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Les subalternes, peuvent-elles/ils (parler) être écouté-e-s ?Can the subaltern (speak) be listened to?

Lenita Perrier, Henrique Nardi et Francesca Di Legge
décembre 2018

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1713

Index   

Texte intégral   

1Le présent dossier comprend une partie des résultats des travaux, des débats et des réflexions développées lors des séminaires organisés par le groupe de recherche FIRA – Frontières identitaires et Représentations de l’altérité à la MSH Paris Nord de 2015 à 2017. Ceux-ci avaient été suivis par l’organisation de la Journée d’étude du 15 juin 2017 – Les subalternes, peuvent-elles/ils (parler) être écouté-e-s qui est à l’origine de ce dossier. Cette Journée d’étude visait, dans un premier temps, la mise en perspective et l’approfondissement de la réflexion avancée dans le projet de recherche du groupe FIRA. Elle s’appuyait sur le courant théorique critique latino-américaine de la décolonialité pour proposer, dans le sens d’Anibal Quijano (2000, 2007), d’Enrique Dussel (1977) et de Walter Mignolo (2011) : la décolonisation de toutes les perspectives de connaissance eurocentrées afin de s’ouvrir vers une « géopolitique des connaissances » et de toutes les dimensions de la conscience. D’après ces auteurs, la « différence épistémique coloniale » permet de faire émerger le lieu d’énonciation, des narratives historiques et culturelles, de la pensée et de la production du savoir afin de déconstruire en restituant et en reconstruisant une approche critique alternative capable d’être actualisée et/ou [re]élaborée dans les différents domaines de la vie et de la recherche en sciences sociales. Walter Mignolo écrit :

The process of colonial expansion that began in the sixteenth century run parallel to the growing consolidation of the knowing and understanding subjects placed in a given geography, constructed over the ruins of two Western languages attached to knowledge and wisdom (Greek and Latin), and situated in a growing idea of a progressive or evolutionary time frame. Such a development ruled out the possibility of imagining that alternative loci of enunciation and coevolutionary histories were also possible (2010, 329-330).

2Notre réflexion a été alors focalisée sur la pertinence du cadre théorique développé par Anibal Quijano et le concept qu’il a forgé : la « colonialité du pouvoir » (2000 ; 2007). Selon cet auteur,la « race » et le « racisme » ont été, dans un premier temps, élaborés en Amérique et ensuite reproduits dans tout le monde colonisé en tant que fondement de la spécificité des relations de pouvoir entre l’Europe et les populations du reste du monde, au sein duquel l’idée de modernité a été construite (sa partie la plus obscure). L’idée de race  ̶ hétérogène et construite mentalement  ̶ a servi de structure de base universelle et naturalisée de la classification sociale des individus jugés « inférieurs » (non-Européens) et « supérieurs » (Européens), tout en érigeant durablement la « configuration du pouvoir » (power pattern). La colonialité du pouvoir définit alors les relations sociales de domination, d’exploitation et de conflit résultant de la dispute capitaliste pour le contrôle de quatre domaines : le travail, le sexe, l’autorité et l’[inter]subjectivité  ̶ chacun.ne avec ses ressources et ses produits. Le racisme, le patriarcat et la sexualité constituent ainsi des axes centraux d’une chaîne hétérogène et systématique de la configuration du pouvoir. D’après Anibal Quijano :

“Race”, a phenomenon and an outcome of modern colonial domination, came to pervade every sphere of global capitalist power. Coloniality thus became the cornerstone of a Eurocentered world. This coloniality of power has proved to be more profound and more lasting than the colonialism in which it was engendered and which it helped to impose globally (2007, 45-46).

