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Présentation : À la recherche des pouvoirs critiques du métissage

Laure Garrabé
mai 2018

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1708

Index   

Texte intégral   

1Ce numéro 8 de la revue Cultures-Kairós présente les réflexions de plusieurs chercheurs données lors du Symposium International « ‘Métissages’. Conflits épistémologiques, sociaux et culturels aux Amériques et aux Caraïbes », tenu les 9 et 10 décembre 2015 à l’Université Fédérale de Pernambuco (UFPE, à Recife/PE, Brasil). Organisée par Laure Garrabé (DAM/PPGA, UFPE), cette rencontre a bénéficié des soutiens financiers de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord (USR 3258, CNRS/Université Paris 8/Université Paris 13) et du Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPq), ainsi que de l’appui logistique du Programa de Pós-Graduação em Antropologia (PPGA) et du Departamento de Antropologia e Museologia (DAM) de l’Universidade Federal de Pernambuco (UFPE).

À la recherche des pouvoirs critiques du métissage

2L’objet du colloque « ‘Métissages’. Conflits épistémologiques, sociaux et culturels aux Amériques et aux Caraïbes », tenu à l’Université Fédérale de Pernambuco en décembre 2015, portait initialement sur les pouvoirs critiques des champs sémantiques, symboliques et expressifs des « métissages » tels qu’ils ont été construits notamment depuis leurs expériences américaines et caribéennes, plutôt que sur les (in)validités de la notion per se. L’objectif de cette rencontre internationale en présence de chercheurs confirmés en provenance du Brésil, du Canada, de la Jamaïque, de Martinique et du Mexique, ne portait pas sur les disputes rhétoriques, à savoir quelle catégorie pouvait le mieux traduire la diversité de ces réalités vécues et toujours en processus de production et expression, mais bien plutôt de tenter de comprendre la nature des conflits et des réseaux de conflits que chaque indexation et énonciation de ces notions éveillent et réveillent dans leur contexte. Il ne s’agissait pas non plus d’aller à la recherche de la construction de néologismes ou de faire et défaire l’apologie de certaines d’entre ces notions, mais d’aller à la recherche des champs sensibles qu’elles ne cessent de provoquer depuis leur historicité particulière.

3En ce sens, l’intérêt pour les pouvoirs critiques des expressions du « métissage » dans les Amériques et les Caraïbes suggère l’analyse de la relation entre perception (aisthesis) et les formes de la socialisation au sein des formes et des processus du contact et de la Relation (Glissant, 1990) socioculturels, a fortiori dans les sociétés où la complexité, en plus d’être éminente, est toujours moins mesurable, et la mémoire, moins traçable. L’examen de cette relation est alors nécessairement conditionné par une analyse épistémologique comparée. Ce n’est pas seulement la nature de cette catégorie, que je comprends lato sensu comme un processus dynamique des formes de la relation et du contact culturels et sociaux, qui l’exige, mais aussi parce que les phénomènes de contacts et des relations sont primordiaux à la constitution de ces sociétés.

4De fait, l’idée de cette rencontre part aussi d’un double constat sur la question au Brésil. D’abord, le malaise académique, mais aussi social et culturel issu du double mouvement réductionniste et historique, qui polarise le métissage d’un côté comme réminiscence des théories racialistes qui ont fait des différences en contact des natures irréductibles et hiérarchisées ; et de l’autre, comme réminiscence du mythe de la « démocratie raciale » (democracia racial) au sein de laquelle les différences se seraient mêlées en une fusion joyeuse sinon euphorique, auto-contemplative, autosuffisante, et achevée. Le problème est que ces réductions participent du désintérêt, de la banalisation et de la minoration de la réalité de la diversité des formes et processus du contact et de la relation au Brésil. Elles contribuent ainsi à éviter la possibilité d’une « pensée autre » (Khatibi, 1983) de la dimension conflictuelle issue de ces contacts. Pourtant, c’est bien cette dimension conflictuelle qui révèle les potentialités critiques de ces productions culturelles plurielles à même de contrer les hégémonies de la pensée. La seconde constatation vient des dialogues et échanges encore trop rares entre les productions théoriques, les perspectives et propositions épistémologiques dans une perspective comparative, entre les sociétés brésilienne, latino-américaines, nord-américaines et caribéennes. Son corollaire, à savoir, les divisions intra-brésiliennes entre ces contacts visant le support de certaines de ses matrices culturelles et sociales au détriment de, ou contre les autres, ne cesse de s’intensifier. Comme si le contact, au Brésil, s’arrêtait à ses trois « matrices » originaires. Cela dit, plusieurs recherches récentes montrent que c’est avec de petits déplacements géoculturels et de positions d’énonciation que se révèle le jeu entre solidarité, similarité et différence à l’œuvre dans ces productions culturelles. Aussi, une rencontre dialogique entre ce qu’on appelle l’ « option décoloniale » et les diverses théories de la créolisation (Glissant, 1990 ; Trouillot, 1998 ; Benítez-Rojo, 2006 ; Price, 2001…) me paraissent un apport fécond pour l’analyse de ces jeux toujours singuliers. Dans ces deux perspectives, le conflit et le sensible, les questions de pouvoir et de créativité se manifestent inséparablement et sont entendues comme participant ensemble de la production de connaissance, et du caractère processuel de leur fabrique. Il me semble ainsi que ces perspectives permettent de (re)penser comparativement la potentialité critique du contact et de la relation, non pas en tant que paradigme, mais en tant que perspective analytique transculturelle, transnationale et transhistorique.

