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Théma n°1 Capoeiras – objets sujets de la contemporanéité

Pour son premier numéro thématique, la revue en ligne Cultures-Kairós – revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants – s’intéresse à une pratique brésilienne qui non seulement donne à lire les processus de mutations socioculturelles du Brésil et des nombreuses sociétés qu’elle tient en réseau, mais aussi véhicule sa propre modalité globalisante, se révélant par là un objet anthropologique au cœur de la contemporanéité : la capoeira.

Chercheurs et capoeiristes donnent à lire et à entendre la complexité de cette pratique de manière intensive depuis les années 1990. En effet, la capoeira, ou plutôt, les capoeiras, relaient des problématiques fondamentales en jeu et en débat dans les sciences sociales telles que la globalisation, la manifestation d’idéologies identitaires et leurs (dé)constructions historiques, les rapports de domination sociale et de genre souvent associées aux perspectives postcoloniales.

En dépit d’une multiplication des points de vues et des angles d’approche (sociologie, anthropologie, histoire, sciences de l’éducation…), certains clivages historiques se pérennisent. Par exemple, le clivage capoeira angola et capoeira regional dont Matthias R. Assunção (2005), entre autres, a brillamment montré les constructions, imprègne encore les analyses théoriques comme les discours des pratiquants. En découle une bipolarité à la plasticité en permanence réécrite et réévaluée (africanité vs brasilité ; tradition vs modernité ; instrument du pouvoir vs instrument politique ; pratique artistique vs pratique sportive ; orientalisation vs occidentalisation …) au fur et à mesure de ses circulations. Elle connaît actuellement un regain d’intérêt important à sonder au vu des nouveaux enjeux qu’elle représente et réalise tant pour les « scientifiques » que pour les pratiquants, eu égard à son institutionnalisation (Gaudin, 2009), sa patrimonialisation (Vassalo, 2008), la multiplication de ses modalités à l’étranger (Falcão, 2005a, 2005b), et son transfert au sein d’autres pratiques (breakdance, arts circassiens, danse contemporaine, aérobic, théâtre…) et d’autres lieux (écoles, universités, centres sociaux, centres de loisirs, MJC, scènes événementielles, salles de spectacle).

Cette profusion théorique et son expansion à l’étranger ne vont pas sans la diversification des codifications et manières de la pratiquer, c’est-à-dire, sans des reconfigurations formelles et par conséquent, sans l’élargissement de ses mondes sensibles, encore peu explorés. Nombreux sont les intéressés, praticiens et théoriciens, à en pointer certains risques, notamment la dilution des « fondements » (ensemble symbolique et technique – assez hétérogène – constituant la pratique) (Araújo, 2001), l’accélération de la diffusion de ses clichés et stéréotypes (Aceti, 2010), une radicalisation des mouvements d’appropriation (Vassalo, 2008), le manque de rigueur et les approches trop relativistes qui font d’une capoeira accessible à tous une pratique mainstream désinvestie de ses singularités et de son historicité. À mesure que ses trajectoires s’intensifient, est remise au jour une crainte structurelle et non dissolue pour les uns et les autres : sa dépossession. En même temps, en gagnant du terrain et de la visibilité, capoeira et capoeiristes acquièrent une reconnaissance niée pendant des décennies lors de divers épisodes d’interdits, d’illégalité et de violente répression dans un 20ème siècle politique héritier des idéologies colonialistes et praticien des idéologies populistes et militaristes.

Et pourtant, « A capoeira é de ninguém » – la capoeira n’appartient à personne. Ce précepte (axiome ?) traditionnellement énoncé par les Mestres ne serait pas qu’un code de conduite, mais une expérience à mener qui se révèlera dans un jeu. C’est le jeu, o jogo, qui déciderait du capoeiriste et de son art. Elle n’est à personne, cependant tout le monde, contrairement aux apparences, n’y aurait pas accès : pratiquer la capoeira n’est ni « jouer » (jogar) et encore moins « être » (ser) capoeira. Une question difficile puisqu’elle jette au cœur du brasier des crispations (identitaires, sociales, économiques et culturelles) le sensible et l’esthétique, le jeu du bon et du beau.