3Dans un deuxième temps nous avions proposé de croiser le cadre analytique de la colonialité du pouvoir (la décolonialité), ainsi situé au sein des régimes coloniaux et du système-monde moderne (Wallerstein, 2013), et de le mettre en dialogue avec les courants théoriques des études postcoloniales et subalternes (Appadurai, 2009 ; Said, 1997 ; Bhabha, 1994 ; Spivak, 1988). Nous souhaitions pouvoir identifier et exploiter les contre-discours capables de basculer, traverser et pervertir les centres et les bords du discours dominant impérialiste en proposant un savoir autonome et contingent de la condition postcoloniale subalterne. En s’inspirant des postulats de G.C. Spivak sur le fait que le subalterne ne peut pas parler, nous nous demandions comment et surtout qui veut et peut l’écouter lorsque celui-ci ou celle-ci parle. Autrement dit, nous souhaitions penser non seulement la possibilité du subalterne de parler mais aussi les possibilités concrètes d’être écouté.e.s par les destinataires de son discours : sont-ils prêts à écouter ?

4Pour ce faire, il nous semblait important d’explorer, à partir des terrains de recherche multidisciplinaires, d’autres registres sur l’expérience vécue et le « savoir situé » comme pratique de « l’objectivité subalterne/objectivité incarnée » (Haraway, 1988), afin de pouvoir les confronter aux cadres normatifs dominants du contexte impérialiste et notamment ceux du milieu académique. Quelques pratiques en sciences sociales tels les récits de terrain, les récits biographiques, les observations participantes, les auto-ethnographies, les performances queer, les enactments artistiques, ou encore les études des citoyennetés multiples et des sexualités divergentes au cadre hétéronormatif, pourraient nous aider à resituer/repositionner et questionner les catégorisations réductionnistes et/ou binaires (Butler, 2005 ; Haraway, 1988 ; Hall, 1992). Dans ce sens, nous avons choisi d’organiser les réflexions selon deux axes :

5a) Pratiques discursives et colonialité(s) du pouvoir, du savoir et de l’être

6Nous avons alors concentré nos réflexions et analyses sur l’identification multi-située des espaces de superposition, d’intersection et de transversalité des pratiques discursives décoloniales des catégories de genre, de sexe, de sexualité, de race, de classe sociale, d’ethnicité et de citoyenneté à l’intérieur des groupes sociaux subalternisés. De nouveaux registres et de nouveaux modes de vie possibles ont été mis en lumière à travers les pensées et les savoirs frontaliers des expériences vécues dissidentes et capables malgré tout de déplacer la matrice coloniale en déconstruisant la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Nous avons également suggéré, par la suite, une critique appuyée sur des liens étroits entre les pratiques genrées et le système patriarcal afin de repérer les cadres normatifs déterminés par les idéologies patriarcales de contrôle et de domination capitaliste eurocentrée-impérialiste au sein des expériences décoloniales. Ceci s’est ajoutée à une critique de la perspective moderne [inter]subjective du « sujet » (raison/âme/esprit) et du « corps » (objet) comme territoire de domination capitaliste d’une part, et de résistance et de lutte d’autre part. Nous avons finalement posé la question de comment développer une conscience discursive éthique, émancipatrice, trans-moderne et responsable du vivre ensemble global-local, voire glocal, à la fois créative et pédagogique. Car, dans un contexte de transformation des relations de pouvoir et de crise de la modernité, quels discours et contre-discours peuvent être identifiés, construits et/ou déconstruits vis-à-vis des pouvoirs hégémoniques ?

7b) Invertir, subvertir : dévoilement de la dialectique faussée du registre dominant

