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« On est des soldats de poètes ». Entretien avec Olivier Comte du collectif Les Souffleurs commandos poétiques

Véronique MUSCIANISI
octobre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.743

Index   

Notes de la rédaction

L’introduction, les titres et les notes de bas de page du présent texte sont de Véronique Muscianisi qui a recueilli les propos d’Olivier Comte à Paris, en mai 2013. Un Portfolio « Actions poétiques » du collectif est associé dans le présent numéro.

Texte intégral   

1Olivier Comte1 crée en 2001 le collectif Les Souffleurs commandos poétiques, réunissant des artistes de différents horizons (comédiens, danseurs, musiciens, écrivains, plasticiens) autour d’une visée commune : une « tentative de ralentissement du monde », privilégiant des actions sous la forme d’irruptions poétiques dans l’espace public, en France comme à l’étranger. Depuis près de six ans, le collectif travaille avec les habitants et la municipalité d’Aubervilliers, une commune de Seine-Saint-Denis en Île de France, devenue un véritable lieu d’explorations et de tentatives, pour ce collectif qui cherche à façonner de nouveaux outils d’intervention. Olivier Comte nous confie ici ce qui anime les Souffleurs, aborde certains des concepts qu’il a construits, ainsi que leurs applications dans plusieurs « travaux artistiques », en particulier sur le territoire d’Aubervilliers.

Ralentir le monde par la poésie

2Le collectif est né d’une phrase que j’ai écrite. Une phrase qui dit : « l’humanité se reproduit de bouche à oreille », qui vient d’une stupéfaction philosophique que j’ai eue quand j’étais ado en cours de philo. D’un seul coup le prof de philo sort : « Marcher debout est un fait social » et ça, ça m’a marqué. Voilà : « l’humanité se reproduit de bouche à oreille ». C’est un fait culturel d’être debout, de marcher et de parler. Le pragmatisme des artistes fait qu’il y a un moment où les Souffleurs sont arrivés et immédiatement s’est imposée l’idée d’ « une tentative de ralentissement du monde », avec ce geste qui nous a fait connaître [Olivier Comte esquisse le geste des Souffleurs : porter un tube2 à ses lèvres pour souffler à l’oreille d’une personne]. De « bouche à oreille », c’est vraiment le pragmatisme même des mots [qui a donné ce geste], « bouche à oreille », et il y a une sorte d’image de la transmission, une métaphore de la transmission.

3Ce n’est pas le geste en soi qui est important, c’est tout ce qu’il nourrit. C’est-à-dire, le fait que d’un seul coup on décide de réactiver, de réinjecter, ce que moi je pense qu’on peut tous reconnaître, même si on n’a pas lu Heidegger, même si on n’a pas lu Deleuze, même si on n’a pas lu Rimbaud, ou Rilke… On est des êtres humains debout, structurés par le langage, et la langue transporte en elle-même toutes les eaux anciennes et tous les os, tous les squelettes. Donc l’important c’est le fait qu’on décide de réactiver à l’intérieur des corps, d’une manière intempestive, en dehors des lieux dédiés, de réactiver des cellules dormantes d’une certaine manière. Des cellules dormantes, c’est-à-dire, des cellules qui ont été plus ou moins, à un moment ou à un autre, activées, par le fait que l’homme est issu de cette longue lignée d’acquisitions, de transmissions. Donc qu’un clochard n’ait jamais entendu Deleuze ou Rilke, ça ne change rien, à chaque fois on a été étonné que les gens reconnaissent, se reconnaissent à l’intérieur d’une parole poétique. Le matériau c’est la poésie parce que c’est le génie de la parole humaine. Et on s’aperçoit que, quand on souffle ça, le monde s’arrête autour. Le monde s’arrête autour, on se retrouve inscrit dans la durée de l’acte de l’écoute de la parole. Donc il y a là un ralentissement.

