Logo du site de la revue Cultures-Kairós

Les Premières Nations, l’art de performance et l’anthropologie performative

Jonathan LAMY
octobre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.651

Résumés   

Résumé

Cet article aborde deux œuvres dart-action (Two Undiscovered Amerindians de Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña et As-tu du sang indien ? de Louis-Karl Picard-Sioui) qui mettent en scène de manière ironique des stéréotypes reliés aux cultures autochtones. Réalisées en marge de commémorations historiques (le 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique en 1992 et le 400e de la ville de Québec en 2008), ces performances jettent un regard particulièrement critique sur ces clichés. Personnifiant un couple d’autochtones appartenant à une nation (fictive) qui viendrait tout juste d’être découverte, Fusco et Gómez-Peña rejouent le principe de l’exposition vivante afin de questionner le colonialisme. Picard-Sioui, pour sa part, a incarné un professeur menant des recherches sur la généalogie amérindienne au Québec, présentant une invraisemblable machine qui permettrait de déceler la présence de « sang indien ». Ces deux œuvres déploient, par l’action, ce que l’on pourrait nommer une anthropologie performative.

Abstract

This article discusses two works of performance art (Two Undiscovered Amerindians by Coco Fusco and Guillermo Gómez-Peña, and As-tu du sang indien? by Louis-Karl Picard-Sioui) that ironically depict sterotypes about indigenous cultures. Created in conjunction with historical commemorations (the 500th anniversary of Columbus' arrival in America in 1992 and the 400th anniversary of Quebec City in 2008), these performances take a very critical look at these pictures. Personifying two indigenous people from a (fictitious) nation that would just be discovered, Fusco and Gómez-Peña replay the principle of living exhibition to question colonialism. Picard-Sioui, for its part, has embodied a professor conducting research on Native American genealogy in Quebec, presenting an incredible machine that would detect the presence of "Indian blood." Both works unfold, through action, what could be called a performative anthropology.

Index   

Index de mots-clés : Premières Nations, art-action, Coco Fusco, Guillermo Gómez-Peña, Louis-Karl Picard-Sioui.
Index by keyword : performance art, First Nations, Coco Fusco, Guillermo Gómez-Peña, Louis-Karl Picard-Sioui.

Texte intégral   

1En 1992, année qui marquait le 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, les artistes américains Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña ont créé une performance dans laquelle ils s’enfermaient dans une cage en se présentant comme deux autochtones d’une nation qui viendrait tout juste d’être découverte. En 2008, alors que l’on soulignait le 400e anniversaire de la ville de Québec, le performeur et auteur huron-wendat Louis-Karl Picard-Sioui a personnifié un savant prononçant, sur la scène même de l’Espace 400e, une allocution ironique et présentant une invraisemblable machine à mesurer la présence de sang amérindien. S’inscrivant de manière critique dans un contexte de commémoration historique, ces deux œuvres de performance questionnent vivement le regard colonial sur les cultures autochtones, dont elles empruntent les codes afin de les subvertir. Constituant bien plus que deux simples supercheries, qui viseraient en quelque sorte à berner leur public, Two Undiscovered Amerindians et As-tu du sang indien ? mettent en action ce que l’on pourrait nommer une « anthropologie performative ».

2En art de performance, c’est l’action – son exécution – qui constitue l’œuvre. Elle met en relation « l’action dans l’art » et « l’art dans l’action », pourrait-on dire en paraphrasant le dernier titre de Richard Martel (2012). « La performance est davantage qu’un genre, une discipline ou une catégorie. Elle se définirait avec plus d’acuité comme un mode ou une attitude présente au sein de l’art contemporain », écrit Chantal Pontbriand (1998, p. 62). Dans la performance, poursuit-elle, « c’est le questionnement du spectateur qui est recherché (ibid., p. 63) ». Pour Dwight Conquergood (Bial, 2004, p. 318), la performance est à la fois art, analyse et activisme (art, analysis, activism), à la fois créativité, critique et citoyenneté (creativity, critique, citizenship). Dans l’ouvrage collectif The Performance Studies Reader, Conquergood écrit (ibid.) :

We can think of performance (1) as a work of imagination, as an object of study; (2) as a pragmatics of inquiry (both as model and method), as an optic and operator of research; (3) as a tactics of intervention, an alternative space of struggle1.

3Coco Fusco, Guillermo Gómez-Peña et Louis-Karl Picard-Sioui utilisent la performance comme une méthode expérimentale et créative pour étudier le genre humain. C’est en ce sens qu’on pourrait affirmer qu’ils pratiquent une forme d’anthropologie performative. Ils amènent sur le terrain de ce qu’on appelle aussi l’art-action des problématiques habituellement discutées dans le champ des sciences humaines. Two Undiscovered Amerindians et As-tu du sang indien ? témoignent par ailleurs de réflexions et de recherches préalables sur les sujets qu’elles convoquent, soit l’héritage du colonialisme et la perception du métissage génétique. Les deux œuvres, en plus de leurs dimensions artistique et ironique, portent un discours critique et cherchent le questionnement du spectateur. La pièce de Fusco et Gómez-Peña est beaucoup plus connue, bien qu’elle ait été assez peu commentée en français, que celle de Picard-Sioui2, mais, dans les deux cas, les performeurs empruntent des figures ethnographiques pour tourner en dérision le regard porté par le « savant » ou qui est porté sur les « sauvages ».

Jouer aux sauvages et au savant

4Dans leur performance, Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña incarnent un couple d’autochtones provenant d’une île fictive qu’ils avaient nommée Guatinau (ses habitants étant appelés pour leur part des Guatinauis)3. À chaque présentation, ils étaient enfermés dans une cage, généralement pendant trois journées consécutives, à raison d’environ huit heures par jour. Two Undiscovered Amerindians a été présentée dans des institutions artistiques, des musées d’histoire naturelle et dans l’espace public. La performance a été montrée pour la première fois en mars 1992 à la galerie de l’Université Irvine en Californie et s’est ensuite déplacée vers la Plaza de Colòn à Madrid et le Covent Garden à Londres, dans le cadre du Edge Festival, pour lequel elle a été créée. Les deux performeurs ont par la suite visité différentes villes américaines, dont Washington, New York et Chicago, mais aussi Sydney en Australie et, pour la dernière présentation en 1994, Buenos Aires en Argentine. Les dix représentations constituent une véritable tournée mondiale, le projet étant d’ailleurs parfois nommé The Guatinaui World Tour4.

