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Transmission culturelle : une réalité vitale humaine et sociale en Martinique ? – Thème et variations

Apollinaire ANAKESA KULULUKA
août 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1217

Résumés   

Résumé

Dans toutes les sociétés du monde, un mécanisme essentiel est à l’œuvre permettant l’éclosion de la vie, sa dissémination et son épanouissement, grâce à un entrelacs de liens et de rapports entre individus, entre générations : la transmission (de l’héritage). Par son moyen se tissent des relations de différentes natures, récentes ou bien établies, tout en favorisant un partage et une mise en commun des discours, des biens amassés, des biens transmis, soit de l’individu vers un autre individu, soit de l’individu vers le groupe, soit encore d’un groupe vers un autre groupe. Le présent article cherche à appréhender les mécanismes et les enjeux de la transmission au sein de la société martiniquaise dans sa singularité. Quelle méthodologie, quels concepts, quelles actions mettre en œuvre pour cela ? L’un des principaux objectifs est de définir les paramètres qui décrivent ce qu’est l’homme martiniquais considéré dans son contexte sociétal et historique. Ce préalable permettra d’analyser non seulement le processus de la transmission, mais aussi ses dynamiques profondes.

Abstract

All the societies in the world have a key mechanism through which life is realised, shared and enlarged, where links and inherent connections are woven between individuals and generations: transmission. Through this process, it sets up relations of all kinds. They can be close, or made up relationships.

On the other hand, the sharing out can be done to pool what is said, what builds up into heritage, what is passed on to others, passed on  from one individual to another, or to a group of people, or from one group to another. The passing on doesn’t meaning only when connected with humans and their environment, but also when related to time and the contexts that underlie them. This article is an attempt to grasp the process and challenges of transmission in the Martinique society. How are they apprehended in Martinique? How are they thought out? I am trying to get a better understanding, not only of the process of transmission of practice, but also of the didactic nature that results. I am also concerned with the issues of transmission. I try to understand whether or not, transmission can be formed in Martinique. How can it be done?

Index   

Index de mots-clés : transmission, Martinique, tradition, modernité, homme.
Index by keyword : transmission, Martinique, tradition, modernity, human.

Texte intégral   

Prélude à la transmission

1Lorsque j’ai été sollicité pour contribuer au traitement de la question portant sur la transmission dans la société martiniquaise, j’étais d’emblée perplexe. Après réflexion, j’ai fini par donner mon accord, tout en m’interrogeant sérieusement sur l’approche que je devais avoir pour aborder cette problématique à la fois simple et complexe dans le contexte de cette société à l’histoire particulière.

2Outre des idées fusant dans mon esprit, notamment le rappel des éléments de souvenirs accumulés aux détours de lectures ou des faits du vécu personnel, entre autres, en tant qu’enseignant-chercheur dans les Antilles-Guyane, ou encore le rappel des documents médiatiques visionnés à la télévision ou au cinéma m’ont fait souvenir quelques grandes occasions relatives aux cérémonies funéraires de certains hommes d’exception qu’a connus l’humanité : Gandhi, Césaire, Mandela notamment. Lors de leurs obsèques, les hommes de toutes origines et de tous lieux se réunissaient pour réclamer ou proclamer en chœur l’héritage qu’ils nous ont légué, autrement dit, ce qu’ils ont transmis à l’humanité (une pensée, une action, un acte, un lieu de mémoire, un patrimoine matériel ou immatériel, etc.). C’était émouvant à voir, mais aussi à la seule idée de penser que, sur terre, il existerait encore le sens de l’humanité. En effet, l’intime tête-tête entre ces participants de tous horizons, de tous statuts et convictions, grands comme petits, et les dépouilles – exaltant non pas la mort, mais la dynamique de vie ‑ devant lesquelles ils se tenaient, me paraissait semblable aux fertiles arbres multicolores du beau jardin du monde, se tenant droits et puissants, pour harmonieusement porter haut leur frondaison. Cela semblait favoriser les individus d’origines variées, par ces riches assemblements devant ces Grands hommes de l’humanité, tentant alors de nouer entre eux. A les observer et à entendre leurs discours, ils étaient sensibles à l’héritage revendiqué, rien d’autre ne pouvait les intéresser de mieux que de profiter de cet environnement si propice à l’entente, pour naturellement avoir vocation au dialogue. Y-a-t-il encore lieu de souligner qu’un vrai dialogue ne se résout nullement aux superficialités des propos et des apparences. Il pénètre plutôt le tréfonds de l’être, où résident les questions fondamentales, donc universelles, qui se posent à l’homme quel qu’il soit, celles qui se posent à l’humanité, en lien avec son passé et son présent, pour mieux envisager le futur, mais aussi en lien avec son environnement de vie (les sociétés humaines) et les cultures résultantes et leur interrelation.