Les partages du sensible (Rancière, 2000) mettant en lumière la relation entre esthétique (manière de percevoir et construire imaginaires, techniques et productions à partir de ces perceptions et leur prolongement dans l’expérience) et politique à un moment donné de l’histoire du phénomène, ont encore été peu abordés dans les contributions sur les capoeiras, au Brésil comme ailleurs. C’est pourquoi ce numéro voudrait les privilégier. À partir de données ethnographiques denses et récentes, l’analyse de l’expérience sensible combinée à celle de l’action pourrait rendre un instantané fidèle de l’instrumentalisation de la capoeira par les uns et les autres. Performatives, pragmatiques, esthétiques ou ethnoscénologiques, ces différentes approches peuvent s’avérer fertiles pour l’examen du devenir des capoeiras à travers leurs reconfigurations formelles et sensibles, leurs diverses modalités de transmission et de réception générées de leurs plus récentes trajectoires et nouvelles temporalités.

 

Aussi, des contributions sont-elles attendues selon les axes suivants :

 

- Enjeux de la globalisation :

Présente dans plus de 150 pays aujourd’hui sur les cinq continents (IPHAN, 2008), la capoeira a débuté sa trajectoire internationale au début des années 1970. Une vingtaine d’années plus tard, son développement à l’étranger est vertigineux, notamment aux États-Unis et en Europe où, en France par exemple, on dénombrait environ 535 « académies » fin 2009 (Aceti, 2010). Outre des flux migratoires importants et leurs conséquences socioéconomiques, ces déterritorialisations entraînent de profonds changements : savoir, pouvoir, marginalité, reconnaissance et résistance se déplacent au sein des pratiques actuelles.

Les maîtres brésiliens qui enseignent à l’étranger (ainsi que les contramestres, professores et treineis, leurs subordonnés hiérarchiques) signalent leurs efforts à travailler leur pédagogie pour êtrecompris et correspondre aux attentes de leurs élèves, tout en concédant que leurs propres maîtres pratiquaient une sorte de politique du secret qu’eux-mêmes respectaient. En multipliant les rencontres internationales, stages ou événements, les pratiquants se rendent compte de la diversité des jeux et des enseignements, par-delà les divergences entre écoles (academias) ou modalités (vertentes) traditionnellement entendues (angola, regional, contemporânea). Comment penser ses contradictions : fragmentation et uniformisation des discours et des techniques, professionnalisation sans politique salariale, initiation et conversions pédagogiques… ? une capoeira pratiquée avec un « professeur » qui donne son cours en parlant dans un micro, en anglais, à une cinquantaine d’élèves face à un miroir ? le caractère spirituel des « pèlerinages » qui se poursuivent à Salvador da Bahia, la désignée sacro-sainte terre de la capoeira ? l’iconographie et l’imagerie déclinées tous azimuts pour vendre toutes sortes de consommables… et un retour aux « racines » cherchant à se défaire de ses codes exogènes tardivement institués ? Est-elle en train de devenir un « non-lieu » (Augé, 1992) où la communauté capoeiristique, cette « société alternative mondiale » selon la vision de Mestre Russo de Caxias, trouve sa pleine expression et construirait une identité transnationale ? le Brésil reste-t-il un centre inconditionnel et incontesté ? À la naissance de quel type nouveau de diaspora est-on en train d’assister ? Comment se jouent les déplacements entre ses centres et périphéries ? Quels rythmes et temporalités la capoeira nous donne-t-elle à lire aujourd’hui ?

 

- Bahia, Rio de Janeiro, Pernambuco… et les autres Brésils de la capoeira ?