8L’observation d’Audre Lorde sur la condition subalterne nous a semblé idoine : « the master tools will never dismantle the masters’ house ». A partir de cette observation, nous nous sommes interrogés quant à la capacité des outils analytiques et des méthodologies utilisées pour penser les pratiques sociales à déstabiliser et déconstruire la dialectique faussée des hiérarchies et des récits dominants. Les références se sont alors déployées vers plusieurs possibilités, telles que : l’idée de delinking (Mignolo, 2011), la désidentification(Munoz, 1999), la subjectivation (Foucault, 1994) et la desubjectivation (Agamben, 1995) ; ou encore le savoir situé (Haraway, 1988) et les processus de codage/décodage (Hall, 1980), entre autres. L’objectif étant alors d’identifier et d’explorer les contre-discours capables de basculer, traverser et subvertir les centres et les bords du discours impérialiste en proposant un savoir autonome et non-eurocentré. Cependant, il faudrait ici souligner qu’il n’existe aucune pratique discursive qui ne soit pas le fruit ou le résultat du monde qui l’entoure, le façonne et le constitue. Autrement dit, le centre et les marges sont dans ce sens interdépendants et traversés par ces contradictions car originaires d’un même moule  ̶ « défiguré » certes en ce qui concerne les rapports de force inégaux qui définissent la condition subalterne  ̶ mais toujours opérationnel, constitutif et résultat de sa propre production et reproduction.

9Notre réflexion s’est tournée alors sur l’investigation des implications directes ou indirectes du monde académique, du monde de la recherche et du terrain, du monde politique et/ou globalisé. Nous nous demandions jusqu’à quel point et dans quelles conditions serait-il contestable ou permis aux chercheur-e-s de « parler à la place » des subalternes ? Car, laisser parler, écouter et entendre, consiste tout d’abord à ne pas parler à la place des autres, mais plutôt parler avec et écouter les acteur.trice.s/sujets interviewés/étudiés. Quel serait alors le rôle du chercheur.e en tant que scientifique mais aussi en tant que militant.e engagé politiquement ? Peut-on être chercheur-e et militant-e politique lorsqu’on étudie le monde social et politique comme source première des analyses scientifiques de terrain ? Si, oui, quelles seraient les limites, les tensions et les conditions symboliques et matérielles de la prise de parole des subalternes ? Les subalternes, sont-elles/ils vraiment écouté-e-s et entendu-e-s ? Qu’en est-il de la capacité d’agir et de la puissance d’agir de l’expression autonome des subalternes ? Quels risques pour cette prise de parole (violence, répression, etc.) : quel cadre de légitimité réelle au niveau des représentations, de la reconnaissance et du leadership (dirigeant, intellectuel, etc.) ; quelle performativité capable de déconstruire les épistémologies et les pratiques sociales, culturelles et politiques déterminées par la performativité normative des régimes dominants et impérialistes ?

Les articles présentés au titre des travaux encore expérimentaux

10Notre programme de recherche était sans aucun doute ambitieux. Très vite nous nous sommes rendu compte de la difficulté d’explorer des thématiques aussi vastes et variées, surtout si l’on considère d’une part ses aspects polymorphes et d’autre part son caractère sensible et tabou (parfois « mal vu ») dans le milieu de la recherche en sciences sociales en France. Les six travaux de recherche présentés dans ce dossier nous ont permis malgré tout de nous trouver au cœur de ces problématiques et nous ont aidé à situer et à décortiquer quelques prises de position au sujet du courant critique des études postcoloniales/subalternes et du courant critique sud-américain de la décolonialité. La multidisciplinarité qui ressort de ces travaux est alors un atout important à souligner car les domaines de la littérature, de la philosophie, de l’urbanisme, de l’anthropologie-sociale, ou encore de la géographie, sont des domaines scientifiques autant diversifiés autant reliés par leurs approches riches et complémentaires. Nous avons, par conséquent, considéré que ce dossier devait être placé sous le signe des travaux exploratoires par rapport à son caractère expérimental/empirique revendiqué par la plupart des chercheurs engagés dans cette voie alternative même lorsque le cadre théorique et/ou littéraire semble être la voie la plus prégnante.