3Vu sous cet angle, la transmission m’est parue multifactorielle, multivalente, mais surtout bénéfique aux héritiers, les êtres humains, lorsqu’elle est bien régulée. Et cette notion de transmission, les dictionnaires, comme les encyclopédies, nous la définissent. Parmi les plus anciens, le dictionnaire de Chrétien Frédéric Schwan (1791:210b) nous apprend que ce substantif est un emprunt au latin transmissio, désignant ainsi « un trajet, une traversée ou un passage ». Le mot dérive de transmissum, supin de transmittere d’où découle, en français, le verbe transmettre, et le sens est « confier, faire passer dans la possession de quelqu’un » ou « passage, à la descendance, de certains caractères des parents ». De nombreux concepts subsidiaires en sont sous-tendus, tels que héritage, patrimoine, parcours, éducation, instruction, culture, connaissance, savoir, savoir-faire, savoir-être, valeurs (morales, physiques, intellectuelles, sociétales, culturelles), mais aussi communication, échange, partage, diffusion, vulgarisation. La liste peut être encore poursuivie. La transmission s’entrevoit ainsi comme un rhizome et une sorte de cordon ombilical. Elle permet de recevoir et de jouir de ce qui nous a été donné, de faire profiter et faire passer ce qui nous a été confié dans la possession de ceux qui nous suivent : la descendance. L’entretien et le maintien de cette chaîne de propagation sont vitaux pour la préservation de la dynamique, ainsi que la cohésion des individus et de leurs sociétés. Pour y parvenir encore faut-il en saisir la nature et les enjeux.

4Quelle en est alors la réalité culturelle et comment mieux l’aborder en rapport avec la Martinique ? Qui en sont les protagonistes transmetteurs et récepteurs ? Que transmettre, par quels moyens, pourquoi faire ? Qui transmet quoi, où et d’où ? En dehors de ces quelques interrogations qui serviront de base à ma réflexion, la liste de questionnements sur cette problématique n’est pas ici exhaustive. Passons-en maintenant au fait.

Variations sur la transmission

5Examiner ces interrogations vise à parler de la transmission pour, d’une façon à la fois générale et singulière, éclairer des notions capitales et des savoirs multiples : sur l’homme, sa nature, ses aspirations et ses motivations, tout autant sur la société, sur le système et l’environnement socioculturels résultants où il évolue, que sur les rapports d’interactions sous-tendus intrinsèquement.

6Pour mieux en saisir les enjeux en Martinique, il importe de comprendre d’abord ce qu’est la transmission et ce qu’elle représente pour toute société humaine.

Transmission ? Référent et métabole entre savoir(s), culture(s) et tradition(s) de vie

7En approfondissant ma réflexion, je m’aperçois aussi que la transmission est par ailleurs une chaîne dynamique des maillons fonctionnels et utilitaires avec des valeurs référentielles et métaboliques. Les premières dépendent du socle traditionnel, tandis que les secondes, de l’engouement des modes et styles nouveaux. Les référents participent au fondement et à la consolidation des identités, par l’identification notamment de l’être (individu ou groupe), mais aussi celle du lignage et de l’héritage qui en résulte. Un référent est la nature substantielle des choses. Les métaboles mènent plutôt à une métamorphose, à ce qui entre dans la composition de l’existant pour en produire une modification. Ainsi permettent-ils le changement, la transformation, l’adaptabilité aux contextes, circonstances, et temps présents. Certains de ses éléments prenant, au fil du temps, la force de référents, deviennent alors le transitoire du basculement vers la modernité consolidée. Parmi ces éléments, ceux lui servant d’ancrage reformulent ensuite la précédente tradition, pour en faire découler une nouvelle, et le cycle continue.