4Alors ensuite, j’ai commencé à conceptualiser et construire et fabriquer autour de cette notion de ralentissement. Cette notion de vitesse du monde. Vitesse du monde étant quasiment une coordonnée contraire à notre travail, puisqu’on dit que l’Homme est debout, l’Homme « se reproduit de bouche à oreille », parce qu’il est dans la durée de l’apprentissage de sa propre culture, dans l’apprentissage de la durée de la culture aussi, et que donc il y a une nécessité, une nécessité au corps humain, d’avoir un temps de mémorisation pour pouvoir acquérir véritablement ce qui te tient debout ensuite.

5Or actuellement nous sommes dans un monde où la vitesse de l’image travaille à la vitesse de la lumière, où Internet devient un cerveau extérieur. Dès qu’on ne sait plus on va chercher à côté. On va Google-iser son savoir, on va chercher à côté dans le cerveau extérieur, qui est un cerveau génial, c’est absolument génial, mais j’ai l’impression que la notion de durée, de durée corporelle, la durée à échelle humaine est en train de s’oublier. Les générations de gamins qui naissent maintenant et qui vont vraiment travailler avec le cerveau extérieur, c’est-à-dire, ce qu’on ne sait pas on le tape et on a la réponse immédiatement, je ne sais pas ce qu’ils vont conserver de mémoire. Souvent, quand on va chercher quelque chose dans Google, on a la réponse immédiate. On te repose la même question deux jours après, tu ne sais toujours pas y répondre. Tu vas rechercher la réponse. Tu n’as pas acquis la réponse, tu n’as pas acquis la durée d’inscription, la gravure.

6Le temps devient inhabitable pour l’Homme en des tas d’endroits. Quand tu vois que maintenant les flux boursiers sont gérés par des algorithmes mathématiques, les flux financiers sont travaillés au millième de seconde, la place même de l’esprit humain qui a conçu les algorithmes ne peut pas aller aussi vite que ce qu’il a créé pour pouvoir comprendre ce que c’est que d’un seul coup une action qui baisse, qui remonte… L’effet le plus patent de cette vitesse du monde, de cette vitesse de calcul, de ce calcul de la vitesse, parce que tout est toujours inextricablement lié, vitesse du calcul, calcul de la vitesse, c’est la crise de 2009, la crise des subprimes, où d’un seul coup ce sont les machines qui ont provoqué le fait que les actions pouvaient s’effondrer. Et l’Homme n’a pas pu travailler puisqu’il était derrière la machine à regarder les choses se casser la gueule. Voilà, on est dans un temps comme ça où, d’un seul coup, la vitesse du monde rend notre temps inhabitable. Je ne dis pas que nous on va transformer ça, c’est simplement qu’il y a un constat qui est celui-ci.

7Depuis des millénaires on travaille avec le même temps : la gravure de la mémoire à l’intérieur de notre cerveau. Qu’est-ce qui grave les choses, qui fait qu’on peut les ressortir d’une manière personnelle ? Nous, on réinjecte dans la durée, du savoir, du génie de la parole humaine, et en général quand on souffle, ça grave. Ça grave. Ça grave d’une manière poétique, c’est-à-dire qu’on ne peut pas redire ce qui est dit, mais on a exactement la sensation de ce qui est dit, et on peut rêver là-dessus.

8Chez les Souffleurs, il y a « les actions commandées »3 et il y a « les actions commandos »4. Les actions commandées sont celles qui sont payées ; les actions commandos, c’est notre geste premier, c’est le geste qu’on continue à avoir, qui est un geste personnel d’artiste, un engagement personnel d’artiste dans cette tentative de ralentissement du monde, où là nous décidons nous-mêmes nos commandos, nous ne nous payons pas, nous sommes en réaction, en tant qu’homme et femme de notre temps, en réaction au monde et on décide d’aller injecter quelque chose. Evidemment, on est très proches des poètes. On est des soldats de poètes. On est la troupe des poètes. On est vraiment les soldats. Soldats dans le sens où, quelquefois, on fait vraiment des choses non autorisées, où on se fait virer… virer par les flics… mais ça ce sont nos commandos.