Connus comme les États brésiliens ayant été les plus approvisionnés par le trafic d’esclaves, Bahia, Rio de Janeiro et Pernambuco sont désignés comme les trois pôles d’émergence et de diffusion historiques de la capoeira, les trois seuls États l’ayant revendiquée comme Bien Immatériel Brésilien (2004-2009, IPHAN). Pourtant, Bahia reste usuellement prise comme son berceau et retient toutes les attentions. Des réflexions sont attendues sur les déséquilibres entre ce qu’on peut appeler sa surreprésentation bahianaise et ses sous-représentations carioca et pernambucana (plutôt mythiques) et la quasi absence de son empreinte historique dans d’autres États (Minas Gerais, São Luiz do Maranhão, autres centres de la traite esclavagiste). Outre l’apport d’éléments historiques nouveaux ou peu explorés, il s’agira également de mettre en exergue sa trajectoire du rural vers l’urbain, car, si cette pratique aujourd’hui est symbole d’urbanité (surtout en Europe), et se trouve associée aux « cultures urbaines populaires » et leurs « mouvements » (hip-hop et rasta en particulier – icônes de la globalisation culturelle par ailleurs), la capoeira est issue des plantations dont la vie et certaines valeurs liant l’Homme à la Nature et à une certaine Transcendance, la traversent symboliquement et techniquement.

 

- Traverses esthétiques

Il s’agira ici de faire état des nouveaux chemins de traverse pour l’appréhension d’une pratique qui se définit en particulier par des notions du sensible (malandragem, mandinga, malicia, dendê, manha) qui sont aussi des modalités de l’action et traduisent avec acuité et singularité les modes de sociabilités brésiliennes. Au sein même d’un jeu dans la roda, lorsque ces qualités du faire se délitent, on assisterait au début même de la disparition de ce qui est « capoeira ». Leur excès ou leur absence réduiraient cette pratique à un sport, à un rite religieux, voire à une pratique sanitaire… Comment appréhender la fabrique de nouvelles croyances à partir du jeu de leur disparition? Quels nouveaux « faitiches » (Latour, 2009) les pratiques contemporaines de la capoeira fabriquent-elles ? Quelles nouvelles esthétiques sont potentiellement politiques ? Si le culte de la performance et sa spectacularisation (où les corps se transforment en support de désirs) sont des entrées notoires d’appréhension par les chercheurs, on peut se demander pourquoi la capoeira angola occupe moins de place et la capoeira contemporânea est quasi absente dans les analyses, comme si l’on conférait à la capoeira regional l’état du neutre… Le surplus ou l’absence supposés d’idéologies attenantes les rendraient-elles plus difficile à traiter ? De même, comment mesurer l’influence des « nouvelles » ethnographies sur la pratique elle-même ? Il s’agira ici de livrer une réflexion sur l’influence de la méthode d’investigation et d’appréhension de la capoeira par les chercheurs : ses typologisations à outrance, la multiplication débridée de ses références sur la toile, et l’apparition d’ « ethnographies » quasi exclusivement réalisées à travers le support internet… Comment mettre en perspective les nouvelles représentations dont nous sommes responsables ? Par ailleurs, que devient l’objet de recherche lorsque celui-ci fait se rencontrer l’expérience du praticien et celle du théoricien ?

 

 

 

- Passé et présent du genre dans la capoeira

Depuis une dizaine d’année, les manifestations autour de la présence féminine et de l’action féministe dans la capoeira se multiplient au Brésil (notamment le jour international de la femme) mais aussi à l’étranger. Elles démontrent une diversité des discours et des actions sur les potentialités d’une pratique corporelle à devenir un instrument politique pour les femmes. Celles-ci s’organisent et montrent en quoi cette pratique peut servir de modèle et/ou de contre-modèle pour leur émancipation dans un milieu où, traditionnellement, l’infériorité de leurs potentialités physiques est instituée, leur accès aux espaces de pouvoir et de décision est restreint (les femmes Mestres se comptent sur les doigts d’une main), leur zèle au sein des jeux est taxé d’agressivité, de furie voire de sorcellerie (la mandinga au sens dépréciatif), et subi les discours paternalistes selon lesquels le jeu d’une femme doit privilégier la beauté du geste contre son efficacité. Aujourd’hui elles s’organisent, politiquement (la première politique publique sur la capoeira est réalisée au sein du Plan National des Politiques pour les Femmes (Secretaria de Políticas para as Mulheres), et dans le jeu (elles ouvrent des académies, enseignent, voyagent, transmettent, discourent et jouent beaucoup). Comment le sexe et le genre sont-ils utilisés pour construire et/ou détruire de la différence dans le phénomène capoeira ?