8Aussi le processus métabolique est-il celui de la modernité. Il comporte un temps provisoire de cohabitation de l’ancien et du nouveau. Ce temps transitoire est celui où le référent et le métabole, qui évoluaient originellement dans des contextes différents à l’instar de l’hémimétabole des insectes, dont la larve et l’adulte vivent dans des milieux différents (cf. Encyclopédie universelle, t.8, 1970:1043), finissent par se retrouver, s’interpénétrant alors pour produire les bases d’une nouvelle tradition.

9Le métabole participe ainsi à la dynamisation et à l’émancipation de la tradition, et donc à la recréation de celle-ci. Cela justifie pour quoi, à la différence du folklore qui demeure un fait figé, la tradition est a contrario énergie mouvante. Elle est dynamisme et vie. À ce titre, elle a des racines (des valeurs-germes, pouvant se décliner en connaissance(s), savoir(s), savoir-faire et culture(s) qui forment un héritage transmissible). Ces racines lui servent de soubassement pour de nouvelles créations. Il s’agit là de recréations se nourrissant des tendances exogènes et des modes que je viens d’expliquer en termes de métaboles. Assimilés, ceux-ci ajoutent à la culture, au savoir et savoir-faire préexistants en tant qu’assise neuve pour le perfectionnement et les nouvelles connaissances. S’y ajoute l’imprégnation qui en découle, le tout formant alors des fameuses germes de l’héritage reçu et à transmettre. À travers ce processus, l’homme est contenu en puissance dans cette graine qu’est le savoir, et avec lui, la culture, fondement perfectible de la sagesse de connaissances et de vie. Or la vie est un tout où est reliée une diversité d’éléments, à travers leurs interdépendances, interrelations et interactions.

10Du reste, par le savoir, s’accumulent, en l’homme ou en la collectivité d’individus, des connaissances et des compétences acquises par l’éducation, par l’instruction, par l’observation, par l’apprentissage et/ou par l’expérience vécue dans une discipline, une science ou une profession données. La connaissance héritée et transmise peut soit se développer, soit se dépérir. Elle se développe là où il existe des centres d’initiation crédibles ou des systèmes d’éducation et d’instruction viables. Ainsi se constitue-t-il la base de la chaîne d’opérations de formation qu’est la jeunesse, ainsi que les transmetteurs qui les prennent en charge.

11Le savoir, également fruit d’une connaissance approfondie et sûre, demeure un domaine immense, divers et varié. C’est le foyer de la maîtrise et de la possession, mais aussi celui de la compétence et de l’expérience aguerrie, de la pratique et du talent, du bagage assimilé et de l’acquis dominé ou contrôlé. C’est également la voie de la perfection par laquelle un individu acquiert la connaissance par l’étude, par l’approfondissement, par la recherche, sans oublier l’instruction, l’érudition, la science ou la culture.

12Par la culture se constitue un ensemble des moyens que l’homme met en œuvre pour augmenter ses connaissances. Ces dernières l’aident à développer et à améliorer les facultés de son être (corps, âme et esprit, avec sa part de raison et d’intellect), et à acquérir des qualités pour pallier ses manques. Elles l’aident également à favoriser l’éclosion harmonieuse de sa personnalité, et au-delà, de sa société, car la culture imprègne le milieu social, les habitudes et l’éducation que nous recevons, forgeant notre être, notre identité humaine et sociale, en tant qu’individu et membre d’une société donnée, ce, sur le fondement de nos cultures et traditions respectives, personnelles ou collectives.

13On peut donc comprendre que la transmission soit au carrefour des traditions et de la modernité. Et que, contrairement à l’idée répandue, la tradition ne relève pas essentiellement des actions, des opérations, des valeurs et des connaissances dépassées, puériles et contestables, lesquelles ne viseraient que l’autoreproduction des faits et gestes, des actes et actions, des  institutions et valeurs stéréotypées. Une vraie tradition ne fige nullement l’évolution, et encore moins elle ne freine le progrès. Elle est plutôt le fondement de l’équilibre de toute construction. La démarche qui en découle n’est pas non plus folklorique qui, par essence, fige les faits qu’il reproduit, empêchant ainsi le désir d’empreinte et du changement. Le folklore produit donc une transmission mécanique, tandis que la tradition, une transmission se revigorant et capable de se renouveler.