5 La révélation de ces jeux, combinant des problèmes épistémologiques, esthétiques et relationnels (sociaux), permettant une approche critique de la socialisation par le contact, est sans doute aucun l’une des contributions les plus importantes des sociétés latino-américaines, caribéennes, et plus largement, archipélagiques, étant donné que leurs réalités trouvent leurs racines dans des conflictualités multiples et de profonds contrastes, et qu’institutionnellement, technocratiquement ou même constitutionnellement, ces contacts sont également énoncés comme construisant ces sociétés. C’est pourquoi il est essentiel de fournir un espace important à la lecture de ces phénomènes du contact dans la formation des singularités culturelles, puisque les questions coloniales tendent à être privilégiées en termes de pouvoir, au détriment des questions de modalités de production et d’expression de la créativité au sein d’histoires locales contractées dans les dessins globaux de la colonialité. Et privilégier les personnes qui ont un accès réel aux questions de pouvoir, c’est exclure la grande majorité de celles qui donnent vie à ces sociétés.

6Si quelque chose converge en effet autour des métissages, au sein des diverses expériences coloniales américaines, de leurs productions théoriques et épistémologiques, mais aussi dans leurs diverses formes de production et expressions, c’est bien la génération de conflit. Les conflits, les chocs, et d’eux, l’indétermination, la contingence, et une certaine opacité socioculturelle sont précisément ce qui a été ignoré, dédaigné ou craint, parce que supposément apparenté à un certain chaos rétif à la systématisation aux yeux des sciences hégémoniques, ou laissé à l’état d’aporie selon certaines lectures post-modernes. Cela dit, ces conflits exprimés par les métissages qui fabriquent ces sociétés pourraient nous faire miroiter, aussi bien à la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales, qu’à la communauté civile, nos impensés. C’est pourquoi il paraît pertinent de réinterroger cette dimension conflictuelles sans jamais perdre de vue les spécificités des sociétés dont nous parlons, et depuis lesquelles nous parlons.

7Pour dépasser les problèmes méthodologiques issus d’un thème multidisciplinaire, multi-situé, au sein d’une question transnationale, englobant des perspectives analytiques et méthodologiques diverses, et dans un champ abondant en propositions théoriques et conceptuelles, il nous faut précisément aborder les polémiques autour de ce champ, les malentendus entre cultures académiques, les déplacements de sens selon la position locale et épistémique depuis laquelle il est énoncé, par le chercheur et/ou l’agent social. C’est pourquoi l’usage de la notion de métissage vaut ici pour provocation, pour qualifier précisément « l’interdit de toute neutralité » à l’égard de ses champs sémantiques, ainsi que Livio Sansone l’a formulé durant le colloque. C’est aussi pourquoi il s’agit de s’intéresser davantage au champ conceptuel et sémantique qu’à la notion per se, en particulier parce que sa pertinence analytique – son pouvoir critique – se manifeste dès que les formes de la désocialisation qu’elle déclenche mettent en perspective conflictualité (ou dissensus), corporéité et sensible, race et poétique.

Provocation

8On l’aura compris, il s’agit moins de s’intéresser à la notion de métissage qu’à la performativité de son champ lexical et conceptuel. Par là, son usage ici est aussi une provocation face à ses critiques majeures : la dilution sémantique et symbolique qu’elle opère, et en conséquence son caractère paisible dans certains discours institutionnels ; sa capacité exotisante dans une perspective esthétique qui n’est jamais comprise comme production du sensible dans un être au monde, mais comme une cosmétique1 ; et surtout, sa mauvaise réputation dans la production anthropologique française2 (et en général), pour ses relents racialistes.

9La question de la puissance critique du champ du métissage, à notre connaissance, a peu été soulevée pour elle-même dans les travaux sur le métissage en France. Ce pouvoir critique tient autant aux aspects méthodologiques de ce champ dans l’analyse des mutations des phénomènes socioculturels et artistiques des mondes américains/caribéens, qu’épistémologiques, puisque ce champ se fonde précisément sur les expériences du conflit individuel et social/collectif, et leurs traductions poétiques (socio-esthétiques). Ces traductions sont autant de discours et prises de positions critiques dans des contextes où la colonialité du pouvoir (Quijano, 1997) fait régime. Dans le cadre d’une analyse comparative entre deux cultures populaires établies sur une re-symbolisation de la rencontre entre noirs marrons et indigènes dans le Pernambuco (Brésil) et en Louisiane (EUA)3, un relevé des notions surgies de discours postcoloniaux, décoloniaux et subalternes sur ces expressions du métissage met en lumière un champ sémantique de la conflictualité et du « clivage » (Bhabha, 2007), du « double-bind » (Spivak, 2013), du « conflit » et de la « rupture » (Nouss & Laplantine, 1997 ; Glissant, 1990), du « dissensus » (Rancière, 1998, 2000), de la « coupure » (Bastide, 1955 ; Laclau, 2013) ; de la « double conscience » (Du Bois, 2007 ; Fanon, 1952, 2002 ; Gilroy, 2003 ; Anzaldúa, 1987) ; de la « double vision » (Wright, 1979) ; de la « différence » (Dussel, 1993 ; Mignolo, 2000 ; Bhabha, 2007… etc.), qui décentre totalement l’idée du métissage en tant que fusion. L’aisthesis est alors opérateur critique des formes de la socialisation et en particulier de la désocialisation (Rancière, 2004), a fortiori dans des sociétés de contacts.