5Les passants et les visiteurs pouvaient payer pour faire danser ou chanter les performeurs (cinquante cents), ou encore se faire photographier en leur compagnie (un dollar). Les artistes, décrits comme étant d’« authentiques autochtones », étaient emmenés à la cage en étant tenus en laisse par des gardiens, qui les nourrissaient, presque exclusivement de bananes, en portant des gants. La cage, de couleur dorée, mesurait environ 9 m2 et était fermée avec un cadenas. Agrémenté de textes descriptifs et d’une carte truquée placée devant la cage, le dispositif de Two Undiscovered Amerindians rejoue ainsi le principe de l’exposition vivante, aussi nommé « exposition humaine » ou « zoo humain », qui met en scène des « spécimens » d’un peuple non occidental5. Pour ce faire, les performeurs ont utilisé la caricature, prenant bien soin, à la fois au niveau des costumes et du décor, d’exagérer de manière carnavalesque la pratique qu’ils souhaitaient actualiser et singer.

6La performance s'accompagne d'une réflexion et d'une recherche menées par les artistes. Dans un texte intitulé « The Other History of Intercultural Performance », d’abord paru dans The Drama Review en 1994 et repris dans son ouvrage English is Broken Here, Coco Fusco écrit (1995, p. 40) :

Our performance was based on the once popular European and North American practice of exhibiting indigenous people from Africa, Asia, and the Americas in zoos, parks, taverns, museums, freak shows, and circuses. While this tradition reached the height of its popularity in the nineteenth century, it was actually begun by Christopher Columbus, who returned from his first voyage in 1493 with several Arawaks, one of whom was left on display at the Spanish Court for two years. Designed to provide opportunities for aesthetic contemplation, scientific analysis, and entertainment for Europeans and North Americans, these exhibits were a critical component of a burgeoning mass culture whose development coincided with the growth of urban centers and populations, European colonialism, and American expansionism6.

7Dans son livre The New World Border, Guillermo Gómez-Peña complète en quelque sorte la description de leur démarche (1996, p. 96-97) :

In 1992, during the heated Columbus debates, Coco Fusco and I decided to remind the United States and Europe of “the other history of intercultural performance”: the human exhibits, pseudo-ethnographic tableaux vivants, and the living dioramas that were so popular in Europe from the 17th through the early 20th century – and that in the U.S. evolved into more vulgar versions, such as the dime museum and the freak show. In all cases, the premise was similar: “Authentic primitives” were exhibited as human artifacts and mythical specimens in cages, taverns, gardens, salons, and fairs, as well as in museums of ethnography and natural history, often next to sample of their homeland’s flora and fauna, with costumes and ritual artifacts that were designed by the impresario and had little or nothing to do with reality7.

8Les artistes soulignent la triple vocation des expositions vivantes, qui servaient à la contemplation (comme on le fait d’une œuvre d’art), à l’éducation scientifique (à la manière d’un musée d’histoire naturelle) et au simple divertissement (comme l’est le cirque par exemple). Ils investissent ces diverses dimensions du zoo humain et se situent à leur tour au croisement entre l’art, l’ethnographie et le spectacle. Ils soulignent également le caractère construit, voire truqué, de ces expositions, dans lesquelles il y a, comme au théâtre, une scénographie, des personnages, des costumes, des accessoires et un metteur en scène ou un imprésario.

9Le décor dans lequel se trouvent les Guatinauis est ainsi volontairement kitsch et anachronique. À la manière d’un petit appartement, on trouve, au centre, une table et deux chaises, ainsi que, dans un coin à l’arrière, un téléviseur. Parfois plutôt dépouillé, parfois décoré avec plus de soin, l’espace de la performance comporte un téléviseur, une chaîne stéréo et différents accessoires : plantes, livres, statuettes et objets divers. Ceux-ci constituent un fourre-tout de signes appartenant à des univers de référence où se mêlent allègrement le mobilier banal du monde contemporain, la culture populaire américaine (Mickey Mouse, Coca-Cola, Budweiser), des éléments que l’on peut associer aux voyages d’exploration (jumelles, globe terrestre), aux stéréotypes des cultures autochtones et mexicaines (poupées, piñata), ainsi qu’un discours intellectuel critique (véhiculé par des ouvrages, notamment sur la question chicano, c’est-à-dire des Mexicains vivant aux États-Unis). Les performeurs évoluent dans cet environnement faussement naturel, utilisant les objets de manière faussement naïve, faisant semblant par exemple de jouer de la guitare avec la chaîne stéréo ou tentant de toucher l’image des gens sur l’écran du téléviseur.

10Cette incohérence kitsch se retrouve également dans les costumes des performeurs. Dans son livre The New World Border, Guillermo Gómez-Peña résume (1996, p. 97) : « I was dressed as a kind of Aztec wrestler from Las Vegas, and Coco as a Taina straight out of Giligan’s Island8. » Ce curieux métissage, s’il souhaite montrer les clichés pour démontrer leur caractère réducteur et faussé, est néanmoins à l’image de leur propre hybridité identitaire. Dans un texte cosigné par les performeurs et intitulé « Norte : Sur », Coco Fusco se présente ainsi (1995, p. 170) : « My name is Coco Fusco, and actually, I was born in the U.S. and am genetically composed of Yoruba, Taino, Catalan, Sephardic, and Neapolitan blood. In 1990, that makes me Hispanic. If this were the ‘50s, I might be considered black. » Gómez-Peña, qui se décrit habituellement comme un artiste chicano, écrit pour sa part (ibid.): « Would you believe that one of my grandmothers was part German and part British? During the ‘40s, she wrote bilingual poetry in Mexico City […]. My other grandparents had a mixture of Spanish and Indian blood. » Le travail des performeurs vise notamment à témoigner de ce métissage ; ils portent en eux cette rencontre entre différents mondes qu’est, à leurs yeux du moins, l’Amérique.