14Dans son principe, la tradition est effectivement énergie et dynamisme, et donne des racines pour imaginer et inventer l’avenir, pour reformuler et permettre la recréation du nouveau. Pour preuve, les représentations que l’homme a de la transmission ne sont nullement figées, sinon nous naviguerions encore et toujours dans les valeurs traditionnelles antiques ou moyenâgeuses, par exemple. Comment la transmission se pense-t-elle alors en tant qu’élément de tradition ?

15Les représentations que l’homme a de la transmission varient selon les contextes des temps (tradition/modernité), des époques (passé/présent) et des sociétés (d’hier/d’aujourd’hui). Ces représentations sont souvent corollaires de la représentation que l’on se fait de soi, de la société qui nous porte ou qui a porté nos ancêtres, mais aussi du monde, de l’univers, et de ce que l’on considère comme autre, l’altérité.

16Aussi la transmission peut-elle relever autant d’une réalité significative que de simple support d’un imaginaire ou d’un « objet-prétexte », pour reprendre l’expression utilisée au pluriel par Laplantine (2001:48), objet-prétexte mobilisable, ce, en vue de l’exploitation en tout genre.

Transmission : entre acquis et culture de communication

17La transmission est également un mode, mieux, une culture de communication. Communiquer désigne préalablement un contenu et le mouvement de passage qui en jouxtent des liens et en opèrent la diffusion, et donc la fameuse transmission. Par ce truchement un renseignement peut être rapporté, des relations de tous ordres rapprochées ou établies, en même temps que peut se réaliser le partage pour rendre commun ce qui se dit, ce qui se confie ou se transmet de soi à une autre personne, de soi à un groupe ou alors d’un groupe à un autre groupe de personnes. C’est également une manière d’être ensemble, le moyen de réaliser des relations humaines mutuelles, mais aussi d’établir des relations sociales. Les canaux véhiculaires en sont multiples : une langue, un objet, un signe, un symbole, un savoir, un savoir-faire, un savoir-être, etc. Sans communication, leur essence comme leur signification sont désuètes. Aussi la communication sert-elle, à la fois, de ciment et de courroie à la transmission. Elle contribue ainsi à maintenir la continuité de rapport entre émetteur et récepteur, à préserver le lien entre le passé et le présent, tout en permettant un efficace envisagement du futur.

18En tant que communication, la transmission aide à triompher la difficulté « d’Être » tant décriée par Césaire, Fanon Damas et d’autres encore, au sein des sociétés antillo-guyanaises particulièrement. Bien menée, la communication engage et huile donc les mécanismes du dialogue et de l’échange, en l’occurrence culturel. Elle permet de triompher de l’ignorance et de réguler des dimensions non négligeables du fonctionnement sociétal, en engageant l’individu dans la voie de l’agi et du saisi, et donc de la compréhension, de l’intégration et de la transmission de la connaissance, du savoir, de la culture, gage de l’enrichissement mutuel.

19En tant qu’élément édicté par la transmission, la culture est également un mode-système de vie, que les Allemands appellent « Kultur ». Celle-ci éclaire l’homme sur lui-même et sur le monde. Elle enrichit son esprit et lui permet de progresser grâce à l’acquisition précédemment évoquée de la connaissance et du savoir.

20Sur la transmission du savoir, relevant de la culture et de la communication, Lenclud (1992:712-713) fait une importante observation indiquant que les pratiques de transmission organisent la vie sociale et l’ordre qui en découle, pour la continuation de l’héritage acquis des Anciens. L’héritage se vit au présent, puis se maintient ou se fructifie, alors tenu dans la chaîne de transmission pour les générations futures, ce, suivant des constructions et des formules diverses des intentions culturelles et continuation de la vie sociale spécifiques.

21À ce titre, le culturel est autant une qualité, une compétence que la possession d’un savoir étendu et fécondé par l’expérience. Cette dernière est donnée à une personne ou à une collectivité de gens (la société) dans un domaine de connaissances particulier, à une époque et dans un lieu déterminés.