10Un examen des usages outre atlantiques du métissage, dans des sociétés qui se sont constituées à travers lui en terme racial, linguistique, culturel et social, où elle a été sinon constitutionnalisée, institutionnalisée, pointe son intrinsèque conflictualité. Par exemple, le terme mestizaje, impulsé par des migrations massives des suds vers les nords, est devenu un instrument critique des formes du contact culturel aux États-Unis (Miller, 2004), une société connue et souvent stéréotypée pour représenter un modèle « communautariste », c’est-à-dire qui n’encourage ni ne reconnaît socialement, ces contacts. La « chicanization » du continent nord-américain est pourtant bien une réalité raciale et socioculturelle, agissant à double sens – la latinisation des États-Unis et la nord-américanisation de l’Amérique centrale sinon latine – corroborée tant par des artistes (Gómez-Peña, 1993, 1996 ; Anzáldua, 1987) que les Latin American Studies (Castillo, 2005). Bien que les limites du terme de métissage (Glissant, 2008) et d’hybridité (Young, 1995) aient été largement montrées, comme celles des nombreuses catégories proposées depuis la « rupture » post-moderniste (transculturalité, multiculturalité, melting pot…), on propose de l’appréhender ici à partir d’un dialogue interculturel entre ses déclinaisons et modalités (latino)américaines et caribéennes. Comme une provocation aux grandes puissances hégémoniques actuelles, anciennes puissances impérialistes, le mestizaje rappelle son hétérogénéité aux États-Unis, et l’impossible évacuation de la race à l’Europe, et à son histoire.

11Cette problématique épistémologique, souvent citée depuis Mintz (1974) et motrice du virage décolonial, reste peu approfondie dans l’anthropologie comparée des sociétés colonisées. Elle rend certes les échanges difficiles sur la polysémie contenue dans une même catégorie raciale ou culturelle (mestizaje, criollo, pardo, mestizo etc), de par les histoires culturelles et les différences coloniales dans lesquelles elle s’inscrit. Mais ce problème épistémologique ne se suffit pas à lui seul pour expliquer, par exemple, pourquoi on observe un curieux silence contemporain sur l’usage de la notion de métissage et de créolisation (Trouillot, 1992 ; Lander, 2005 ; Coronil, 2006 ; Sanjinés, 2010 ; Ballestrin, 2011 ; Garrabé, 2012) au Brésil, ni la dimension mineure de l’anthropologie comparée sur les « trois grandes puissances américaines » (Mexique, Brésil, États-Unis). Pourtant, le Mexique est une société au métissage aussi complexe que le Brésil (voir les travaux de Velázquez e Nieto, 2012 ; Roger Bartra 1999, 2014 ; et Claudio Lomnitz, 2001), les États-Unis connaissent l’expérience de la créolisation au moins en Louisiane, et le Brésil refoule sa nord-américanisation et son « désir colonial » derrière le mythe de la démocratie raciale, ou sa multiculturalité.

12Au-delà de la provocation, il s’agit aussi de s’intéresser au champ du métissage dans la mesure où les sociétés américaines et archipélagiques ont produit de nombreuses notions à partir des modalités vécues, ou encore de la réalité socioculturelle qu’elles étaient en train de construire. Qu’on parle d’anthropophagie (Andrade, 1928) au Brésil, de raza cósmica au Mexique (Vasconcelos, 2012), du système de la plantation (Mintz, 1974) et de créolisation dans les Caraïbes, de la double conscience (Du Bois, 1907 ; Fanon, 1952) aux États-Unis et ailleurs, on s’aperçoit que ces épistémè englobent ensemble des problématiques raciales, politiques, et culturelles toutes établies sur des expériences socioculturelles, et donc sensibles et corporelles, de la conflictualité. Finalement, ces épistémè locales fondées sur des expériences du contact et de la conflictualité sont, à notre avis, les meilleurs instruments pour une critique anthropologique de l’hégémonie, et en particulier, une critique de l’hégémonie scientifique/épistémologique qui a cherché à diluer voire évacuer ces conflits dans des catégories politiquement correctes (transnational, multiculturalisme, melting pot, diversité etc.) et entrées en technocratie. Aussi, traduire les termes d’une critique à des hégémonies épistémiques qui ne sont pas en connivences avec les réalités sociales et culturelles qu’elles tentent de décrire et métaphoriser, requiert de partir de ces expressions de la conflictualité.

Le contact comme ontologie et connaissance

13Quand ce ne sont pas des poètes et essayistes en même temps impliqués dans une pensée politique engagée de leur société (Andrade au Brésil, Vasconcelos au Mexique, Du Bois dans le Deep South, Fanon aux Caraïbes et Maghreb, Brathwaite à la Jamaïque, Glissant en Martinique, Benítez-Rojo à Cuba pour ne citer qu’eux), qui inaugurent un nouveau regard sur les contributions socioculturelles des indigènes et des afro-descendants, et leurs contacts, dans leurs sociétés respectives, ce sont des socio-anthropologues ou des « folkloristes » qui s’intéressent au corps rythmé, à la danse et surtout à la musique (Ortiz à Cuba, Lomax ou Hurston aux USA). De fait, de nombreux chercheurs actifs aux début de l’ethnomusicologie aux Amériques ont participé à la réhabilitation ambiguë du métissage dans leur société à travers des cas d’étude de la culture populaire, très souvent en relation avec des acteurs des mouvements artistiques modernistes ou avant-gardistes (Brésil, Mexique, Colombie…). Ce n’est pas un hasard si le caractère innovant – tenant à la revendication indépendantiste des hégémonies intellectuelles et politiques des anciens empires – de leur vision a été récupéré par les politiques nationalistes, comme au Brésil, au Mexique, en Colombie (mais pas aux EUA4), dès lors constitués en nations « métisses » ou autres « démocraties raciales ».

14On sait encore que les sciences humaines et sociales doivent une grande partie de leur sursaut révolutionnaire « postcolonial » aux spécialistes de la littérature comparée où la poétique devient action politique au sein des sciences hégémoniques. À ce titre, on constate un récent regain d’intérêt pour l’esthétique chez des auteurs labellisés « subaltern » ou « postcolonial » (Mignolo, 2006 ; Mignolo et Escobar, 2010 ; Spivak, 2013 ; Laclau, 2013 ; Canclini, 2012).