11À l’inverse de Fusco et Gómez-Peña, qui ne se définissent pas avant tout comme autochtones mais qui en incarnent la figure, Louis-Karl Picard-Sioui se décrit comme un « membre du clan du Loup de la nation athinye'nonnyahak du peuple wendat »9, mais revêt le rôle du savant blanc dans sa performance10. Celui-ci insiste d’ailleurs sur l’absence de gênes amérindiens dans son bagage génétique. As-tu du sang indien ? n’a été présentée qu’une seule fois, le 2 août 2008, spécifiquement pour prendre place dans les activités du 400e de la ville de Québec, plus précisément sous le chapiteau de l’Espace 400e, construit près du Quai Saint-André à l’occasion de ces célébrations. Dans le programme officiel de cet événement, la performance s’inscrivait à la fois dans la « Programmation des Premières Nations » (qui comprenait notamment des spectacles d’artistes autochtones) et dans la section « Les grandes rencontres – conférences, classes de maîtres et tables rencontres » (qui pour sa part comptait différentes allocutions, sur des sujets aussi variés que « Comment rendre le Vieux-Québec plus agréable à vivre ? » ou « Québec vue à travers sa gastronomie »).

12Bien que Two Undiscovered Amerindians ait aussi été présentée dans un contexte artistique, notamment à la Biennale du Whitney Museum à New York, donc pour des « spectateurs avertis », les deux œuvres s’adressent à un large public. Dans la plupart des cas, les personnes qui assistent à l’action n’ont aucune idée de ce en quoi consiste cette forme d’art somme toute marginale qu’est la performance. Dans les deux cas également, la promotion de l’événement participait d’une ambiguïté certaine, au sens où on ne le présentait pas comme une œuvre d’art-action, mais comme quelque chose de véridique. Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña ne se présentaient pas comme deux artistes de performance, mais comme deux authentiques autochtones. Louis-Karl Picard-Sioui et son complice Guy Sioui Durand (un important critique d’art autochtone qui agissait à titre de conseiller pour les Premières Nations, les Métis et les Inuits dans l’organisation du 400e), quant à eux, ont cultivé ce que l’on pourrait nommer un flou artistique, décrivant ainsi la performance dans le programme officiel :

As-tu du sang indien ? Atelier théâtral de l’historien huron-wendat Louis-Karl Picard Sioui. Personnifiant Vincent Franklin, professeur à l’Université Laurentienne, qui dirige le CAUCAS (Canadian Academics Unified Centre for Archeogenetics and Sociobiology) d’où il conduit des recherches sur la question des origines amérindiennes, un sujet qui passionne depuis toujours les Québécois de souche française.

13Bien qu’il s'agisse d’un « atelier théâtral », celui-ci est dispensé, non pas par un comédien ou un artiste, mais par un historien... La précision de la description (le terme « archeogenetics » par exemple) et sa vraisemblance (l’Université Laurentienne est une institution réelle, située en Ontario) confère au tout un caractère crédible.

Dévoiler l’ironie ?

14Si l’on peut déceler une certaine ironie dans cette description (notamment dans l’acronyme, qui renvoie au terme « caucasien »), de nombreux spectateurs ont été en quelque sorte pris au piège par le performeur wendat. Comme un acteur le fait au théâtre, celui-ci a investi son rôle sans jamais s’en distancier. Picard-Sioui s’était vêtu d’un complet et rasé le crâne pour l’occasion. Il avait préparé une présentation Power Point assez étoffée, présentant et vulgarisant les recherches de ce faux professeur de façon convaincue. Le directeur du CAUCAS présentait d’abord les résultats d’un sondage, lui aussi fictif, qui interrogeait un échantillon de 1500 Québécois et dont voici un extrait (Picard-Sioui, 2008) :

1) Croyez vous avoir du sang indien ?

  69 % oui 16,08 % non 14,92 % N.A.

2) Selon vous, la plupart des québécois de souche ont-ils du sang indien ?

  83,2 % oui 11,2 % non 5,6 % N.A.

3) Lequel de vos ancêtres est indien ? (regroupements statistique)

  Père ou mère 1,24 % G-Mère 56,2 % G-Père 15,34 % N.A. 23 %

4) Vous considérez-vous vous même comme Indien (à ceux disant avoir des ancêtres seulement) ?

  Oui 2,3 % Non 92,2 % N.A. 5,5 %

5) Êtes-vous fier de vos racines autochtones ?

  Oui 60,42 % Non 19,69 % N.A. 19,90 %

15Au fil de l’allocution, le caractère raciste de ce personnage se dévoilait, insistant de plus en plus sur le caractère inférieur des « tribus indiennes » et déplorant cette fierté éprouvée par les personnes sondées quant à leurs origines autochtones. Alors que le malaise grandissait dans l’audience face à ces propos, un Guerrier et une Princesse indienne (Michel Savard et Nahka Bertrand, deux artistes autochtones évidemment complices dans la performance), ayant accosté en canot sur les quais de l’Espace 400e, viennent interrompre l’allocution par des chants accompagnés au tambour, entonnés par le Guerrier. La performance bascule alors et le savant ordonne : « Appliquez l’opération Pocahontas ! » Le couple est aussitôt capturé par deux gardes (Guillaume Bastien et Guy Sioui Durand) vêtus de sarraus blancs. Le Guerrier est neutralisé alors que la Princesse, ligotée, et amenée sur la scène où une infirmière, également complice de la performance, lui fera une prise de sang11. Alors qu’un certain chaos s’installe dans l’assistance, les chaises ayant été bousculées par les gardes, le professeur incarné par Picard-Sioui garde son calme, comme s’il avait tout prévu et contrôlait parfaitement la situation.

16La suite du déroulement dévoile le caractère ironique de la mise en scène de manière plus claire. Poursuivant l’exagération théâtrale, le professeur dévoile la machine à déceler le sang « impur », « contaminé » par des gênes amérindiens. Débouchant le flacon avec ses dents, il place l’échantillon de sang prélevé à la Princesse sur son étrange détecteur et se dirige vers l’auditoire pour tester les volontaires, qui n’ont qu’à placer le doigt pour découvrir s’ils sont « sauvés » de l’impureté. Devant les grands cris de joie et mêmes les accolades que le savant offre aux personnes dont le test est négatif, l’audience comprend bien qu’il s’agit d’une comédie. Celle-ci se termine alors que le Guerrier, s’étant libéré de ses chaînes, vient attaquer le professeur et vaincre sur le racisme, gagnant la lutte également sur le plan symbolique. Guy Sioui Durand prend enfin la parole, dissipant toute l’ambiguïté qui pourrait perdurer : 

Vous venez de vivre avec nous l’aventure du fictif professeur Franklin et de sa fausse machine. […] L’humour proverbial des Amérindiens peut aussi contaminer le monde de la science, le monde des recherches, de la généalogie, mais aussi nous inciter à aller voir des vraies recherches et à se demander, non pas si nous avons du sang indien, mais jusqu’à quel point nous avons 100 % de sang humain.