 

- Patrimonialisation, politiques culturelles et tourisme

« A capoeira é de ninguém », la capoeira n’appartient à personne. Pourtant, comme le remarque Simone P. Vassalo (2008), l’appropriation pose toujours problème pour les différents acteurs autour de la pratique (capoeiristes, IPHAN, UNESCO, politiques publiques). En « tombant » au patrimoine culturel immatériel brésilien en 2008, la capoeira a déchaîné les passions. Depuis l’obtention de ce qui est souvent conçu comme une reconnaissance sociale et culturelle importante, les milieux capoeiristes, et notamment les maîtres, porteurs de la diversité des traditions et de généalogies plus ou moins prestigieuses, ne cessent de remettre ce registre en question. Outre le fait qu’elle soit critiquable, sa division en deux catégories (registres du « Savoir des Maîtres » dans le Livre des Savoir et de la « Roda de capoeira » dans le Livre des formes d’expression, IPHAN 2008) témoigne des difficultés que les autorités publiques ont eu à son élaboration. Les campagnes et appels d’offres vers les spécialistes et universitaires, et les pressions des acteurs de sa transmission se sont succédés. Pour certains, la reconnaissance de l’État, bien tardive, ne valide rien à côté de sa vitalité et de son expansion, ni même ne peut préjuger de la connaissance et du savoir-faire d’un homme ou d’une femme dont il avait auparavant décrété l’activité criminelle. Pour d’autres, l’institution d’aides et de ressources sociales est le minimum requis pour une pratique ambassadrice du Brésil dans le monde entier. Les contributions devront revenir sur les enjeux d’une capoeira aux prises avec son institutionnalisation et sa patrimonialisation, en mettant en exergue les changements de discours et de codifications qu’elles ont contribué à former au sein de la communauté capoeiristique.

 

- Paroles de Mestres

Plusieurs Maîtres de capoeira invités exposeront leur pensée sur ces différentes thématiques en fonction de leur intérêt personnel, ou, à la manière d’un témoignage, livreront leur expérience, inestimables documents pour ceux qui s’intéressent à la génération des cultures sensibles.

 

 

Bibliographie indicative :

ACETI, Monica, « Imaginaires en controverse dans la pratique de la capoeira », STAPS, n°187, 2010, p. 109-124.

ARAÚJO, Rosangêla Costa, Iê. Viva meu mestre. A capoeira angola da escola pastiniana como praxis educadora. Thèse de Doctorat, Faculté d’éducation, Universidade de São Paulo, 2004.

ASSUNÇÃO, Matthias Röhrig, Capoeira, The history of an afro-brazilian martial art, London & New-York : Routledge, 2005.

AUGÉ, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil, 1992.

EHRENBERG, Alain, Le culte de la performance, Paris : Fayard, 2010 (1991).

FALCÃO, J. L. C., « Fluxos e Refluxos da Capoeira: Brasil e Portugal Gingando na Roda », Análise Social (Lisboa), Lisboa Portugal, v. 174, 2005a, p. 111-133.

FALCÃO, J. L. C., (& Taffarel, C. N. Z), « The Capoeira is Brazilian? The Capoeira in Context of Globalization », The FIEP Bulletin, Foz do Iguaçu, v. 75, n. Article II, 2005b, p. 191-195.

GAUDIN, Benoît, « Les maîtres de capoeira et le marché de l’enseignement », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°179, 2009/4, p. 4-29.

JAUSS, Robert Hans, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 1990 (1976).

LATOUR, Bruno, Sur le culte moderne des dieux faitiches [sic], Paris: Les Empêcheurs de tourner en rond: La Découverte, 2009

RANCIÈRE, Jacques, Le partage du sensible, Paris : La Fabrique, 2000.

VASSALO, Simone Pondé, « A capoeira como patrimônio imaterial : novos desafios simbólicos e políticos », 32° Encontro anual da Anpocs, Caxambu, 2008. Disponible en ligne : http://www.docstoc.com/docs/21727732/A_capoeira_como_patrimonio_imaterial_novos_desafios_simbolico_e_politicos-Simone_Vassalo