Un engagement sur le territoire d’Aubervilliers

9Ensuite, à partir de 2008, on est entré en territoire, c’est-à-dire qu’on est en résidence dans une ville, d’abord Aubervilliers5, et ensuite Coulommiers6, mais c’est surtout Aubervilliers notre laboratoire. Là, entrés en territoire, ça ne sert plus à grand-chose de souffler, voilà on souffle, mais cette tentative de ralentissement du monde fallait qu’elle augmente de mesure. Parce que pendant huit, neuf ans, on a posé nos regards, et on continue à poser nos regards, sur le répertoire poétique mondial, la chair nous est persillée maintenant, comme une viande de bœuf un peu grasse. On est persillé par la poésie maintenant. En tout cas, on a commencé à regarder le monde d’une manière poétique. On n’est pas des poètes mais on regarde le monde. Donc au fur et à mesure, comme ça, la viande se persillant de poésie, on est devenu des artistes-poètes. Non pas des poètes, mais des artistes-poètes. Je nous considère maintenant comme des artistes-poètes.

10Avec les territoires, j’ai vraiment commencé à appliquer des outils du ralentissement. J’ai écrit des travaux autour de trois concepts qui nous servent, qui sont vraiment les outils de l’établi de cette Folle tentative, on appelle ça la Folle tentative7,qui sont :

11- « inversion bâtisseurs et funambules »

12- « légère modification des indices du monde »

13- « exercice de dissolution de l’artiste dans la superficie »

14Donc en gros, on travaille, on crée des œuvres dont nous nous excluons. C’est-à-dire, qu’au moment où l’œuvre se déploie, nous ne sommes plus, là, les Souffleurs. Ce sont les bâtisseurs, qui deviennent des funambules, qui la font. Les « pousseurs de voitures », tu en as entendu parler ? C’était « Rues silencieuses ». On a travaillé pendant cinq mois. On a regardé la ville. Voilà la ville d’Aubervilliers. On s’est aperçu qu’il y avait un cancer : ces milliers de voitures qui traversent cette ville tous les matins entre 6h et 8h pour aller bosser à Paris. Comment travailler une légère modification des indices du monde ? Légère modification des indices du monde, ça ne veut pas dire arrêter le monde évidemment. C’est souvent ce que fait le théâtre de rue d’ailleurs, il dit qu’il travaille dans l’espace public, mais en fait il privatise un espace et il repousse à la périphérie ce qui préexistait avant. Nous, non, on ne fait pas ça, on travaille avec le va-et-vient du monde. Le monde va-et-vient et nous allons dans son va-et-vient et nous travaillons dans ce va-et-vient-là.

15Donc, comment faire pour que ces voitures continuent à passer, puisqu’elles ont nécessité à passer, et qu’en même temps le monde soit radicalement transformé ou légèrement modifié ? Alors, modification des indices : indice carbone, indice bruit, indice lumière, indice de tendresse collective pour la population. Pendant des mois on a travaillé à essayer de convaincre la population d’Aubervilliers de se lever à 6h du matin pour créer des « Rues silencieuses », tout en laissant passer les voitures. Au final, on a recruté près de 300 pousseurs de voitures8. On a éteint les moteurs. On avait calculé : une voiture met tant de temps pour faire telle rue avec son moteur, elle mettra tant de temps à faire la même rue mais avec une poussée humaine.

16Puis exercice de « dissolution de l’artiste dans la superficie ». Au moment où on a accueilli les pousseurs de voitures dans notre hangar, tu es venue dans notre hangar, à 6h du matin, on leur a fait un beau petit déjeuner, et ils sont allés pousser les voitures tout seuls, nous n’étions pas là. Ce qui était assez cruel. On a travaillé cinq mois d’arrache-pied, cinq mois… à trouver ces pousseurs de voitures et nous nous sommes exclus. Nous nous excluons de ces œuvres, tout simplement pour pouvoir continuer à les rêver ensuite. Evidemment il y a cruauté du concept à faire que celui qui travaille dans l’œuvre s’en exclut au moment où elle se déploie. Mais cette cruauté est remplacée par quelque chose de plus beau qui est le rêve. Nous, on était en zone de guerre, c’est-à-dire qu’on était plus les Souffleurs mais on était les Suricates…On était tout autour de ces « Rues silencieuses », à plusieurs centaines de mètres autour, on avait transformé toute la signalisation au tiers de la ville, et on disait :