17Dans Two Undiscovered Amerindians, les performeurs n’ont pas dévoilé aussi clairement l’ironie de leur œuvre. À certaines occasions, les médias ont vendu la mèche, précisant qu’il s’agissait d’artistes, que tout cela n’était pas vrai. Il arrivait aussi, à la fin de trois jours de performance, qu’ils inversent les rôles et que ce soit les Guatinauis qui tiennent en laisse les gardiens alors qu’ils quittaient leur cage, mais ce n’est qu’une petite portion des spectateurs qui était alors témoin de ce renversement. N’entrant pas en communication directe avec le public (ils étaient présentés comme s’ils ne comprenaient ni l’anglais ni l’espagnol), jamais Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña ne quittaient leur rôle de « Sauvages » exposés vivants. Ainsi, si un spectateur, saisi par le doute, cherchait à comprendre ce qui se déroulait devant ses yeux, il devait s’adresser aux gardiens. Est-ce que ces gens dans la cage font semblant ? Sont-ils des comédiens ? des artistes ? Les gardiens, jouant le jeu, ne répondaient jamais par l’affirmative à ces questions. Pour les performeurs, il était impératif que les spectateurs découvrent la « supercherie » par eux-mêmes.

18Un comédien qui a joué le rôle de gardien lors de la présentation de la performance en Australie, Peter MacInnis, raconte ainsi son expérience (2001, en ligne) :

If pressed, we would encourage the visitors to read the text displayed in front of the cage. We were, you see, just the guards, and the anthropologists who had all the answers were away at that time. We were calculatedly provocative and patronizing in our comments, as we had been instructed to be. If attacked by unbelievers, we would simply say something like “I can assure you, sir (or madam) that the Guatinauis are just as genuine as their island, and you can see that in the map over there.”

19Comme le disait Gómez-Peña à un journaliste du Chicago Tribune: « We give audiences clues about what we’re doing, but we don’t tell them it’s all a performance (Obejas, 1993, p. 13). » Le performeur poursuit (ibid.) :

You’d think with the technology, the absurdity of the premise, how over the top it all is, that people would realize this is a performance. But to our surprise, and even a little horror, most people believe we’re real human specimens from this island. And they don’t see anything wrong with our beings exhibiting that way.

20Plusieurs personnes n’ont pas saisi la satire et ont ainsi cru être témoins d’une véritable exposition vivante. Les performeurs auraient par ailleurs souhaité que davantage de gens s’insurgent devant le fait que deux êtres humains soient mis en cage. La visée, somme toute simple, de la performance – montrer et dénoncer l’aberration de cette pratique raciste – aurait-elle en partie échoué ?

21Les performeurs ont ainsi dû se défendre d’avoir voulu berner le public. Coco Fusco s’exprime ainsi à un journaliste du Chicago Tribune (Obejas, 1993, p. 13): « We knew we’d get a strong reaction to the piece. But that people would believe it was unanticipated. The point wasn’t to fool people or make people believe it was real, but to show the absurdity of it. We meant to parody, to explore notions of the “other”. » La performance aurait-elle dû guider davantage le spectateur dans sa lecture de l’œuvre ? Le travail de disconvenance qu’il proposait, amenant à prendre conscience d’une idée convenue pour ne plus l’entretenir, doit-il nécessairement se faire pour soi, sans l’aide de personne ? Voir deux personnes en cage peut-il susciter autre chose que de la confusion ? Commentant le film The Couple in the Cage, Caroline Vercoe remarque que, peu importe la réaction du spectateur, celle-ci participe d’une réelle incertitude. Elle écrit (Fusco, 2000, p. 234) :

While the documentary reflected a range of reactions, each seemed marked by a deep ambivalence. This ambivalence appeared to go hand in hand with an anxiety on the part of many viewers, who often seemed unsure of how they were supposed to act under the circumstances12.

22Que faire ? Que croire ? La performance ne le dit pas. Elle propose une situation qui sort de l’ordinaire (deux êtres humains dans une cage) mais n’indique pas la manière appropriée d’agir ou de penser.

Contre-commémorations

23Fusco et Gómez-Peña ont voulu, par leur performance, contribuer aux débats qui avaient cours à l’occasion des célébrations (et contre-célébrations) du 500e anniversaire de l’arrivée de Colomb sur le continent américain. Pour les performeurs, l’année 1992 constitue l’occasion d’effectuer une prise de parole qui, par l’action, adopte une position critique face au legs de Cristóbal Colón. Comme le démontre Claudine Cyr tout au long de la thèse de doctorat qu’elle a consacrée à cet événement initié en premier lieu par l’Espagne, le « 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique », renommé par l’UNESCO le « 500e anniversaire de la rencontre de deux mondes », (Cyr, 2009, p. 10) constitue un lieu d’affrontements entre des conceptions divergentes de cette découverte-rencontre. Cyr écrit (ibid.) :

En fait, dès le départ, l’idée même d’une commémoration a été problématique puisque personne n’a su s’entendre sur ce qu’on souhaitait commémorer exactement : une découverte, un exploit technologique, une conquête, un génocide, etc. Les Autochtones du continent américain, s’ils devaient marquer quelque chose en 1992, c’était, pour la grande majorité d’entre eux, leur opposition à toute célébration d’une soi-disant découverte de l’Amérique. Leurs « versions des faits » ne s’accordaient en aucun cas avec celle instituée par l’Espagne, ni tout à fait non plus avec celle de la « rencontre » offerte par l’UNESCO. Les commémorations du 500e anniversaire allaient donc mettre au jour une origine de l’Amérique équivoque et problématique.

24Qu’implique cette « découverte », cette « rencontre » ? Le 500e anniversaire de cet événement fournissait un prétexte pour réfléchir à ce qui est « équivoque et problématique » dans l’imaginaire de l’Amérique.