11Anne Castaing et Elena Langlais ouvrent le dossier avec un texte intitulé Repenser les subalternités : des Subaltern Studies aux animalités qui revient sur les origines de la critique avancée par les historiens et les littéraires des Subaltern Studies en Inde. Elles exposent brièvement les débats et les clivages, parfois virulents, développés en France et ailleurs sur ce courant et nous donnent quelques clés importantes pour comprendre les disputes académiques sur la polarisation Occident-Orient. À la critique qui prétend démoraliser et délégitimer ce champ d’études, Castaing et Langlais opposent la richesse des outils développés par les Subaltern Studies pour réfléchir sur la condition subalterne de l’espèce animale dans toute la complexité de sa formulation, ou de sa non-formulation. Elles posent alors la question de l’absence du logos hégémonique humain qui définit le monde animal, et par conséquent l’impossibilité de capturer la « parole » des animaux : dans quelles conditions serait-il possible de les traduire et de les écouter ? Au-delà des cadres exclusivement historiographiques et sociologiques elles visent à incorporer l’articulation subalternité/animalité pour repenser la différence, les formes quotidiennes de résistance et la multiplicité des modes de domination basés sur une hiérarchisation arbitraire et naturalisée. Le champ littéraire devient, selon les auteures, la référence pour que le discours animal, par le biais de la médiation humaine, puisse être diffusé au-delà de la barrière inter-espèces. La littérature peut alors imaginer d’autres langages, mettre en lumière la complexité des « voix silencieuses » comme condition subalterne, pour concevoir d’autres modes d’existence et d’être dans le « monde animal ».

12S’inspirant aussi des études postcoloniales et subalternes, la réflexion de Marta Pappalardo exposé dans son article La construction des discours sur la ville : entre production urbaine et subalternité interne, explore l’articulation entre les constructions discursives relevant d’une subalternisation de sujets internes à la société et à la production des métropoles contemporaines. Elle étudie les pratiques micro-locales d’occupation du logement et de l’espace urbain et analyse les processus de délégitimation des populations pauvres promus par les groupes dominants dans les villes de Naples en Italie et du Caire en Egypte. Elle observe que la stigmatisation qui nourrit des stéréotypes de la ville en retard et de l’immobilisme des « groupes subalternes » constitue le pilier de l’urbanisme hégémonique. Ces groupes dominés et décrits comme des « non-sujets » y répondent avec des interprétations et des appropriations de l’espace urbain « par le bas » en défiant la production hégémonique de la ville et en mettant en avant des pratiques populaires de « survie » subversives et autonomes. Pappalardo propose alors la notion de « subalternité métropolitaine » fondée sur la conception du subalterne d’A. Gramsci, de l’orientalisme d’E. W. Saïd et des études subalternes. Le « sujet subalterne métropolitain » saisit son agentivité pour explorer une pensée sur la ville qui se veut non-hégémonique au travers de son savoir-faire de réappropriation et de transformation. Cet acte politique, pas toujours conscient, se révèle opérationnel pour contrecarrer l’urbanisme globalisé en resignifiant ses codes dominants et en remettant en cause la prétention universaliste de l’urbanisme.

13Natalia Starostina, dans son article Race and Subalternity in Post-Soviet Space : The Absence of Labor Migrants’ Voices in Contemporary Russia,examine la vie d’exploitation et de marginalité réservée à la migration de travail issue de l’Asie Centrale vers la Russie post-soviétique. Starostina décrit les conditions de vie précaires de ces populations exposées aux abus et à la violence en s’appuyant sur les études migratoires les plus actuelles en Russie pour faire le point avec les discours fortement biaisés produits par les médias locaux, par le gouvernement russe et ses institutions. Elle montre les processus sociaux de deshumanisation subis par ces immigrants à travers la stigmatisation, l’exclusion sociale et institutionnelle, ainsi que la racialisation de ces travailleurs vulnérables qui contribuent, il faut le souligner, à 8 % du PIB russe. L’assujetissement des travailleurs de l’Asie Centrale à des conditions aussi adverses relève, selon l’auteure, de plusieurs facteurs historiques et d’intérêts socio-économiques et politiques qui ont bouleversé cette région les dernières décennies. Starostina focalise symboliquement la condition subalterne de ces populations dans un fait divers devenu une tragédie qui a soulevé l’indignation de la diaspora du Tajikistan : la mort suspecte d’Umarali Nazarov, un nourrisson de cinq mois, enlevé par les responsables russes du contrôle migratoire. Elle dévoile le silence et la non-intelligibilité de la voix de la mère d’Umarali, Zarina Yusupova, qui sera doublement étouffée par les autorités russes dans cette affaire : tout d’abord par sa condition de subalterne au sens de Spivak, et du fait qu’elle ne parle pas effectivement la langue russe.