17« Si vous tournez à droite là, vous allez entrer dans une zone silencieuse, une zone de chuchotement, donc on vous coupera le moteur… »

18- « Quoi ? c’est quoi ce bordel moi je travaille !… »

19On était en zone de guerre... Mais ensuite, quand on est revenu à 8h du matin dans le hangar, que les pousseurs de voitures ont levé le camp et sont revenus dans le hangar pour terminer le petit déjeuner, ça a été magique de voir les Souffleurs se faire raconter leur propre œuvre. Parce qu’on a tout respecté : les priorités à droite, les clignotants, les stops, les feux, on a tout respecté comme dans la vie. Le va-et-vient du monde mais avec une légère modification des indices. Les bâtisseurs sont devenus funambules. Nous, les funambules, qui avons travaillé à l’œuvre, nous sommes devenus les bâtisseurs. Et eux, les bâtisseurs, ceux qui travaillent toute la journée et qui ensuite, le soir – c’est là où on les a rencontrés – vont faire du ping-pong, ou du théâtre en association, les gens qui travaillent et qui le soir ont du temps pour eux, ces bâtisseurs sont devenus les funambules. C’était magnifique de voir d’un seul coup les Souffleurs en train de se faire raconter. Et les Souffleurs rêvaient de ça. Ce qui fait qu’en fait l’œuvre, elle n’est pas terminée. Elle n’est pas terminée parce qu’ils l’ont rêvée, ils l’ont rêvée tu vois, les Souffleurs la rêvent encore.

20On fait aussi « les levées de rideau ».Les Souffleurs se distribuent chacun un quartier, se baladent, et parlent avec les gens : « Vous habitez où ? Vous avez quoi dans le panier ? Elle est sympa la boulangère ? ». On repère, en fait, le super commerçant. Il y a toujours un héros dans le quartier. Il y a toujours au moins un héros, charismatique, qui aime les gens, y a toujours des petits héros comme ça, que personne ne connaît. Nous on cherche les héros. On repère l’homme ou la femme sans qui, s’il devait partir pour cause de décès, retraite, faillite, etc., le quartier se mettrait à boiter. On repère ces gens-là, et à ce moment-là, on commence à contacter tous les clients, comme des détectives. On contacte tous les clients, on leur dit : voilà est-ce que vous voulez faire un cadeau à cette personne ? Puis, on les réunit et on leur demande de réfléchir à ce que c’est faire un cadeau. Nous on ne sait pas ce qu’est un cadeau. On réfléchit : pour lui ce serait quoi un cadeau ? Et, par ricochetcomme ça, on commence à cerner l’homme ou la femme. On commence à connaître les gens comme ça.

21Puis, la levée de rideau c’est à un moment précis. On a évidemment espionné le commerçant, on sait exactement quand est-ce qu’il vient tous les matins, comment il entre, combien de temps il met pour faire sa mise… on sait tout ça. On sait s’il lève son rideau de fer de l’intérieur ou de l’extérieur. On sait tout ça et à un moment donné on dit aux gens, qui ont réfléchi avec nous sur le cadeau : voilà, là ça va être la levée de rideau. La levée de rideau c’est simple, c’est : « stupéfaction », « évanouissement », « ciel de traîne ».

22« Stupéfaction » : le commerçant arrive, c’est le matin, il est tôt, il n’y a personne dans la rue. Il vient bosser. Il entre, il fait sa mise, et il lève son rideau, comme un rideau de théâtre d’une certaine manière, un rideau de fer. Et là, il voit tous les gens réunis devant lui qui l’applaudissent silencieusement pendant cinq secondes et qui disparaissent : « évanouissement ». Ensuite, « ciel de traîne ». Pendant quinze jours il ne se passe rien. Les clients font ce qu’ils veulent. La plupart du temps, les clients décident de jouer le jeu : non, il ne s’est rien passé. C’est eux qui décident. Souvent les commerçants à qui on a fait ça se demandent ce qui s’est passé. Pendant ce « ciel de traîne », il y a des mutiques, des regards… il se passe des trucs. Nous, on ne cherche pas à savoir, c’est la vie qui fait, c’est la vie qui va… on ne cherche pas à savoir, on laisse les choses se faire. Puis, au bout de quinze jours, il y a « le déploiement du cadeau » qui a été décidé par les gens, et ça crée des histoires extraordinaires dans la ville. Ce sont des moments extraordinaires, des moments impossibles.