22En tant que connaissance1, par un processus de fructification des dons naturels, d’amélioration et de développement des facultés de l’esprit de chaque individu, la culture est constituée d’un ensemble des moyens et des méthodes qu’un homme met en œuvre pour augmenter sa conscience, son intuition, sa perception, sa représentation et sa compréhension des choses et des phénomènes. Avec une culture épanouie, ses qualités gagneront alors en perfection, ses manques palliés et sa personnalité éclose harmonieusement. Il faut pour cela de l’agissement, afin que, comme dirait Antonin Artaud (1938:12), la culture en action devient « […] en nous comme un nouvel organe, une sorte de souffle second ». Mais la culture qui s’oppose à la nature – celle évoquant le caractère normatif et contraignant de l’éducation sociale – est généralement empreinte d’ethnocentrisme, qu’en son temps déjà, dénonçait très justement PaulValéry (1929: 93).

Formation, éducation, instruction : énergie seconde pour la transmission dynamique et la construction de l’homme

23Et la transmission qui régit cet ensemble de faits et de processus se fait carrefour de dynamisation, comme déjà indiqué, des valeurs traditionnelles associées à l’engouement des modes et styles nouveaux. Cette sorte de mouvement énergétique tient par son énergie seconde : la formation, à travers l’éducation et l’instruction solides des individus dans un cadre social donné. Cela permet non seulement à l’homme de se construire, mais aide aussi au déchiffrage des codes, des signes, des représentations, ainsi que des valeurs et des modes sous-jacents tant de pensées que d’actions. La transmission sert alors de stimulus pour la consolidation de l’acquis, pour la recréation des valeurs et de modes de vie. Elle sert en même temps de fondement au partage, à la constitution des connaissances, des savoirs, des savoir-faire et savoir-être. Si paradoxalement elle peut se situer quelquefois entre le rejet d’anciennes valeurs et l’adoption des nouveautés, son dynamisme tient par ailleurs du maintien et de la consolidation du chaînage des deux systèmes (ancien et nouveau) reliés à travers le fil des générations et des éléments référents.

24Aussi faut-il souligner que, dans toute société, la transmission étant sous-tendue par la notion de vie, elle est irrémédiablement liée au concept de l’homme et ce qui s’y rattache (nature humaine et humanité, son identité et son identification, sa représentativité et sa représentation, ses environnements physique, mental, socioculturel notamment, sans oublier son éducation par laquelle s’opèrent toutes sortes d’initiations et la didactique qui vise son instruction). Elle s’inscrit dans un temps et un contexte aux circonstances multiples. Elle relève à la fois d’une culture et d’une réalité vitale pour toute société, dont celle martiniquaise.

25Pour clore ce propos préliminaire, je rappelle que quelques questions de base ont été soulevées dans mon introduction. Je n’y apporterai ici que des réponses partielles, leur approfondissement se fera plus tard, dans le cadre idéal des recherches, études et analyses ad hoc importantes, collectives et nécessaires, pour aborder un tel sujet crucial. L’important est de poser d’abord un diagnostic préalable qui mène à la compréhension de ce fait dans le contexte de la Martinique.

26Comment y appréhende-t-on la transmission ? Comment cette dernière y est-elle pensée et réalisée ? Pour ce faire, le premier objectif de mon propos est de cerner les mécanismes qui construisent cette transmission. Car je crois qu’il est important de commencer par comprendre non pas la transmission elle-même, mais plutôt le transmettre et ses mécanismes, autrement dit questionner d’abord le réel, pour mieux saisir la transmission qui le porte, ainsi que son modus operandi. Quelles en sont les sources, l’histoire conjointe et le patrimoine commun ? À quelles nécessités répondent-ils ? De quels gestes, postures, positionnements sont-ils empreints ? Constituent-ils ou non des outils de régulation et de cohésion sociale ? Le second objectif est de relever quelques paramètres qui régissent l’homme martiniquais dans sa société à travers le temps, pour mieux saisir non seulement le processus de sa pratique de transmission, mais aussi l’essence didactique qui en résulte. Puis j’en examinerai les enjeux, et chercherai à comprendre si, oui ou non, on peut former à la transmission et de quelle manière.