14L’étude présenté par Sébastien LefèvreetPaul Mvengou Cruzmerino Le corps : un enjeu socio-racial à prendre en compte dans les études afro-diasporiques. Une brève étude à partir de la littérature et de recherches anthropologiques, propose une analyse des représentations littéraires du corps noir comme source de catégorisation socio-raciale et de domination coloniale encore opérationnels et performants à l’heure actuelle. À partir d’un corpus d’ouvrages littéraires et des recherches menées dans le Mexique Noir, la Caraïbe, l’Amérique Latine et l’Afrique, les auteurs identifient les « énoncés culturels » et les discours socio-raciaux : les stigmates, les discriminations, le racisme et les rapports de pouvoir dominant/dominé définissant les sociétés afro-diasporiques. Lefèvre et Mvengou Cruzmerino s’appuient sur la critique latino-américaine de la décolonialité en soulignant la colonialité du pouvoir et des êtres pour ensuite s’interroger sur leurs propres pratiques de terrain parmi la population afro-mexicaine quant au corps-ethnographe, corps-autre. Ils mettent en exergue les différentes références corporelles identifiées dans le corpus littéraire et identifient les énoncés culturels liés aux logiques des corps : le « corps-couleur », le « corps-animal », le « corps-racialisé », le « corps-généalogique », etc. En explorant les transversalités culturelles et transatlantiques liées au « capital racial », ils relèvent les « corps-sujets » colonisés et montrent les multiples résistances quotidiennes des processus relationnels de décolonisation des corps noirs articulés par la littérature.

15En choisissant l’écoute et une possible intelligibilité des voix subalternes, l’article de Lenita Perrier, Dires et paroles subalternes / 13 minutes d’écoute. Agentivité et volonté de puissance, explore l’intervention de 13 minutes de Diva Guimarães, brésilienne et femme afrodescendente, lors de la Fête Littéraire Internationale de Paraty (FLIP 2017) au Brésil. En puisant dans la critique latino-américaine de la décolonialité, des études subalternes et des sciences sociales brésiliennes, Perrier analyse la pratique discursive réfléchie de Diva liée à la genèse socio-raciale et historique qui a façonné son expérience vécue de « sujet-subalterne » au sein de la société brésilienne. L’agentivité identifiée dans les discours de Diva est alors décortiquée et renvoyée à sa « volonté de puissance » et à sa défiance face aux idéologies forgées par la matrice coloniale brésilienne. Son savoir situé d’assujetissement socio-racial est révélé aussi par le croisement de l’expérience vécue de Diva avec cela de Vivian, brésilienne et afrodescendente vivant en France. Cette mise en perspective souligne la nature des discours contre-hégémonique de leurs « dires »et leurs « paroles » subalternes face à la colonialité du pouvoir. En introduisant de nouveaux épistèmes et des nouvelles subjectivités, elles réfléchissent sur leurs critiques aigües des mythes fondateurs de la société esclavagiste brésilienne. Au travers des logiques bottom-up relevées par Diva et Vivian, l’auteure suit les processus relationnels des ‘politiques of articulation’ reliés à des nouveaux espaces et d’autres modes d’existence capables de subvertir le champ obscur et opaque des idéologies dominantes imposées de façon up-down-arbitraire et naturalisée.