23« Stupéfaction », « évanouissement », « ciel de traîne » : ce sont des passerelles de fragmentations du temps qui permettent de la durée, et qui permettent aux choses de se déployer tranquillement. On travaille sur des moments comme ça, on n’arrête pas de travailler le monde comme ça. On crée de véritables moments poétiques. C’est une « scrutation vertigineuse » du monde et on essaie de le transformer. Ce sont des outils de transformation du monde. Ça a l’air de marcher puisque, depuis qu’on travaille à Aubervilliers, il y a des trucs extraordinaires qui s’y passent.

Quand le rêve peut devenir un moteur de l’action politique

24Le conseil municipal extraordinaire avec Stéphane Hessel c’est pareil. J’ai invité Stéphane Hessel à remplacer le maire d’Aubervilliers, qui a accepté, pour faire un conseil municipal extraordinaire, c’est-à-dire un véritable conseil municipal extraordinaire9. On a rencontré tous les partis politiques, et l’ordre du jour de ce conseil municipal extraordinaire était une phrase attribuée à Shakespeare : « Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas commencé par le rêve ». Donc d’un seul coup, on voit les hommes politiques parler de : « Ils ont échoué parce qu’ils n’avaient pas commencé par le rêve ».

25Pendant des semaines, on a recueilli les rêves des habitants de la ville d’Aubervilliers. Et on a dressé un portrait… c’est pas qu’on a dressé, il s’est dressé un portrait calamiteux du rêve. Les rêves que nous avons recueillis, c’était bouleversant… c’était bouleversant de pauvreté rêvée. Ça rêvait peu, ça rêvait pas, ça rêvait… c’était terrible. C’était bouleversant de voir que les gens à Aubervilliers avaientdu mal à rêver, parce que pas de boulot, parce que pas de logement, parce ce que pas de ceci, parce que pas de cela. Quand tu n’as pas de boulot, pas de logement, tu peux toujours t’accrocher pour rêver… ou alors ce sont des rêves à la loto.

26J’appelle Hessel, il accepte de venir faire le conseil. J’appelle Jean-Pierre Thibaudat et le maire d’Aubervilliers évidemment, Jacques Salvator, tout le conseil municipal était présent ; et puis Jack Ralite aussi, l’ancien maire d’Aubervilliers, qui était le maire d’honneur on va dire. Nous avions écrit quatre délibérations poétiques à voter dans ce conseil municipal extraordinaire. Les quatre délibérations ont été votées. Nous avions écrit ces délibérations par rapport à ce que nous avions recueilli comme rêves. Quand on a vu l’état du rêve, on s’est dit : ce n’est pas possible que la mairie échappe à ça. L’après-midi du conseil municipal on est allé à la mairie avec tous les rêves, avec toute la population. D’habitude il n’y a jamais personne qui vient voir un conseil municipal, là la population a envahi la mairie. Nous, on s’est trimbalé pendant des semaines à recueillir les rêves, mais aussi, avec des mégaphones, on a appelé la population à envahir la mairie parce que les habitants allaient enfin parler de leur échec. Et de ce qui restait de leur rêve d’homme politique. Qu’est-ce que c’est que l’utopie ? Qu’est-ce qu’il reste dans les veines d’un homme politique, quand l’utopie a cessé d’y couler ? Il y a eu plus de 300 personnes qui sont arrivées, qui ont envahi les couloirs, les escaliers. La salle était comble, c’était incroyable, la mairie n’avait jamais vu ça. Le conseil a eu lieu avec Stéphane Hessel, tu vois Stéphane Hessel, cet homme merveilleux, ce grand sage blanc, qui d’un seul coup était là, et a dirigé ce conseil… c’était un bonheur absolu.

