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Jean Benoist, Chroniques d’un lieu de pensée. Fonds Saint-Jacques, Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2015, 208 p.

Joseph LÉVY
août 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1245

Index   

Texte intégral   

1Lieu patrimonial de la Martinique, le Fonds Saint Jacques a servi d’espace au Centre de Recherches Caraïbes de l’Université de Montréal entre 1968 et 1983. Cette chronique, rédigée par Jean Benoist, le fondateur de ce centre, qui retrace les étapes principales de sa fondation et de son développement en les situant dans le contexte à la fois local et international, peut être lue à partir de quatre angles différents que nous esquisserons dans cette recension. Le premier angle est celui de l’histoire du site de Fonds Saint Jacques lui-même, de sa rénovation et de ses fonctions. Le second porte sur la création du Centre de recherches caraïbes et des tractations complexes qui ont accompagné sa naissance, puis son expansion et sa cessation. Le troisième angle renvoie à la contribution de la recherche effectuée au Centre à la compréhension des sociétés antillaises et plus largement des sociétés créoles et, complémentairement, à la réception locale de cette production. En dernier lieu cette chronique est aussi celle du parcours de Jean Benoist, à la fois anthropologue, médecin et visionnaire dont l’implication dans le projet de centre et la recherche dans cette région est essentielle dans la construction d’une anthropologie des mondes créoles. Élève de Jean Benoist alors que j’étais jeune étudiant en anthropologie à l’université de Montréal, témoin de la création de ce centre dans ses toutes premières années, suite à mes terrains dans le village de Grand-Rivière en Martinique, j’ai, à la lecture de ce livre, retrouvé l’atmosphère d’une période riche en enseignements et en relations humaines dont le souvenir reste encore vivace.

2L’ancienne habitation sucrière du Père Labat, située au Fonds Saint Jacques non loin de la ville de Trinité,  construite à  la fin du 17ème siècle, était dans les années 1960 complétement en ruines, à l’exception de l’ancienne purgerie (lieu où le sucre était décanté) et de la chapelle encore utilisée, et elle était enserrée dans une lourde végétation qui cachait en partie ses murs. Sa restauration architecturale, en tant que haut lieu historique et comme Centre de recherches, constituait un défi important, des intérêts contradictoires de la part des interlocuteurs venant complexifier la réalisation du projet, d’où l’importance de s’assurer d’appuis politiques stratégiques des autorités locales, préfectorales et de l’Université de Montréal. Les travaux réalisés sur des mois, à partir de 1969, permirent de redonner une nouvelle vie aux bâtiments principaux qui allaient servir au Centre et regagner des terrains pour les transformer en jardins. Comme le note Jean Benoist, ce processus de réhabilitation demandait une approche particulière, à l’instar de celle des archéologues : « dégager progressivement, couche par couche, les alluvions qui altèrent l’ensemble mais qui sont eux-mêmes une partie de lui, et effleurer avec attention le reste ; ne rien détruire de ce qui donne aux édifices la beauté de l’âge, ne pas les défigurer mais seulement les soigner des maladies dues au temps : la lèpre des façades, les effondrements des toitures, les arrachements des dalles sur le chemin, les troncs d’arbres pourrissant au milieu de la cour » (p. 83). Petit à petit la beauté de l’endroit reprit le dessus, mais cet agencement architectural et paysager fut de nouveau ravagé avec le passage d’un cyclone en 1979, pour être de nouveau remis en l’état. Avec la fermeture du Centre en 1983, une nouvelle association locale prit le contrôle du Fonds et assura sa gestion et la continuation des fouilles dans son périmètre, maintenant ainsi « la résurrection d’un lieu qui est resté beau depuis et qui, sans le Centre qui l’a sauvé in extremis, serait maintenant une ruine» (p. 197). Le Fonds est ainsi passé d’un centre de recherches à un Centre Culturel de Rencontre qui  a continué le processus de rénovation et assuré l’organisation d’activités culturelles inspirées de la caribéanité.

3L’inscription du Centre dans ce lieu a nécessité la reconnaissance de nombreuses instances. En premier lieu, en acceptant la mise en place de ce centre, l’Université de Montréal s’assurait d’une présence concrète et appréciable, mais sa réalisation n’allait pas de soi, comme le résume l’auteur : « Entre le maire soucieux de son prestige et de sa commune, l’intellectuel opposé à la situation politique et au statut de la Martinique, le nostalgique d’un patrimoine évanescent, le sous-préfet responsable de son territoire, l’universitaire qui voit là une perspective pour sa carrière, le Québécois attiré par un certain exotisme et celui qui pense à l’affirmation nationale du Québec, l’historien attaché à la sauvegarde d’un lieu qui était pour lui un document, ils avaient bien peu de choses en commun » (p.14). Jean Benoist met en évidence à travers les pages toutes les modalités d’une approche pleine de diplomatie pour assurer la réalisation du projet à travers les rencontres des différents acteurs dont il décrit les profils personnels et intellectuels essentiels, permettant ainsi de dresser une image vivante des milieux martiniquais impliqués dans le projet à cette époque, des figures scientifiques, littéraires, artistiques, journalistiques aux responsables politiques et administratifs. Faisant appel aux notes de son Journal, Jean Benoist décrit de façon détaillée la multiplicité des  rencontres et des procédures administratives et institutionnelles sous-jacentes à la réalisation d’un tel projet, révision des plans d’aménagement du lieu, budgétisation, autorisations, modalités des conventions, thèmes de recherche, aménagements intérieurs, constitution d’une bibliothèque, etc., démontrant à la fois une volonté de réaliser le projet et la maitrise des différents codes et lexiques nécessaires à la communication avec des partenaires provenant d’horizons professionnels très divers. Ces talents pour la négociation, la coordination et la planification se maintiendront tout au long de l’existence du Centre, avec la mise en place de sa structuration administrative et  de sa supervision par un conseil du Centre, le choix des différents résidents (dont les contributions particulières sont esquissées), placés sous la responsabilité du directeur, et la résolution des problèmes rencontrés au quotidien dans la gestion administrative de cette institution, tout en assurant  la réalisation de  son objectif central, celui de la recherche qui occupe une place centrale dans cette chronique.