Les données du terrain, les impasses et les choix de la recherche en sciences sociales

16Entre les nombreuses questions pertinentes au regard de notre proposition de recherche réflexive, celle-ci nous semble capitale : à quelle « modernité »1 souhaitons-nous croire ? quelle « modernité » souhaitons-nous construire, déployer, critiquer, embrasser, désavouer ou donner du sens ? Le courant critique latino-américain de la décolonialité propose une approche alternative : un basculement profond dans le réel, dans tout ce qui peut sembler dominé, colonisé, usurpé, détourné ou englobé par la cupidité la plus ordinaire et abjecte. Deux points centraux et corrélés à ces questionnements semblent alors s’imposer à partir des travaux ici exposés. Dans ce monde de « subjectivation » et « d’assujettissement » reste-t-il encore un souffle actif des résistants et des révolutionnaires ? Peut-on concevoir de répondre à des questions si visiblement imprégnées d’une « modernité opportune et bienpensante » ?

17Rachele Borghi dans son texte-manifeste Eloge des marges : re(ading)tours sur des pratiques minoritaires dans le milieu académique, nous offre de façon originale quelques pistes nouvelles sur les contraintes du monde institutionnel académique : ses règles, ses normes, ses consensus et dissensus. En clôturant ce dossier dans la rubrique « Paroles de Maîtres », Borghi nous interpelle et expose son corps et sa nudité intellectuelle et de fait : son « corps-vrai-enseignant » positionné « en marge » tout en étant « au centre » de l’institution académique. Les articles ici exposés interrogent et dévoilent des transversalités complexifiées par des problématiques également dénudées et renvoyées aux marginalités multiples et exploratoires. Seulement le manifeste de Borghi à son tour se rapporte à un cas particulier, personnel, spécifique et ciblé par la « personne de l’auteure » qui nous dit avec tous ses mots son envie, sa radicalité et son choix d’intervenir et d’exister comme elle le veut et pas autrement. Nous la rejoignons pour faire quête commune d’ouverture vers d’autres modes d’enseignement au sein de l’académie. Mais la marge ici choisie est entendue comme étant intrinsèque et partie prenante du centre ; elle évolue au sein des quêtes [inter]subjectives  ̶ malgré ou grâce à  ̶ d’utopies diffuses et opaques, voire contingentes et impondérables. Audre Lorde l’a dit : « the master tools will never dismantle the masters’ house » ; alors Lorde nous a pris la main et nous a fait entrer dans la maison du maître pour ensuite nous montrer la porte de sortie. Les outils disposés dans la maison du « maître » sont aussi nos outils ; c’est avec ces outils que nous nous sommes constitués, certes de façon arbitraire, dans un dedans-dehors pas toujours mutable et transformable. Malgré tout, ces outils nous ont aidé à critiquer l’intérieur et l’extérieur de nos pensées, nos représentations, nos épistémès, nos énoncés, nos ambivalences, nos portes de sortie et d’enfermement ; notamment l’emprise des rapports de domination divers toujours opérationnels et pas faciles à saisir. Nous ciblons alors dans nos travaux réflexifs ces convergences afin d’avancer et pouvoir transformer des réalités trop souvent étouffées par les contingences.

18Nous avons vu dans l’article de Castaing / Langlais l’absence de logos du monde animal et le rôle de la littérature comme médiateur entre le monde humain/animal. Ceci a été mis en perspective par l’article de Starostina sur les voix silencieuses des migrants d’Asie Centrale en Russie et le double silence relevé par l’invisibilité construite au sujet de la mère d’Umarali. Deux mondes de silences suffisamment bruyants au niveau symbolique et matérielle, car entre l’invisibilité et la visibilité il n’y a guère d’explication absolue, ces mondes transcendent l’indifférence pour s’en faire entendre et ainsi pouvoir écrire leurs histoires : laisser leurs traits gravés sur les pensées, les [re]productions et [re]constructions multiples. D’autres silences bruyants se sont ajoutés comme ceux de Diva et de Vivian, rapportés dans l’article de Perrier : un bref tour généalogique et historique d’une réalité de domination idéologique-esclavagiste trop longtemps naturalisée. Cela finalement a rejoint le corpus littéraire exploré par Lefèvre et Mvengou Cruzmerino pour montrer la transversalité des récits sur les corps noirs dans le monde afro-diasporique et son actualité dans les sociétés de nos jours. Puis, nous avons vu également, dans l’article de Pappalardo, les voix subalternes de la métropole urbaine ; elles construisent dans le quotidien des actions de résistance et des modes d’existence en vue de défier la domination brutale de l’urbanisme globalisé.  