27Et là quatre délibérations ont été votées :

28- la premièredélibération : création du premier trésor poétique municipal mondial. Avec les archives municipales, on crée un fond, un trésor poétique mondial10.

29- la seconde délibération : la ville d’Aubervilliers s’oblige, tous les ans, à date anniversaire, à examiner en conseil municipal les projets dits « impossibles » déposés par les habitants de la ville d’Aubervilliers11.

30- la troisième délibération : extension et municipalisation des « Rues silencieuses ».

31- la quatrième délibération : avec des chercheurs du Campus Condorcet12, création d’un baromètre de calcul de l’indice de tendresse collective.

32Du coup, là, on est sur quatre chantiers qui ont été votés en conseil municipal. En décembre dernier sont passées des feuilles officielles, qui entrent dans les archives de la République : « La ville d’Aubervilliers, ….attendu que…, ayant été délibéré que… ». Et ce que tu lis c’est quand même hallucinant : « Attendu que la ville d’Aubervilliers pense que le rêve peut être un des moteurs de l’action politique… »13. On se retrouve avec des magnifiques choses et ce n’est pas du spectacle, ce n’est pas du spectacle. On met ça en route. On transforme le monde. On le transforme. Simplement parce que nous sommes devenus des artistes-poètes avec un regard sur le monde qui fait qu’on essaie de le… poétiser ça veut rien dire mais… on essaie d’avoir un regard vertigineux sur le monde. Un autre regard.

33Tu sais, il y a tellement de gens qui posent leur regard sur le monde, les économistes, les sociologues, les flics, les assistants sociaux, les politiques, quelquefoison se demande, mais pourquoi les gens n’iraient pas chercher chez les poètes un regard. C’est ça la Folle tentative. La maison de la Folle tentative que nous sommes en train de construire nous les Souffleurs, c’est ça. C’est inciter des poètes à scruter le monde, qu’ils nous livrent un regard et qu’ensuite on essaie de voir si ce regard peut produire un changement, une transformation du monde.

34Quand on fait rentrer des mots étranges comme « le rêve comme moteur de l’action politique », on travaille avec des juristes, parce qu’évidemment, les hommes de lois se demandent : est-ce que ça rentre, ça ? Parce que c’est bizarre ça, est-ce que ça rentre ? Donc on se retrouve avec des juristes à se demander comment faire rentrer ça… Ce sont des travaux qui nous emmènent dans lesarcanesmêmes de la République, de la loi. Du coup, arrive un nouveau mot dans notre travail : on travaille sur du « processus de contamination poétique », du « processus contaminant ». Là on est en train de mener un travail de contamination dans la ville d’Aubervilliers. C’est-à-dire, qu’au fur et à mesure comme ça, strate par strate, d’une manière syntaxique, d’une manière sémantique, on essaie d’amener des mots qui créent de l’oxygène dans des jargons. Voilà, au fur et à mesure qu’on creuse, on s’aperçoit qu’il y a des galeries. Ça demande un boulot de malade…

35On n’est pas une troupe de théâtre, on n’est pas une compagnie de théâtre, on n’est vraiment pas ça. Nous sommes des artistes qui travaillons ailleurs, et les Souffleurs c’est notre luxe. C’est luxueux. Faut que ça le reste. Faut que ça le soit. Plus on est heureux dans ces gestes, plus on réussit à avoir des idées.

Notes   

1  Olivier Comte, acteur depuis près de trente ans, est actuellement directeur artistique du collectif Les Souffleurs commandos poétiques. Il est notamment concepteur pour ce dernier de « Forêt sensible » (2011), uneinstallation vivante sur l’imaginaire occidental de la forêt, ainsi que « Confidence des oiseaux de passage », créée pour la Nuit Blanche de Paris en 2007 à l’église de la Madeleine, etdonnée dans la cathédrale de São Paulo au Brésil (catedral da Sé) en 2009. Il est également metteur en scène et plasticien et reçoit le prix de la SACD – Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques – comme auteur d’espaces publics en 2010.

2  Lors de leurs commandos, les Souffleurs, vêtus de noir, utilisent de longs tubes en carbone (ou cannes creuses) appelés « Rossignols », ainsi qu’un large parapluie noir pour protéger les personnes lors des moments de chuchotements de textes poétiques (Voir les photographies du collectif au Brésil et au Japon publiées dans le Portfolio « Actions poétiques » du présent numéro).