15Cela dit, dans les travaux actuels, la combinaison entre réflexivité épistémologique et analyse du processus de l’aisthesis dans les phénomènes observés est négligée. Les questions patrimoniales, qui sont des questions euro-centriques, restent privilégiées. Pourtant, comme l’a montré Marilyn Miller, « malgré le dégoût d’un métissage qui entérine des connotations raciales pour quelques critiques, le processus historique des contacts corporels ne peut pas être soustrait des pratiques culturelles résiduelles dans les territoires postcoloniaux » (2004, p. 155). La sexualité, la race, et la langue sont inextricablement liés dans les construits socio-psychologiques de ces sociétés, comme le rappelle Young (1995) dans son travail sur le désir colonial entre hybridité et diaspora, un champ que Fanon avait pourtant ouvert un demi-siècle plus tôt dans ces contextes, et seulement réhabilité en France à travers les postcolonial studies dans les années 1990.

16Enfin, aborder ce champ à partir de ses « expressions » permet de défaire le problème de son homogénéisation : en effet, l’avantage de la catégorie d’ « expression » est qu’elle peut être lue à travers le prisme du sensible (aisthesis), le prisme de la forme manifestée (le signe, le discours, le signifié) et celui de la performativité (techniques et politiques de la poétique, ou politiques de l’esthétique), en tant que puissance d’agir reconfigurant le donné social. Dans ces conditions d’observation, une expression est forcément réduite à sa singularité (la signature) et le phénomène est pris dans l’intégralité de son contexte social (le contexte performanciel et son milieu), c’est-à-dire qu’il ne peut être soustrait à sa condition historique, comme le rappelle Judith Butler dans sa politique du performatif. L’entrée « expression » s’avère dans ces conditions un outil méthodologique susceptible de révéler les pouvoirs critiques du champ du métissage. Sans changer nos points de vue sur ses épistémologies, sans privilégier les approches microscopiques du petit et des petits liens (Laplantine, 2003), sans comprendre les relations entre la dialectique de l’individuation et de la socialisation (patrimoniale), sans prendre en compte les enjeux de son association avec la construction de la « race » dans l’histoire humaine, le « métissage » continuera de ne constituer qu’un exotisme, ou qu’une violence.

17Ainsi, devant la complexité de l’objet, son caractère réticulaire et la nécessité d’une connaissance locale des phénomènes étudiés, couplée d’une réflexivité défaite de son champ épistémologique traditionnel, c’est bien du pouvoir critique des expressions du contact et de la relation qu’il faut nous préoccuper. La focale sur les Amériques et les Caraïbes surgit de l’intérêt pour ses contrastes socioculturels qui sont manifestes dans leurs expressions culturelles, faisant coexister les icônes symboliques et matériels de la globalisation hégémonique et des micro-/infra-politiques de la diversité/différence/résistance.

Dossier

18Le thème de la puissance critique des expressions du métissage aux Amériques et aux Caraïbes s’articule ici sur les conflits épistémologiques, esthétiques et sociopolitiques qui traversent non seulement les perspectives scientifiques de l’anthropologie, de l’histoire et des arts, mais aussi des manifestations culturelles qui se revendiquent plus ou moins manifestement de ce champ, le contact, comme ontologie et connaissance.

19Je suis donc particulièrement heureuse de pouvoir réunir ici des chercheurs spécialistes et qui, ce qui me paraît fondamental, pensent à travers leurs déplacements, physiques, théoriques et disciplinaires. Qu’ils soient remerciés ici de partager leurs analyses, contribuant à mieux situer nos singularités par rapport au commun que nous pratiquons dans cette diversité primordiale qui forme, non contradictoirement, une certaine unité appelée « américanité » (Quijano & Wallerstein, 1992), caractérisée par les dynamiques de ses conflits (colonialité, ethnicité, racisme et « nouveauté »). Les contributions de ce dossier sont réparties ainsi en trois sous-parties, qui, si leur originalité n’est pas grande parce qu’elles reflètent l’axiologie « traditionnelle » attribuée au « métissage », révèlent justement un continuum qui anime la recherche contemporaine, mais surtout, elles révèlent un sensorium commune entre ces expériences depuis différents lieux et points de vue.

20Les contributions des anthropologues Livio Sansone et Marcelo Mello Moura (Université Fédérale de Bahia, Brésil),sont inclues dans ce « faire le métissage depuis ses dehors », puisqu’on y trouve des descriptions analytiques de nouvelles modalités migratoires, religieuses, linguistiques, et pratiques du métissage, qui s’ajoutent à de plus anciennes et en multiplient encore les effets et les agentivités.

21Livio Sansone estime qu’il faut aussi s’intéresser, devant la complexité du champ du métissage, à quand, comment, pourquoi et par qui il est célébré ou rejeté. Il s’agit d’examiner comment ceux qui sont définis en tant que métis en parlent, et si ces catégories sont utilisées de la même façon depuis le dedans ou le dehors. Il présente deux cas des us et abus du patrimoine culturel afro-brésilien au Cap-Vert, dans la mesure où il est exploité dans des contextes d’activisme culturel pour affirmer une certaine singularité de la culture capverdienne : le registre de Cidade Velha (île de Santiago) au patrimoine mondial, et la capoeira comme « thérapie anti-marginalité » à Mindelo (île de São Vicente). L’auteur insiste d’abord sur le caractère double de la présence et de l’agentivité de ces acteurs extérieurs, sur l’autorité qu’ils confèrent aux projets d’interventions sur place, et par conséquent, sur l’augmentation du sens de l’aliénation et du manque de contrôle que cette autorité confère à ces espaces parmi la population locale. Et pour ces raisons, selon lui, cette culture archipélique d’abord réprimée pour sa non-européanité et ensuite centrée sur l’âme de sa terre, est toujours désespérément obsédée par sa propre production de diversité culturelle. C’est cette obsession qui garantirait sa différence. Dans ces conditions, l’auteur se demande s’il est possible de « conserver le métissage comme patrimoine », à l’heure où la Modernité ne juge que par le modèle multiculturel, un modèle qui fait sens en fait hors des pays qui se sont constitués ou ont été constitués traditionnellement comme métissés racialement, c’est-à-dire, dans ceux-là où la notion de mixité ou d’hybridité n’est pas partie intégrante du récit national. Dans les autres, il est chaque fois plus difficile de verbaliser cette caractéristique métisse dans un langage qui soit compréhensible dans le discours global promouvant la diversité.