27Le postulat sur l’essence et la signification de la transmission, ainsi que ses substrats, étant posés, voyons à présent ce qu’il en résulte dans la société martiniquaise dans le domaine singulier de la culture, plus particulièrement des arts vivants.

La transmission culturelle en Martinique

28Pour mieux saisir la teneur et les enjeux de la transmission culturelle au sein de la société martiniquaise, commençons d’abord par un aperçu diachronique évocateur.

Société martiniquaise dans le temps

29La société martiniquaise est insulaire. Elle est une concentration des valeurs et des pratiques dans un espace géographique limité qui, à travers le temps, s’est fabriquée par le truchement d’une double créolisation et d’un double héritage sous-jacent, ce, dans un rapport de domination-résistance et/ou d’opposition. C’est cette suite binaire des faits qui sous-tend le processus de transmission de l’héritage ancestral. Ici, la reconnaissance et la valorisation, en termes de patrimoine commun pour l’ensemble des composantes sociales du territoire, buttent aux différences des imaginaires individuels et collectifs qui, encore aujourd’hui, segmentent ou compartimentent ce qui serait pourtant le produit d’un héritage partagé. Ces différences se réalisent à l’intérieur d’une sorte de micro-territoires à la fois virtuels, car non-avoués, mais concrètement vécus. D’une façon générale, ce type de réalité est qualifié, par Ferréol et Dubois (2003 : 92) de « droit à la différence », lequel semble convenir à chacun ou alors que chaque composante fait valoir pour « affirmer sa spécificité ».

30Dans le cadre de la Martinique, c’est donc là une source des fissures voire de ruptures entre les composantes de sa société, dans le processus de transmission de l’héritage global du pays. Une absolutisation de la différence y est née, parfois pensée comme "identitaire", et par laquelle deux grands blocs ou catégories d’individus existent et cohabitent sur le même territoire (les Béké et les Autres2). Ce positionnement ignore ou méconnaît parfois le fait que, dans chaque individu, il existe une pluralité d’identités significatives qu’il conviendrait de nourrir aux contacts des autres. Cela permet d’éviter de rompre ou de déloger en soi-même ce qui est de plus spécifiquement humain : l’humanité. Cette dernière est, comme dirait Geroges Devereux (1967)3, l’affirmation de notre « différenciabilité » individuelle, représentée par la normalité comme étant une différenciation par enrichissement mutuel, prémunissant de certaines douleurs morales.

31Dans la continuité régulière des faits et phénomènes ainsi que du mécanisme de l’unité à la base d’une transmission, l’existence de ce double bloc d’identités martiniquaises introduit simultanément, et de façon paradoxale, connaissance et ignorance, négation et occultation,  déni et affirmation, le tout étant souvent cristallisé autour du rapport de (con)descendance naturelle ou réfléchie (« moi/l’autre », « nous/eux »), fruit d’une créolisation fabriquant une altérité bicéphale, soit neutralisée ou invisible, soit franchement extériorisée. Les échanges entre les deux blocs se résument alors en termes d’intérêts personnels immédiats et contraints par toutes sortes d’obligations. Il s’agit là des logiques issues des conceptions de la réalité humaine et de l’humanité, mais aussi de l’évolution qu’elles ont connues au fil des siècles. Elles ont été ainsi pensées à travers le concept de « l’homme créole » de la période de l’esclavage et du système d’Habitation-Plantation : l’un se pensant Créole, seul être véritable humain, tandis que l’autre, chosifié par le premier, relevant alors du rang d’objet, et même relégué à la sauvagerie animale. Le premier imposant ses valeurs identitaires humaines, tout en détruisant celles du second. Dans le processus de procréation, il résultera un autre paradoxe et pas des moindres. Une double lignée émergera des descendants des esclaves : celle des individus dont les ancêtres ont constamment vécu dans l’habitation et de laquelle naîtront des métis (issus des croisements de mâles colons blancs et des femmes esclaves noires), et celle dont les ancêtres ont marronné dans les mornes4. Ces deux dernières descendances adopteront, vis-à-vis du maître ou du colon, des stratégies de survie différenciées, souvent à travers les moyens culturels, en épousant ou en réfutant ses valeurs. Dans les arts vivants, il en découlera des musiques et des danses, également des postures et même un mode d’habillement, soit proches des habitudes et valeurs du maître, soit en lien avec celles d’essence africaine, que les esclaves marronnant s’appliqueront à préserver dans leurs retranchements des mornes. Les ladja, béliya (bélia), hautetaille, biguine5 et d’autres genres encore en constituent des illustrations éloquentes. Ils sont en effet des cultures sous-tendues par la manière différenciée de penser l’homme et de l’être (de le vivre), de penser la société et les rapports qui y prévalent entre les protagonistes, mais aussi de concevoir le monde, en s’adaptant aux temps et aux contextes, tout en partageant un certain nombre de valeurs, dont la réalité se traduit par la créolisation qui en permet la synthèse.