25En entrevue, Gómez-Peña décrit ainsi la posture politique des performeurs (Sawchuk, 1994, p. 115) :

We are trying to participate in the Columbus debates in a way that is, hopefully, more complex and irreverent than we see either side embracing: on the one hand, the very fixed ideas of an ultra-conservative position glorifying the Columbian legacy […]; on the other hand, an ultra-indigenist, romantic view that believe it is still possible to send Europe back to the old world. […] What we want, perhaps, is to articulate the contradictions. […] We are both children of Europe and indigenous America13.

26Les artistes se proposent d’incarner les contradictions inhérentes au continent américain, qui se trouvent réactualisées par les commémorations de 1992. Two Undiscovered Amerindians intègre deux points de vue radicalement opposés tout en se détachant à la fois de ceux qui célèbrent sans nuances et de ceux qui dénoncent de manière unilatérale le moment fondateur de cette « rencontre entre deux mondes ». La performance en fait une réinterprétation actuelle et critique.

27L’opposition mentionnée par Gómez-Peña peut paraître simpliste, voire caricaturale. Mais, à l’intérieur d’un éventail de positions en comprenant évidemment plusieurs qui étaient plus nuancées, il y avait bel et bien, en 1992, des personnes pour qui l’arrivée du navigateur aux Îles Canari constitue un exploit historique absolument positif, et d’autres, considérant que cet événement n’est rien de moins qu’une catastrophe humanitaire. Claudine Cyr écrit (2009, p. 54) : « En tant que projet espagnol, le thème des commémorations du 500e est clair et n’est pas conçu pour inciter à la réflexion et au débat14. » À l'autre bout du spectre, comme Claudine Cyr le donne en exemple (ibid., p. 190) : « Le mouvement autochtone péruvien Tawantinsuyu demande à l’Espagne le paiement de 650 millions de dollars en réparation civile pour avoir perpétré, selon lui, le plus grand génocide jamais vu de l’histoire universelle.» Plusieurs manifestations et même quelques attentats ont ainsi marqué l’année 1992 à travers les Amériques (voir ibid., p. 187-192). Enfin, la date exacte de l’arrivée de Colomb, soit le 12 octobre, a aussi été proclamée « jour de deuil » par plusieurs organismes autochtones.

28On a observé une semblable polarité lors du 400e anniversaire de la ville de Québec, en 2008. Certains Acadiens contestaient la prétention selon laquelle Québec serait la première ville francophone en Amérique puisque Port-Royal, en Nouvelle-Écosse, a été fondée quatre ans plus tôt. Ils avaient, eux, déjà célébré leur 400e. De leur côté, les Autochtones se sont sentis, au départ, exclus de ces célébrations. L’organisation officielle faisait enfin l’objet de vives critiques de la part de certains groupes et citoyens, qui dénoncent son caractère « rose bonbon », de même que l’ingérence du fédéral dans ces activités. Des résidents et des organismes de Québec ont ainsi mis sur pied l’Autre 400e, dont le premier objectif était ainsi énoncé : « Mettre de l’avant une vision populaire et critique de l’histoire de la ville de Québec en tenant compte du rôle fondamental des Premières Nations. » Dans le journal Alternatives de mai 2008, Jean-Michel Landry faisait état de ce mécontentement, soulignant que « [l]es commémorations cultivent à la fois la mémoire et l’oubli ». Sur la question autochtone, Landry rapportait les propos de Geneviève McKenzie, une artiste innue de la réserve de Matimekosh, sur la Côte-Nord du Québec, qui affirmait : « Ils ne veulent pas d’Amérindiens, mais ils veulent notre folklore. Parce que le folklore c’est beau, c’est gentil et, surtout, c’est silencieux. Mais nous, on sait que ce folklore s’est construit dans la souffrance. Il est indissociable de nos luttes contre l’humiliation ». (Landry, 2008, en ligne).

29Par la suite, la Société du 400e a néanmoins inclus un volet « Premières Nations » à son programme, avec diverses activités, dont plusieurs lectures et concerts. Quelques conférences ont aussi abordé la question autochtone, Serge Bouchard racontant ainsi « La grande histoire de Wendake ». Quelques autres allocutions développaient une réflexion critique sur l’histoire de la capitale nationale, dont celle de Denis Vaugeois intitulée « La France n’a jamais réussi à rêver la Nouvelle-France ». Cependant, les événements de plus grande envergure de la programmation du 400e de la ville de Québec évacuaient presque totalement les Premières Nations, alors que les activités à contenu fortement autochtones avaient lieu pour la plupart à Wendake, à 15 kilomètres de l’Espace 400e, donc en marge de l’endroit où se déroulaient les célébrations.

30Sans être une critique directe de l’organisation officielle, ou de l’idéologie qui la sous-tend, l’« atelier théâtralisé » As-tu du sang Indien ? formulait un point de vue divergeant, qui revisitait l’histoire québécoise des relations entre autochtones et allochtones, à la fois sur le plan génétique et symbolique. Comme l’avaient fait Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña en 1992, Louis-Karl Picard-Sioui, Guy Sioui Durand et leurs complices ont profité d’un contexte commémoratif pour interroger la vision du conquérant devenu majoritaire sur le territoire. Ici, il s’agissait aussi d’interroger, par la caricature, certains préjugés liés à l’identité québécoise « de souche française ». Le discours raciste selon lequel les Amérindiens sont des êtres inférieurs, tenu ironiquement par le performeur, est fortement inspiré par les propos du Doc Mailloux15, tenus sur différentes tribunes, mais plus connus à cause de son passage controversé à l’émission Tout le monde en parle en 2005.

Anthropologie performative

31As-tu du sang indien ? témoigne ainsi d’une réflexion anthropologique sur le Québec colonial et contemporain. La performance aborde des préjugés racistes envers les Premières Nations, de même que certains fantasmes quant aux origines autochtones des Québécois francophones. La fausse étude « démontre » notamment que plusieurs d’entre eux croient posséder un certain bagage génétique amérindien. Cette hérédité provient majoritairement d’une grand-mère ou d’une arrière-grand-mère, rejoignant ainsi un autre préjugé, selon lequel cette généalogie fantasmatique proviendrait de la lignée maternelle, et rejouant le mythe de l’union entre le coureur des bois et la jolie sauvagesse. Autrement dit, si les Québécois ont des ancêtres autochtones, ceux-ci seraient presque exclusivement de sexe féminin et pratiquement personne n’aurait alors de grand-père ou d’arrière-grand-père amérindien... Ce faisant, la performance met en action les contradictions qui se tissent au sein des relations des descendants de colons français envers les premiers peuples des Amériques, où l’on observe à la fois un refus et un éloge du métissage.