22Marcelo Moura Mello,fort de ses propres expériences de terrain en Guyane,livre pour sa part une analyse historique des ethnographies sur « l’hindouisme caribéen », en s’engageant de manière non-négociable pour l’attention primordiale que les ethnographes doivent porter aux catégories et conceptions natives de ces pratiques religieuses, afin qu’elles n’apparaissent plus comme le seul reflet des facteurs sociaux qu’ils s’épuisent à classifier, décrire et analyser. En ce sens, il montre que les pratiques religieuses des populations indo-caribéennes, musulmanes ou hindoues, sont traversées de marqueurs identitaires et ethniques qui ont été tributaires du processus de domination colonial et des conflits entre descendants d’indiens et d’africains : il faut comprendre, dit-il, qu’en Guyane britannique, la religion n’est pas une métonymie de la culture indo-caribéenne, comme ses premiers analystes ont tenté de la construire, mais un instrument de critique des indo-caribéens sur les valeurs sociales dominantes. À partir de ses recherches sur le culte à la déesse Kali, un culte stigmatisé cosmologiquement, racialement, géographiquement, rituellement, mais aussi infériorisé par rapport à la brahmanisation ambiante (gage d’élévation sur l’échelle des castes de l’hindouisme caribéen) –, il propose de relativiser le présupposé selon lequel les concepts, récits et discours natifs visent à légitimer ces pratiques vis-à-vis d’autres religions. Il s’agit de tenter de les laisser se dire elles-mêmes, pour que leurs pratiques soient comprises pour telles et non plus le miroir de leur essence identitaire.

23La seconde sous-partie, « Parler(s) créole(s) », réunit les contributions linguistiques et littéraires de l’historienne Michele A. Johnson (York University, Canada) sur un cas jamaïcain, et celles de Karen Tareau et Max Bélaise (Université des Antilles), linguistes, en Martinique.

24Michele A. Johnson analyse ici dans une perspective historique, les modalités de la créolité jamaïcaine dans une société où la plantation a d’abord été vue comme le microcosme de toute la société, plutôt que comme une collection de plantations autonomes avec leurs propres mécanismes de pouvoir, terrain sur lequel l’entreprise coloniale a nonobstant conjoint les forces de ses impératifs économiques, culturels et politiques. Pour comprendre la construction de la « créolité » – qu’elle définit comme une zone de convergence, conflit et négociation – en Jamaïque, l’auteure associe les analyse de l’essayiste Brathwaite sur son développement, l’insistance sur le caractère dialectique de sa formation (Bolland), et la focale sur les langues créoles (Alleyne). Rappelant que les registres historiques de ces dernières présentent avant tout les interlocutions entre les classes esclavagistes et les personnes réduites en esclavage, mais rarement entre les seuls esclaves, ces derniers n’ont pas seulement capturé les contextes socioculturels et circonstances économiques, mais aussi les leçons morales et philosophiques de vie telles qu’elles les affectaient. Johnson argumente que par exemple, le dit « broken english » que les dames créoles parlaient n’était ni « cassé » ni « anglais », mais un créole jamaïcain qui indiquait quelques-uns des traits qui persisteront dans le langage au XIXè et XXè siècles jusqu’à nos jours. Si la confluence des cultures en Jamaïque s’est faite dans l’hyper-exploitation, la brutalité et les tentatives de déshumanisation de la majorité de la population, affirme-t-elle, le langage en tant que point de contact entre les opprimés et les oppresseurs a certainement été l’un des moyens par lesquels les relations de domination, y compris les moments de confrontation et la danse des négociations, se dévoilaient. Ce langage partagé comme possibilité d’une langue nationale a certainement opéré comme une zone de confrontation entre esclavagistes et les personnes réduites en esclavage, ces dernières ayant pu au travers du pouvoir des mots défier au moins de temps en temps les affirmations sur leur sujétion, bien que les premiers aient demeuré rétifs à reconnaître leur humanité, leur créativité et leur influence dans la langue nationale.

25Bien que le texte de Karen Tareau pouvait s’inclure dans l’axe « le métissage depuis ses dehors » pour s’intéresser spécifiquement à de nouvelles créolisations par les migrants dominicains aux Terres-Sainville en Martinique, son analyse approfondie du langage depuis ces « circulations migratoires » ou mieux, ces va-et-vient, peut justifier sa place dans cette sous-partie. Ce sont précisément les contacts de langues et de cultures qui l’amènent à dire que la culture dominicaine redynamise non seulement le créole, mais aussi l’identité martiniquaise. Ces variations sociolinguistiques issues de « compétences » dites interculturelles qui se réfèrent « au croisement, à la relation, au contact, au mixage, au frottement, à la négociation, à l’intersection des cultures, à l’interprétation ou l’interstructuration des cultures » (Manço, 2002, p. 45)et de « la langue en devenir », sont en réalité des « interventions in situ » qui font évoluer le créole martiniquais (comme toutes les autres langues). C’est selon elle ce qui doit porter notre attention sur « les outils épistémologiques […] issus des situations d’exil, se retrouvant confrontés à de nouvelles communautés », et beaucoup moins sur les interventions in vitro, celles de peuples déportés sous la contrainte coloniale. Tareau propose finalement et de manière tout à fait pertinente de privilégier les modalités (et le concept) de néo-créolisation par rapport à celles de la dé-créolisation, puisqu’il est de fait question de déconstruction derridienne, c’est-à-dire, qu’il s’agit de « se débarrasser de ce qui empêche la nouveauté ».