32Leur importance est tant dans les manifestations culturelles elles-mêmes que dans la richesse des connaissances et des savoir-faire qu’elles comportent et qui sont transmis d’une génération à l’autre. Cette transmission du savoir a une valeur pertinente, notamment, sociale et économique, mais aussi de cohésion sociale et du vivre en bonne intelligence pour l’ensemble des groupes sociaux de la Martinique.

33Les expressions ou traditions qui en découlent se réalisent, dans le domaine des arts vivants, par des moyens extrêmement variés : langue, musique, danse et théâtres en particulier, et des formes sous-jacentes également diverses (proverbes, énigmes, contes, comptines, légendes, mythes, prières, poèmes, incantations, psalmodies, chants ou représentations théâtrales). Par ce biais se transmettent aussi histoire, mémoires collectives et toutes sortes de patrimoines et de valeurs socioculturelles. Leur rôle est essentiel dans la vie de la société martiniquaise, bien que se répandant, comme nous l’avons vu, à l’intérieur des isolats sociaux qui, toutefois, cohabitent le mieux possible. Il manque cependant un volet important, celui de la communication, et avec elle, celui de la formation.

34Pour une meilleure lisibilité, un intérêt bénéfique de la transmission, au plus grand nombre, dans la société martiniquaise, des actions efficaces doivent être menées. Parmi les solutions figurent la recherche, ainsi que la formation par l’éducation et l’instruction. Ce sont des voies plus que nécessaires et inéluctables à adopter.

Communication et formation par l’éducation et l’instruction : voie pour une transmission de l’être et de la société libres

35La transmission est aussi le lieu de construction de l’être, en tant qu’individu et collectivité, et donc de la société. Pour cette construction, il est nécessaire de prôner une didactique ouverte, par l’implication et l’application, à travers toutes sortes d’initiations et d’initiatives concluantes. Ainsi, par l’éducation et l’instruction notamment, la transmission est voie d’ouverture de l’esprit et de liberté de l’être qui, lorsque réussie, intègre mieux les mécanismes de vie en bonne intelligence, tant avec soi-même qu’avec autrui, une vie enrichie des expériences mutuelles.

36En Martinique, la question de la transmission est une problématique délicate, liée au passé tumultueux de ce territoire, et les apports culturels divers dont il a bénéficiés, avant, pendant et après la traite. Ici se sont trouvés réunis autochtones, colons, esclaves, et plus tard toutes sortes de migrants, des origines et horizons culturels différents. Des contraintes et des influences sous-jacentes naîtront, comme nous venons de le voir, de nouveaux êtres de l’humanité que l’on qualifie génériquement de « Créole », ainsi qu’une reformulation des expressions et des pratiques, notamment culturelles. Il ne s’agit nullement de l’addition de cultures, mais d’un processus transculturel exceptionnel, dont des traits et valeurs culturels différents seront, au fil des siècles, transformés pendant des générations. Des pratiques qui en ont émergé jouaient et jouent encore un rôle essentiel dans les rapports sociaux et culturels en Martinique, mais aussi dans la continuité de la vie ou de la survie des uns et des autres, ce, selon la position occupée socialement à travers le temps. Cela influe aussi sur l’approche et les voies adoptées pour la transmission de l’héritage, dont la formulation est, d’une façon générale, assujettie à la conception et à la perception même de l’être, de l’homme et ce qui l’entoure ainsi que les faits que cela engendre.

