éditions du Noroît.