3  Pour un exemple récent d’une « action commandée », le projet du collectif intitulé « Sakura Zensen - Avancée du front de floraison », qui accompagnait l’avancée de floraison des cerisiers du sud au nord du Japon, en mars-avril 2013, était associé à une commande d’écriture auprès d’une quarantaine de poètes français et japonais sur le thème d’une phrase de Rilke : « Qu’il faille fleurir et faner, nous le savons à la même seconde » (Voir les photographies du collectif publiées dans le Portfolio « Actions poétiques » du présent numéro).

4  Les « actions commandos » présentent une pluralité de formes, il ne s’agit pas toujours de souffler des textes poétiques. Elles constituent toujours une intervention inattendue pour les passants, écoliers ou commerçants qui en sont l’objet. Elles prennent des noms différents selon le contexte.

5 Aubervilliers (93) est située au nord-est de la petite couronne parisienne et relève de la « géographie prioritaire » cartographiée par le Ministère de l’Egalité des territoires et du logement. Elle présente une dense population au sein de laquelle sont comptées plus de 90 langues.

6  Coulommiers est une commune du département de Seine-et-Marne (77) en Île-de-France.

7  Olivier Comte fait référence aux actions poétiques menées sur les territoires et animées par cette tentative de ralentissement du monde. La résidence à Aubervilliers est notamment appelée « la Folle tentative d’Aubervilliers - geste poétique sur la ville ».

8  Le terme « recruté » souligne ici le travail qui a été fait auprès des habitants d’Aubervilliers pour les convaincre de participer, mais nous précisons que « ces pousseurs de voitures » étaient tous bénévoles. Ce matin de « Rues silencieuses » s’est déroulé le 16 décembre 2010 entre 7h et 8h, concernant quatre rues du centre-ville d’Aubervilliers (Voir les photographies du collectif publiées dans le Portfolio « Actions poétiques » du présent numéro).

9  Ce conseil municipal extraordinaire a eu lieu le 20 octobre 2011 à la mairie d’Aubervilliers (Voir les photographies du collectif publiées dans le Portfolio « Actions poétiques » du présent numéro).

10  Le 14 septembre 2012, le premier livre de ce « Grand dépôt » a été inauguré en présence du maire. Les Souffleurs ont depuis mis en place une « cueillette » selon leurs mots des paroles poétiques « dormantes », auprès des habitants d’Aubervilliers. Un an après, le 14 septembre 2013, dans le hangar des Souffleurs, nous avons assisté au premier versement officiel manuscrit des paroles poétiques recueillies jusqu’à ce jour. Des représentants des différentes communautés linguistiques d’Aubervilliers étaient présents pour la transcription des textes dans la langue d’origine, une traduction en français y sera mise en regard. Ce trésor poétique municipal pourra être consulté aux archives de la ville, constituant un fonds spécifique, mais il est également voué à en sortir : Olivier Comte nous a ainsi confié qu’il allait « danser tous les ans, ce matériau fabuleux ».

11  Des projets dits impossibles peuvent être déposés par les albertivillariens tout au long de l’année, ils sont présentés et soumis au vote une fois par an lors d’un conseil municipal.

12  Le Campus Condorcet Paris-Aubervilliers - Cité des humanités et des sciences sociales, regroupe des chercheurs issus des dix institutions universitaires franciliennes partenaires de sa fondation. Un de ses deux sites ouvrira à Aubervilliers en 2018.

13  Le 11 décembre 2012, le conseil municipal d’Aubervilliers a voté le premier projet dit impossible, qui souhaitait réactiver le rêve comme moteur de l'action politique.

Citation   

Véronique MUSCIANISI, «« On est des soldats de poètes ». Entretien avec Olivier Comte du collectif Les Souffleurs commandos poétiques», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et expressions esthétiques, mis à  jour le : 13/10/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=743.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Véronique MUSCIANISI

Véronique MUSCIANISI (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, MSH Paris Nord)