26La contribution de Max Bélaise regroupe plusieurs aspects de ses recherches sur ce qu’il appelle, à partir de Jean Bernabé (2015), la « synergie intercréole » créée par les communautés haïtiennes et saint-luciennes en Martinique, qu’il regarde, lui aussi, comme un phénomène de néo-créolisation qui dépasse la langue pour mettre également en jeu les pratiques culturelles. À force cartes, schémas, extraits d’entretiens et tableaux lexicologiques, il met en marche l’inextricable mélange (migan) issu de ces dynamiques de langues qui, si elles circulent dans ces communautés, n’en sont pas moins chargées d’autres influences archipéliques, d’autres Caraïbes, comme les Seychelles et la Jamaïque, mais aussi de la Guyane, du slang des ghetto noirs états-uniens et du verlan français. Il est intéressant de noter comment l’auteur vient mettre en tension l’acuité de ses analyses lexicales avec des perspectives poético-essayistes, qu’elles viennent du « Grand Poète » Édouard Glissant ou d’écrivains (Patrick Chamoiseau, Dany Lafferière), ou encore d’anthropologues (François Laplantine, Alexis Nouss, Catherine Benoît…) qui, à mon sens, ne font qu’affirmer l’extrême importance non seulement de la poïésis mais aussi plus largement d’une aisthesis, pour comprendre les caractères essentiels (et souvent difficiles à formuler) des modalités spécifiques du contact et de la Relation en jeu ici. Dans ces conditions essentielles – et bien entendu, on parle ici d’une essentialité qui a pour caractère ou qualité contradictoire une multiplicité primordiale et en perpétuel mouvement changeant – il est difficile de ne pas souligner la dimension politique de ces enjeux processuels, une identité qui se structure, en Martinique, par ses flux migratoires.

27La troisième sous-partie remonte le temps avec une approche historique critique de la construction du mestizaje au Mexique avec le texte de María Elisa Velázquez (Institut National d’Histoire et d’Anthropologie du Mexique), une approche tout aussi historique et critique mais focalisée sur la construction du racisme envers les Afro-Mexicains par Gabriela Iturralde Nieto (Université Autonome de México), et un essai de Roberto Motta (Université Fédérale de Pernambuco) sur les controverses historiques qui ont agité quelques anthropologues sur la question au Brésil dans la première moitié du 20è siècle.

28María Elisa Velázquez ne nous rappelle pas seulement ici que l’idée de métissage comme projet national, réduisant au silence et méprisant la participation des divers groupes indigènes (comme dans beaucoup d’autres sociétés d’Amérique latine) est critiquée au Mexique comme cette idéologie qui supprime les différences et cherche par là à dissoudre les inégalités. Elle défend qu’il s’agit plutôt d’un processus social où les populations afro-descendantes ont joué un rôle fondamental dans l’échange et la re-création culturelle. On comprend que plusieurs aspects étaient inversés par rapport au Brésil, comme par exemple le fait que l’idéologie du blanchiment (apparue à la fin du XIXè comme ailleurs, lorsque les thèses racialistes sinon eugénistes viennent confondre le biologique et le culturel ou l’essentiel et l’historique) visaient les indiens (nahuas, mayas, otomíes et mixtecos) et moins les africains (wolofs, mandingues, angola, congos e cafres) qui pourtant étaient plus nombreux que les Européens, à plusieurs périodes et dans plusieurs régions. Aussi, alors que la « valorisation des personnes » passaient par la position économique et la reconnaissance sociale jusqu’au 18è siècle, une fois que la Modernité est devenue l’idéologie « bien pensante » déjà globalisée (par le travail des Sciences, on le sait), cette valorisation s’est réduite aux relations raciales et de couleur – ce qui ne veut pas dire que l’Église, même si elle tolérait l’union libre et mixte, ne discriminait pas moralement les autres cultures. Inévitablement, la société mexicaine connut elle aussi une accélération de la traite des Africains. Dans les états de Guerrero et de Oaxaca, il est cependant possible aujourd’hui, dit-elle, de rencontrer des afro-descendants qui pensent que leur peau est plus noire parce qu’ils vivent au soleil, parce qu’un jour un navire s’y est échoué ou que quelques Cubains sont arrivés jusque dans ces régions. Au-delà de seulement déconstruire le mestizo, l’auteure propose avant tout de « ressignifier le métissage comme processus historique », comme le résultat de synthèses et différences, enrichissement, ou même, citant Nelly Schmidt (2003) comme le symbole d’échanges interculturels : il est bien impossible de comprendre la société mexicaine sans la fécondité des multiples échanges et coexistences entre différents groupes culturels. Pour cette raison, la création de nouveaux concepts n’est peut-être pas une priorité, et la question de leur interprétation ne peut pas être notre seul intérêt. Il s’agirait d’abord de comprendre la profondeur et l’amplitude de ce que cela veut dire dans un contexte particulier. En parfait accord avec l’auteure, il s’agit de considérer que le métissage, plutôt que de nier, homogénéiser, ou cacher la pluralité, l’identifie et la reconnaît.