32La performance de Louis-Karl Picard-Sioui prend la forme d’un laboratoire où les spectateurs sont confrontés à leurs préjugés et à leur identité personnelle, ainsi qu’à leur conception de l’identité québécoise et de sa dimension amérindienne. Elle sonde les spectateurs, les invite à réfléchir et à se situer par rapport à ces questions. C’était également là une des visées de la performance de Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña. Projet qu'on pourrait qualifier d’anthropologie expérimentale et performative, Two Undiscovered Amerindians visait à susciter des réactions et à étudier ces réactions. Dans leur cage, ils étaient exposés au public, mais avaient aussi le loisir de l’observer. Tout en interprétant un couple de faux Amérindiens, les deux artistes jouent à être des performeurs-anthropologues du monde colonial d’autrefois et d’aujourd’hui.

33Fusco utilise l’expression « reverse ethnology » (1995, p. 38) et Gómez-Peña celle de « performance as reversed anthropology » (1996, p. 96) pour qualifier leur démarche conjointe, qui est contemporaine de la réflexion menée par certains anthropologues à la même époque (pensons aux travaux de Marc Augé ainsi qu’à ceux de Renato Rosaldo, dont l’ouvrage Culture & Truth : The Remaking of Social Analysis est d’ailleurs cité par les performeurs). Dans Le sens des autres : Actualité de l’anthropologie, Marc Augé écrit (1994, p. 59) :

[C]e qu’il m’est arrivé d’appeler ethnologie « inversée » s’apparente beaucoup moins à une espèce de retour sur soi qui s’enrichirait de l’expérience d’autrui qu’à un retour sur les questions que nous avons adressées aux autres et dont nous mesurons peut-être mieux le sens et la portée lorsque nous nous les adressons à nous-mêmes.

34Le propos de Marc Augé interroge les questions posées par l’ethnologie traditionnelle à ses objets d’étude. Tourner vers soi le regard ethnographique permet d’en réaliser l’éventuelle absurdité et d’en montrer pour ainsi dire les angles morts. À ce sujet, Renato Rosaldo remarque: « Anthropologists rarely consider how members of other cultures perceive their ethnographers, or how they conceive questions of cross-cultural understanding » (1989, p. 206).

35Heike Pearson-Roms a bien décrit cette dimension de la performance (2001, p. 261) :

“[R]everse ethnography” does not merely refer to the reversal of ethnography’s traditional practices, but also to the implication of performance art in the staging of colonialism and colonialist ethnography on the one hand, and to the use of performance as an ethnographic tool on the other16.

36Étudiant leur public derrière leurs barreaux, Fusco et Gómez-Peña investissent le terrain de ce que Marc Augé a nommé « l’anthropologie des mondes contemporains ». Ils mènent une étude qui touche le monde dans lequel ils vivent, soit la société nord-américaine d’aujourd’hui, son rapport à l’altérité culturelle, de même que l’actualité de son colonialisme. Dans leur démarche, tout comme dans celle de Louis-Karl Picard-Sioui, l’art de performance devient, pour reprendre l'expression de Pearson-Roms, un « outil ethnographique ». Le performeur n’est plus simplement l’exécutant d’une action à caractère artistique, un corps en représentation, mais un chercheur qui, observant le public qui l’observe, poursuit une enquête anthropologique de manière expérimentale et créative.

37La performance, comme un jeu de miroir, inverse et complique les postures du sujet observant et de l’objet observé que l’on retrouve dans l’ethnographie classique et dont les performeurs se moquent. Renato Rosaldo se montre également très critique par rapport à ce type de pratique coloniale, associée dans sa réflexion à une figure qu’il nomme l’« ethnographe solitaire ». Dans son ouvrage Culture & Truth: The Remaking of Social Analysis, il écrit (1989, p. 30):

Whether he hated, tolerated, respected, befriended, or fell in love with “his native,” the Lone Ethnographer was willy-nilly complicit with the imperialist domination of this epoch. The Lone Ethnographer’s mask of innocence (or, as he put it, his “detached impartiality”) barely concealed his ideological role in perpetuating the colonial control of “distant” peoples and places17.

38Pour Rosaldo, l’ethnographie coloniale cache mal sa position idéologique derrière la scientificité de son propos. De même, les performeurs démontrent que l’apparence de neutralité objective des ethnographes et des anthropologues n’est qu’un leurre. En incarnant le personnage du professeur Franklin, Picard-Sioui laisse également transparaître le caractère raciste de ces « recherches ».

39Coco Fusco soulève la possibilité que le sujet ethnographique puisse, comme le fait en quelque sorte le performeur wendat, se moquer de l’ethnographe qui l'étudie. Fusco affirme en entrevue (Sawchuk, 1994, p. 119) :

Ethnography and anthropology have had to confront the fallacy of believing that everything presented to the ethnographer, the anthropologist, the outsider, are real things experienced by the insiders of the culture. This fallacy assumes a transparent relationship between the outsider’s gaze and the actions of the insider. It leaves no space for self-conscious irony by the ethnographic subject, nor does it account for the ideological position of the outsider.

40Two Undiscovered Amerindians vise à faire comprendre qu’un « objet d’étude » est aussi un sujet pensant, capable de rire de lui-même et des autres. Les performeurs ont illustré la capacité de ces « spécimens culturels » à se situer du côté de l’abstraction et de l’ironie, renversant le préjugé selon lequel « the non-Western being doesn’t have a sense of reflexivity about him – or herself », pour reprendre les mots de Coco Fusco (Johnson, 1997, p. 51). L’artiste ajoute (ibid.): « If you can be ironic, if you can be reflexive, it’s because you can think. Ethnography and anthropology have consistently negated that dimension of non-Western cultures. »