19Tous ces mouvements transversaux de résistance et de subversion nous ont inspiré dans notre quête d’émancipation et d’écoute des « sujets subalternisés » ici étudiés. Les outils choisis par la recherche en sciences sociales se sont élargis mais restent certes encadrés par « leurs maisons » : soit la maison du maître, soit la maison de l’esclave, soit des espaces nouvellement créés. Nous avons « peut-être » réussi à prioriser l’écoute tout en étant en même temps libérés de la dichotomie maître et esclave, entre autres. Car nous avons mis en lumière le laisser parler, le parler avec et l’écoute effective des voix réduites au silence, étouffées. Hélas, la vie bruyante mais réduite à l’invisibilité et au silence certes continue-t-elle malgré tout à nous engloutir de façon ontologique. Notre recherche réflexive a relevé une petite partie du défi et nous a remis sur d’autres choix afin de mieux définir notre parcours expérimental et exploratoire. Nous avons notamment suivi le chemin des pensées frontalières et des « marges » croisées et situées tant au « centre » qu’à « ses marges ». Nous avons choisi finalement d’inviter les lecteur.trice.s à traduire, à écouter et à interpréter ces travaux selon leurs propres optiques et leurs propres outils, soit, librement et réflexivement.

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Notes   

1  “‘Modernity’ is about processes that were initiated with the emergence of America, of a new model of global power (the first world-system), and the integration of all the peoples of the globe in that process, it is also essential to admit that it is about an entire historical period. In other words, starting with America, a new space/time was constituted materially and subjectively : this is what the concept of modernity names” (Quijano, 2000, 547).

Citation   

Lenita Perrier, Henrique Nardi et Francesca Di Legge, «Les subalternes, peuvent-elles/ils (parler) être écouté-e-s ?», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 11/12/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1713.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Lenita Perrier

Lenita Perrier est docteure en anthropologie sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle est membre fondateur et responsable du groupe de recherche FIRA – Frontières identitaires et Représentations de l’altérité. Sa recherche porte sur les représentations et l’expérience vécue des Afro-brésiliens émigrés à Paris et les processus d’identification sociale et ethno-raciale de cette population dans le contexte migratoire transnational européen.

Quelques mots à propos de :  Henrique Nardi

Henrique Caetano Nardi est docteur en sociologie et professeur titulaire du département de psychologie sociale et institutionnelle de l’UFRGS, Brésil. Il est chercheur du CNPq, coordinateur du Centre de recherche en sexualité et rapports de genre (Nupsex) et du Centre de Référence en Droits Humains : diversité sexuelle, genre et race ; éditeur de la revue Polis e Psique, chercheur associé à l’IRIS-EHESS et membre du groupe de recherche FIRA à Paris.

Quelques mots à propos de :  Francesca Di Legge

Francesca Di Legge est doctorante en anthropologie de l’Université Paris VIII – Vincennes Saint-Denis (LAVUE UMR 7218), en cotutelle avec l’Université de Bologne, Laboratoire Storia, Culture e Cività, Italie. Elle est membre du groupe de recherche FIRA - Frontières identitaires et Représentations de l’altérité. Sa recherche porte sur les études migratoires, le racisme et les formes discursives de discrimination.