29Le texte de Gabriela Iturralde Nieto revient sur la trajectoire historique du racisme au Mexique à travers la nationalisation de cette société, un racisme occulté en grande partie par la revendication du métissage (et l’entrée dans la Constitution en 2001 de la « pluriculturalité de la nation ») privilégiant démagogiquement les peuples indigènes au détriment de la reconnaissance de la présence afro-descendante issue d’une diversité de peuples africains réduits en esclavage. L’auteure insiste sur le revirement récent (dix ans après la Colombie, deuxième État d’Amérique du Sud où l’on rencontre la population afro-descendante la plus nombreuse après le Brésil) de cette situation avec environ depuis une vingtaine d’année seulement, les mobilisations autour de politiques publiques, mouvements sociaux et travaux de recherche qui déterrent une mémoire afro-mexicaine qui n’existe pas seulement sur la côte caribéenne de Vera Cruz, mais est aussi vécue à Oaxaca, et dans les régions centrales autour du District Fédéral par plus d’un million quatre-cent milles personnes. La reconnaissance cosmétique de la pluriculturalité plus indigène qu’africaine, donc, positionne la catégorie de métissage dans l’une de ses classiques contradictions : pour les afro-mexicains, il s’agit de cette idéologie nationaliste qui ne porte qu’une histoire institutionnelle de la société, mais le « vol » de cette catégorie leur permet aussi de qualifier leur identité collective par la multiplicité intrinsèque de leurs expressions culturelles pour se distinguer d’autres collectivités métissées (philippines, chinoises, européennes…). Coyotes, mulatos, negros et pardos n’en ont pas moins été convertis en Mexicains par le travail de l’État et d’intellectuels en une nouvelle race métisse, ou « race cosmique » au point que deux idées qui imprègnent toujours la société mexicaine contemporaine s’implantent sous l’égide de la nation : 1) il n’y a pas de racisme (parce qu’il n’y a pas de noirs au Mexique – de fait, qui est noir est cubain, centraméricain ou bien caribéen ; musicien, sportif, ou délinquant…) ; 2) tous les Mexicains sont métis (bien que ce métissage-là soit directement calqué sur des modalités, idéologies et expressions socioculturelles de la métropole espagnole). Les pionniers de l’anthropologie espagnole – comme ailleurs nourris des théories du racisme scientifique – ont largement contribué à cette occultation mais aussi à l’exotisation de cette « troisième racine du métissage », à l’image de l’esthétisation de « l’indien » initiée plus tôt encore. Par rapport au Brésil, s’il est possible encore une fois d’inverser les expériences des afro-descendants par celles des peuples indigènes, le racisme, les discriminations et les préjugés de couleurs sont en revanche absolument horizontalisés par le travail des idéologies esthétiques et scientifiques formées dans le creuset positiviste eurocentriste. La représentation numérique des afro-mexicains explique sûrement l’aspect tardif de leur mobilisation politique pour leurs droits et leur inclusion dans la nation, mais ce sont bien les marqueurs culturels, leur couleur de peau et leur physionomie qu’ils actionnent pour une reconnaissance de leur différence et enfin, défaire l’idée du métissage comme leur dilution.

30Roberto Motta, qui fut lui-même l’un des doctorants de Gilberto Freyre, revient sur les controverses au sujet des valeurs épistémologiques brésiliennes et états-uniennes des notions de racisme, préjugé de classe et de couleur, et leur relation à la religion, disputées entre des figures maîtres du sujet à leur époque et dans leurs sociétés respectives : Gilberto Freyre et Roger Bastide au Brésil ; Marvin Harris et Talcott Parsons aux États-Unis. Motta souligne l’importance de la culture portugaise pour la formation des sociabilités raciales et culturelles luso-brésiliennes, qui aurait marqué à partir de sa lecture de Freyre ce qu’il appelle le paradigme de la « basanité » (morenidade), ni noir ni blanc, et qui aurait empêché non pas tant la violence du rapport entre les races au Brésil que l’impossibilité d’une vision franchement et définitivement bipartite de la société, en noir versus blanc. Il associe cette formation culturelle lusobrésilienne à une sorte de préséance catholique elle-même largement marquée par la culture musulmane historique des colons portugais, témoin et génératrice d’interpénétration, coexistence, sinon mixité, pendant l’esclavage. L’auteur défend qu’au bout du compte, tout le travail de Freyre visait à s’afficher contre l’impérialisme de l’éthique protestante qui modelait ces valeurs aux États-Unis chez des auteurs qui, en particulier sous le régime du marxisme et du structuralisme anthropologique, attribuaient les différences entre ces deux cultures du racisme et du préjugé de classe à des structures écologiques, économiques et même religieuses, – l’éthique protestante étant la seule voie vers la démocratie sociale et l’égalité entre les races du point de vue étatsunien. Selon l’auteur encore, Freyre est encore aujourd’hui souvent mal compris ou mal jugé eu égard à un historique partisan un peu obscur, notamment lorsque Freyre s’est affiché à droite et a revendiqué son soutien à la dictature Vargas durant son deuxième régime. Contradictoirement, celui-ci revendiquait le racisme à la brésilienne et Motta nous rappelle que Freyre lui-même n’a jamais parlé de démocratie raciale, mais que le terme aurait apparu dans une traduction américaine de l’un de ses textes. Cette incompréhension de Freyre, selon lui, au Brésil comme ailleurs, provient d’un « péché d’ortho-histoire des défenseurs de l’éthique protestante » selon lequel chacun devrait s’aligner sur cette conception du progrès et de la mobilité sociale. Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile aujourd’hui de ne pas concevoir, encore, les États-Unis et le Brésil comme deux sociétés anti-modèle, même si traversées d’une expérience commune et fondamentale de la violence raciale.