41« L’humour proverbial des Amérindiens », dont faisait état Guy Sioui Durand au terme de la performance à Québec, s’attaque ici aux stéréotypes véhiculés dans la culture populaire, mais aussi dans certains travaux ethnographiques d’un autre siècle, qui décrivent les Autochtones comme des êtres pour ainsi dire idiots, bêtes comme le sont les animaux. La posture ironique des performeurs renverse radicalement cette image, opérant une réinvention de la représentation conventionnelle et en quelque sorte humiliante des Premières Nations. L’anthropologie performative de Coco Fusco, Guillermo Gómez-Peña et Louis-Karl Picard-Sioui nous invite à penser l’amérindianité au-delà des préjugés. Par l’action, les artistes développent une réflexion sur l’emprise des clichés reliés aux cultures autochtones, leur histoire et leur actualité. Ils mettent en place une agentivité du sujet amérindien, bien décrite par le critique et commissaire Richard West (Lowe et Smith, 2005, p. 8) :

Indians, in other words, are not here to confirm some contemporary notion of updated Edward Curtis imagery come to life. To be sure, many of us still adhere to revered traditions; we can still – some of us – make beautiful baskets and beadwork masterpieces, but we are also full of contemporary complexity, sophisticated sensibility, in-your-face irony and humor18.

42Two Undiscovered Amerindians et As-tu du sang indien ? soulèvent des problématiques socioculturelles fort complexes. Peut-on représenter l’autre sans avoir recours au stéréotype ? Le rapport des Nord-Américains face aux Premières Nations est-il nécessairement ambivalent et truffé de contradictions ? Ces œuvres apportent non pas tant des éléments de réponse, mais des pistes de réflexion pour penser, de manière sensible et complexe, ce que sont les cultures autochtones aujourd’hui. Elles soulignent l’importance des pratiques artistiques afin de mener cette réflexion de façon critique. Au-delà de la simple expression créative d’un sujet, la performance porte un discours réflexif, donne à penser et nous rappelle par ailleurs que le discours scientifique se prend, souvent, un peu trop au sérieux.

Bibliographie   

AUGÉ, Marc, Le sens des autres : Actualité de l’anthropologie, Paris : Fayard, 1994, 199 p.

AUGÉ, Marc, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris : Aubier, 1994, 195 p.

BIAL, Henry (dir.), The Performance Studies Reader, New York et Londres: Routledge, 2004, 329 p.

BLANCHARD, Pascal (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris : La découverte, 2011, 598 p.

BLANCHARD, Pascal (dir.), Exhibitions : l’invention du Sauvage, Arles / Paris : Actes Sud / Musée du quai Branly, 2011, 382 p.

CYR, Claudine, « Cartographie événementielle de l’Amérique lors de son 500e anniversaire », thèse de doctorat, Montréal : Université de Montréal, 2009, 384 p.

FUSCO, Coco (dir.), English is Broken Here: Notes on Cultural Fusion in the Americas, New York: New Press, 1995, 232 p.

FUSCO, Coco, (dir.), Corpus Delecti: Performance of the Americas, New York et Londres: Routledge, 2000, 307 p.

Gómez-Peña, Guillermo, The New World Border: Prophecies, Poems & Loqueras for the End of the Century, San Francisco: City Lights, 1996, 256 p.

JOHNSON, Anna, « Coco Fusco and Guillermo Gómez-Peña », dans Betsy Sussler (dir.),Speak art! The Best of Bomb Magazine’s Interviews with Artists, New York: New Art, 1997, p. 48-56 [D’abord paru dans Bomb, no. 42, hiver 1993, p. 36-39.]

LANDRY, Jean-Michel, « L’autre 400e de Québec : Rouvrir l’histoire », Alternatives, vol. 14, no. 8, mai 2008, en ligne : http://journal.alternatives.ca/spip.php?article3679 [juin 2013].

LOWE, Truman T. et Paul Chaat Smith, James Luna: Emendatio, Washington: Smithsonian’s National Museum of the American Indian, 2005, 112 p.

MACINNIS, Peter, « Keeping Savages in a Cage », texte écrit pour ABC Radio National Australia en 1995, mis en ligne en 2001 sur le site Six Months of Sundays : http://members.ozemail.com.au/~macinnis/ockhams/savages.htm [avril 2011].

MARTEL, Richard, L’art dans l’action, l’action dans l’art, Québec : Inter, 2012, 148 p.

OBEJAS, Achy, « Pushing the Borders of Art », Chicago Tribune, 28 janvier 1993, p. 13.

PEARSON-ROMS, Heike, « Identifying (with) performance: Representations and Constructions of Cultural Identity in Contemporary Theatre Practice », thèse de doctorat, Aberystwyth: University of Wales, 2001, 400 p.

PICARD-SIOUI, Louis-Karl, [sans titre], texte lu lors de la performance, document inédit, 2008.

PONTBRIAND, Chantal, Fragments critiques (1978-1998), Paris : Jacqueline Chambron, coll. « Critiques d’art », 1998, 283 p.

ROSALDO, Renato, Culture & Truth: The Remaking of Social Analysis, Boston: Beacon Press, 1989, 253 p.

SAWCHUK, Kim, « Unleashing the Demons of History: An Interview with Coco Fusco and Guillermo Gómez-Peña », dans Noreen Tomassi (dir.), American Visions / Visiones de las Américas: Artistic and Cultural Identity in the Western Hemisphere, New York: ACA Books, 1994, p. 114-121.

Notes   

1  Traduction libre : « Nous pouvons considérer la performance comme étant : 1) un travail d’ima-gination, un objet d’étude ; 2) une pragmatique d’enquête (à la fois comme modèle et méthode), une optique ou un opérateur de recherche ; 3) une tactique d’intervention, un espace de lutte alternatif. » Afin de faciliter la lecture sans toutefois allourdir le texte, seules les citations longues seront traduites vers le français.

2  L’auteur de ce texte remercie d’ailleurs l’artiste de lui avoir permis de consulter des documents de première main, dont le texte de la performance, ainsi que la captation vidéo qui en a été faite.

3  On peut noter une certaine ressemblance entre le nom de cet endroit inventé et celui, réel, où Christophe Colomb et son équipage accostèrent le 12 octobre 1492 dans l’archipel des Bahamas et qui était appelé Guanahani par ses habitants, avant d’être rebaptisé San Salvador par les Espagnols.

4  On peut visionner le film qui en a été tiré (Coco Fusco et Paula Heredia, The Couple in the Cage : A Guatinaui Odyssey, New York, Authentic Documentary Productions / Third World Newsreel, 1993, 31 min.) en ligne : http://vimeo.com/7319457. On peut également voir des photographies de la performance sur le site de l’artiste : http://www.thing.net/~cocofusco/subpages/videos/subpages/couple/couple.html [octobre 2013]. 