4Les perspectives de recherche proposées dans le cadre du Centre mettent l’accent  sur des principes de créativité, de flexibilité, insistant aussi sur la justesse des observations, sans renoncer cependant à une planification souple dans laquelle deux plans complémentaires se retrouvent : d’une part, la recherche de structures générales, renvoyant aux dimensions fondamentales de la société antillaise, son histoire, ses contradictions et son arrimage à la métropole, et d’autre part, celle d’investigations ponctuelles autour de thèmes plus spécifiques pouvant ou non s’arrimer au premier plan. Ces travaux s’inscrivent dans un cadre théorique inspiré de ceux effectués à Puerto Rico par des chercheurs américains, et dans les îles antillaises anglophones qui mettent en évidence l’impact global du système de plantations sur ces sociétés, « révélateur d’un ordre sous-jacent et des forces qui le maintiennent, tout autant que des tensions qui le contestent et qui finirent par le faire crouler» (p.65). Cette approche n’était cependant pas plaquée sur le cas des Antilles françaises, mais tenait compte de ses particularités. Le système de plantation ne structure pas en effet aussi profondément les sociétés locales qui, insérées dans le territoire français en tant que départements, sont contraintes par les politiques métropolitaines qui jouent un rôle central dans leur structuration. Les recherches issues du Centre  se sont alors déployées pour rendre compte de la diversité des îles au plan de leur histoire, de leur environnement, de leur organisation socio-économique, de la plantation à la pêche, de la population et de ses métissages, sans oublier l’archéologie, la langue, les pratiques artisanales, les cultes religieux locaux, les arts et la musique. Aux perspectives liées aux sciences sociales, se sont ajoutées celles de sciences de la nature, écologie et biologie. Ces développements se sont accompagnés de l’implication de chercheurs seniors locaux et internationaux, de la formation de jeunes chercheurs au terrain et de rencontres et d’échanges riches. Les résultats de ces études ont fait l’objet de nombreuses publications sous la forme de petits volumes ou de livres diffusés dans la collection « Recherches caraïbes » aux presses de l’université de Montréal, dont certains, comme l’Archipel Inachevé, un ouvrage collectif, constituent des références importantes jusqu’à aujourd’hui. Cette intense activité de recherche a été reçue de façon contradictoire dans la société martiniquaise. Plusieurs y ont vu un apport très important à la compréhension des îles et de ses caractéristiques, alors que d’autres l’ont accueillie avec méfiance, critiquant le regard anthropologique extérieur considéré comme insuffisant pour comprendre profondément les réalités locales, en particulier suite à l’installation d’institutions universitaires sur place et la formation d’une génération de jeunes chercheurs antillais très sensibles aux enjeux régionaux.

5Cette chronique est aussi l’occasion de situer l’itinéraire anthropologique de l’auteur lui-même, qui à partir de sa formation médicale et son travail à l’institut Pasteur de la Martinique, s’est intéressé aux visions du monde locales et aux différents groupes sociaux de l’île, des pêcheurs aux artisans, ancrant ainsi ses analyses ethnologiques sur les réalités contemporaines. Cette ouverture anthropologique s’est par la suite concrétisée par l’obtention d’un poste de professeur  à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Montréal et le déploiement de ses recherches  dans l’aire antillaise (Martinique, Guadeloupe, Saint Barthélémy) puis plus largement créole (île de la Réunion et île Maurice), couvrant plusieurs champs d’intérêt, l’anthropologie physique et la génétique des populations, l’anthropologie médicale, la paysannerie, les cultes d’origine indienne et leurs aspects artistiques et musicaux.

6Avec cette chronique pleine de vie, de portraits et de réflexions, Jean Benoist signe un ouvrage remarquable qui contribue à mieux comprendre la complexité de la recherche anthropologique contemporaine, ses tensions et ses défis, le rôle des institutions universitaires, politiques et administratives dans la naissance, le développement et la disparition d’un centre de recherches ainsi que l’apport de cette discipline à la constitution du patrimoine scientifique et culturel dans la région des Antilles.  

Citation   

Joseph LÉVY, «Jean Benoist, Chroniques d’un lieu de pensée. Fonds Saint-Jacques, Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2015, 208 p.», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Transmission, tradition et patrimonialisation à la Martinique, mis à  jour le : 10/09/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1245.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Joseph LÉVY

Joseph LÉVY est professeur en anthropologie au département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal et chercheur associé à l’Institut Santé et Société, membre du regroupement stratégique Internet et Santé du réseau FRQS santé des populations.