31Ce dossier, dans son hétérogénéité, tend à pointer plusieurs limites constantes. Le champ lexical et sémantique du métissage continue, dans les sociétés américaines et caribéennes, d’être compris comme le référent absolu de la dé-racialisation des populations non métropolitaines dont les spécificités raciales devaient être abolies parce qu’elles représentaient précisément toute la négativité sociale, culturelle et politique du point de vue des élites économiques et culturelles avec lesquelles elles ne cohabitaient que dans des expériences de hiérarchisation et de ségrégation radicales. Mais on oublie trop souvent que la « race » est d’abord une invention (Bancel et al., 2014), une construction théorique qui signifiait d’abord pour des « scientifiques » et autres pseudo-savants, et n’a circulé intensivement dans ses définitions eugénistes qu’au XIXè siècle. Dans la sphère publique, le « métissage » continue d’insulter ces populations parce qu’il représente ce geste exogène dont la correspondance idéologique est le blanchiment social et racial, ou la purification caucasienne du monde (américain). D’un autre côté, et c’est plus préoccupant, l’on voit bien que ces usages publics, qui se veulent souvent « politisés », entérinent ces définitions exogènes, plutôt qu’ils ne les déconstruisent, ou les essentialisent stratégiquement. Il reste impuissant à désigner le réel des contacts dans lesquels et depuis lesquels ces populations se sont (re)constituées et culturellement construites dans leurs cosmologies et dans leurs pratiques respectives.

32Selon Gérard Genette, la fonction esthétique, c’est-à-dire perceptive, d’une catégorie, commence quand sa fonction référentielle se suspend, quand le sens rompt avec ce qu’il désigne. Que ces contributions se réfèrent directement à des expériences de terrain ou aux constructions philologiques et historiques du terme par les Sciences ou les États, le métissage ne signifie une réalité locale déterminée que lorsqu’il cesse d’être défini par ces référents strictement signifiés à la place des intéressés. Une catégorie ne peut signifier une réalité socioculturelle contextualisée que lorsqu’elle devient un « monde signifiant » qui amorce et déclenche une expérience fictive par-delà son contrôle public ou épistémique. Les dialectiques des racines et des routes ne sont jamais seulement que des discursivités dont on peut reconstituer l’histoire, ce sont avant tout des variables vécues qui ne se substitueront jamais aux seuls récits simplifiés et rompus aux logiques épistémiques.

33Dans un contexte où la quantité et la qualité des « mélanges » et des « contacts » ne cessent de s’accroître ensemble, et que nous nous trouvons bien, épistémologiquement, dans l’incapacité de pouvoir les systématiser et les classifier hors de repérages sociologiques grossiers, hors de réductions arbitraires qui ne signifient pas forcément comment ces populations les « vivent » ou les activent, le champ élargi du « métissage » mériterait qu’on en défasse le procès. L’expérience du « métissage » reconnaît une histoire relationnelle qui difficilement se réduit à son histoire publique, ou encore, son histoire écrite. À défaut de catégories culturelles sui generis qui peuvent la décrire, elle parvient au moins à dire depuis son opacité ce que le contact opère sur la culture. Au Brésil, dans les milieux de la vivante et extensive « cultura popular » – ces productions culturelles qui n’ont pas été construites sur le modèle pop globalisé euro-américain, mais par les héritages de populations dites traditionnelles singulièrement en contact, et qui injectent cette singularité dans leurs expressions –, il n’est pas rare d’entendre, pour manifester la satisfaction d’être à l’origine de la vie et de la résistance de ces mêmes pratiques, « É nós, todo junto e misturado ! » (littéralement : « C’est nous, tous ensemble et mélangés ! »). Belle maxime. Les anthropologues reconnaîtront immédiatement dans cette formule l’intéressante contradiction que l’expression formule : ce « nous » que l’anthropologie avait inscrit dans ses archétypes épistémologiques par opposition aux « autres », avant sa critique de la Modernité, annule ici toute opposition pour manifester une communauté hétérogène coexistant(e). Mais une fois le discours de résistance mobilisé publiquement, au contact de l’altérité, il n’est pas rare qu’il se replie sur un « nous » divisionnaire. Ces logiques de l’anti-contact qui traversent toutes les formes de pensées et leurs inflexions disciplinaires, reflètent sans doute aucun notre état du monde. Mais elles réduisent à néant ces impulsions et projets contre-démocratiques qui sont les seuls à pouvoir produire une vigilance civile sur les définitions technocratiques et institutionnelles de la démocratie, les mêmes qui font du métissage un stéréotype négatif ou positif, autonome de ce qu’il parviendra toujours imparfaitement à définir.

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Notes   

1  Celle qui maquille, cache et reconfigure, pas celle qui met en ordre, ou crée et configure, comme dans la cosmisation d’Augustin Berque.

2  Il y a quelques exceptions dans le cas de l’anthropologie et de l’ethnomusicologie françaises et francophones, qui ont été bien sûr fondamentales pour cette rencontre, en particulier les travaux de Jean Benoist ; Jean Bernabé, Alexis Nouss, François Laplantine, Serge Gruzinski, Jean-Loup Amselle, Denis Constant-Martin, leurs divergences y compris. Il faut comprendre que la catégorie anglophone de hybridity s’est imposée internationalement, aussi pour des raisons de logiques globales de la communication scientifique : pourtant, comme l’a bien montré Robert J. Young dans son travail de réhistoricisation de la notion, les théories de la race sont liées inextricablement aux "théories du désir", et la notion d’hybridité ne cache pas plus ce fait derrière sa connotation biologique, que celle de métissage.

3  Il s’agit d’un projet en cours. Sur le cas louisianais, voir (Garrabé, 2016).

4  Par exemple, le mouvement artistique de la Harlem Renaissance restera qualifié de racial, par et pour les africains américains, et non le fruit de tous les étatsuniens.

Citation   

Laure Garrabé, «Présentation : À la recherche des pouvoirs critiques du métissage», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 25/05/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1708.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Laure Garrabé

Laure Garrabé est professeure Adjunto affiliée au  Departamento de Antropologia e Museologia (DAM) et au Programa de Pós-Graduação em Antropologia (PPGA) de l’Universidade Federal de Pernambuco (UFPE). Ses centres d'intérêt s'articulent autour des relations entre aisthesis et politique dans les formes et processus de production culturelle, en particulier dans les contextes américains.