5  Plusieurs travaux ont été menés sur ce sujet. Parmi les plus récents, mentionnons Zoos humains et exhibitions coloniales, sous la direction de Pascal Blanchard et al. (2011) ou encore le catalogue de l’exposition Exhibitions : linvention du Sauvage, présentée au Musée du quai Branly à Paris en 2011.

6  Traduction libre : « Notre performance était fondée sur la pratique, autrefois populaire en Europe et en Amérique du Nord, qui consistait à exposer des autochtones d’Afrique, d’Asie et des Amériques dans des zoos, des parcs, des tavernes, des musées, des freak shows et des cirques. Bien que la popularité de cette tradition ait atteint son apogée au XIXe siècle, elle a débuté avec Christophe Colomb, qui est revenu de son premier voyage en 1493 avec plusieurs Arawaks, l’un d’eux étant exposé à la cour d’Espagne pendant deux ans. Conçues à des fins de contemplation esthétique, d’analyse scientifique et de divertissement pour les Européens et les Nord-Américains, ces expositions ont été une composante importante d’une culture de masse en plein essor et dont le développement a coïncidé avec la croissance urbaine et démographique, le colonialisme européen et l’expansionnisme américain. »

7  Traduction libre : « En 1992, lors des débats houleux entourant Colomb, Coco Fusco et moi avions décidé de rappeler aux États-Unis et à l’Europe “l’autre histoire de la performance interculturelle” : les expositions vivantes, les tableaux vivants pseudo-ethnographiques et les dioramas humains qui étaient si populaire en Europe du XVIIe au début du XXe siècle, et qui, aux États-Unis, ont adopté des versions plus vulgaires encore, telles que le musée à dix sous et le freak show. Dans tous les cas, le principe demeurait le même : des “primitifs authentiques” étaient exhibés, en tant qu’artéfacts humains et spécimens mythiques, dans des cages, des tavernes, des salons, des foires, ainsi que dans des musées d’ethnographie et d’histoire naturelle, souvent accompagnés d’un échantillon de la flore et de la faune de leur patrie, avec des costumes et des objets rituels qui étaient arrangés par l’imprésario et qui avaient peu ou rien à voir avec la réalité. »

8  Giligan’s Island est une série télévisée qui fut diffusée dans les années soixante aux États-Unis, mais également en France (L’Île aux naufragés) et au Québec (Les Joyeux naufragés).

9  On retrouve ces mots dans sa notice biographique, notamment sur le site de Terres en vues : http://www.nativelynx.qc.ca/fr/litterature/picard.html [juin 2013].

10  Quelques photographies de la performance se trouvent sur la page Facebook de l'artiste : https://www.facebook.com/louiskarl.picard/media_set ?set =a.22309389010.31719.755359010&type =3 [octobre 2013].

11  Bien qu’elle soit également mise en scène, celle-ci, contrairement aux scènes de bataille, n’est pas simulée.

12  Traduction libre : « Alors que le documentaire montre un éventail de réactions, chacune d’entre elles semble marquée par une profonde ambivalence. Cette ambivalence semble aller de pair avec l’anxiété pour plusieurs spectateurs, qui semblaient souvent incertains quant à la façon dont ils devaient agir dans les circonstances. »

13  Traduction libre : « Nous essayons de participer aux débats autour de Colomb d’une manière qui, nous l’espérons, est plus complexe et irrévérencieuse que ce que nous voyons de chaque côté : d’une part, les idées très arrêtées d’une position ultraconservatrice glorifiant l’héritage de Colomb […] ; d’autre part, une vision romantique, ultra-indigéniste, selon laquelle il serait encore possible de renvoyer l’Europe d’où elle vient. […] Nous voulons davantage articuler les contradictions. […] Nous sommes tous deux des enfants de l’Europe et de l’Amérique autochtone. »

14  À cet égard, le fait que Two Undiscovered Amerindians ait été pensé pour l’espace de la Plaza de Colòn à Madrid ajoute à la portée critique de l’action.

15  Pierre Mailloux, plus communément nommé « Doc Mailloux », est un psychiatre de la région de Québec devenu personnage médiatique. Il fut plusieurs fois radié du Collège des médecins du Québec, notamment pour ses propos tenus dans les médias.

16  Traduction libre : « L’ethnographie inversée ne se réfère pas simplement au reversement des pratiques ethnographiques traditionnelles, mais aussi à l’implication de l’art de performance dans la mise en scène du colonialisme et de l’ethnographie coloniale, de même qu’à l’utilisation de la performance en tant qu’outil ethnographique. »

17  Traduction libre : « Qu’il ait détesté, toléré, respecté, se soit lié d’amitié ou soit tombé amoureux de “son autochtone”, l’ethnographe solitaire, bon gré mal gré, a été complice de la domination impérialiste de cette époque. Le masque d’innocence de l’ethnographe solitaire (ou, comme il le dit, son “impartialité détachée”) dissimulait à peine son rôle idéologique dans la perpétuation du contrôle colonial des peuples et des endroits “éloignés”. »

18  Traduction libre : « En d’autres termes, les Amérindiens ne sont pas ici pour confirmer une idée contemporaine ou mise à jour de l’imagerie d’Edward Curtis qui prendrait vie. Pour le dire clairement, beaucoup d’entre nous adhèrent à des traditions toujours vénérées ; nous pouvons encore – certains d’entre nous – faire de magnifiques paniers et des chefs d’œuvre perlés, mais nous sommes aussi plein de complexité contemporaine, de sensibilité sophistiquée, d’ironie et d’humour “rentre-dedans”. »

Citation   

Jonathan LAMY, «Les Premières Nations, l’art de performance et l’anthropologie performative», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et expressions esthétiques, mis à  jour le : 10/10/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=651.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jonathan LAMY

Jonathan Lamy estchercheur postdoctoral au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Financée par le FQRSC, sa recherche porte sur les liens entre performativité et amérindianité. Il a complété un doctorat interdisciplinaire en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal, après y avoir fait une maîtrise en études littéraires. Ses travaux portent sur les pratiques artistiques des Premières Nations, la littérature québécoise et l’art de performance. Il est également poète.