37Au XVIIe siècle, dans les Amériques, cette réalité de l’être et de l’homme se traduisait par les substantifs habiter et coloniser, avec leurs corollaires Habitation et Plantation, pensées comme des synonymes. Ici, l’habitant est un colon, est le fameux humain Créole qui, par un acte de refondation, et suivant l’étymologie espagnole du terme, fait souche ailleurs, dans les Amériques dites « Indes occidentales ». Cela se réalisera par la transposition des valeurs européennes dans un nouveau contexte, celui ultramarin. Cet Européen d’Habitation est le Créole qui recrée un autre monde, le Nouveau Monde, en lieu et place de celui qui existait alors et qu’il avait trouvé. Il y habite, et donc s’y habitue, s’accoutume, en s’y donnant un habitus nouveau, avec une nouvelle complexion, une nouvelle nature. Il va en même temps transplanter l’autre, l’esclave africain, dont les membres sont repartis dans la Plantation, véritable lieu de de leur existence, une existence vécue en parallèle de celle de leurs maîtres.

38L’Habitation est par ailleurs un lieu de symboles et des paradoxes, un signifiant ambivalent qui, en même temps prend une acception archétypale. Elle est l’univers concentrationnaire où se réalisent des transformations successives de l’histoire des Amériques, dont celle de la Martinique qui concerne mon propos. Née à l’époque esclavagiste, l’influence de l’Habitation s’étendra dans le temps, pour s’inscrire, à plusieurs niveaux et de différentes manières, dans les consciences, dans les mentalités, dans les esprits, particulièrement endogènes. Aussi, en Martinique, configure-t-elle le traumatisme originel du Nègre, tout autant que le remords inavoué du Béké. L’Habitation est en même temps le lien symbolique des métissages et de la créolisation précédemment évoqués. Du reste, ce lieu investit substantiellement l’imaginaire collectif des peuples des Amériques, en général, et ceux martiniquais en particulier. Il est aussi le symbole du système socio-économique clos et hiérarchisé, où s’est encore enfermé l’héritage rarement partagé de l’univers béké. Originellement, l’Habitation s’impose et s’oppose à la Plantation, symbole cette fois de la nature sauvage où le travail était exécuté. Elle est en même temps symbole des mornes et des forêts où se réfugiaient jadis les Marronnés qui y créaient des sociétés parallèles. Ce sont des lieux de résistance et de combat contre la déshumanisation infligée par les colons, et pour la reconquête de l’humanité et de liberté à travers l’acte de survie. C’est une survie qui se réalisera notamment autour des actions culturelles ayant pour valeurs fondamentales l’entraide et le partage.

39Dans son ouvrage Régisseur du Rhum, Raphaël Confiant fait état de cette réalité, en indiquant que les souffrances du lieu de « maudition », qu’est la Plantation, seront conjurées par l’exultation des corps, les cadences gestuelles venues des lointains, le goût du fruit dont s’exalte la présence au monde, en hélant le « belair du monde » à travers les voix accumulées des tambours.

40Si dans la lignée de l’Habitation martiniquaises sont nés des genres culturels comme la biguine et la hautetaille entre autres, de la lignée de la Plantation proviennent plutôt le bélia, le bèlè notamment. À la fin du XXe et à l’aube du XXIe siècles, les deux mondes se retrouvent dans une expression culturelle somme toute symbolique à plusieurs titres, le bèlèlégliz, symbole des deux univers jadis aux antipodes et foncièrement antagonistes – le monde de l’Église et le monde du Bèle, jadis banni par la même Église. Aujourd’hui, le chant bèlèlégliz est celui de la réconciliation, celui des retrouvailles d’une grande symbolique, celui de la célébration des hommes reconnaissant leur humanité commune, et le Créateur commun. C’est un héritage et un patrimoine partagés, et qui ne sont nullement pensés sur la base de quelque considération discriminatoire que ce soit. Beaucoup de choses sont encore à dire à ce sujet. Cela fait déjà l’objet de quelques recherches menées au sein de notre laboratoire de recherche (CRILLASH, EA 4095, à travers son équipe interne ADECAm). J’en reparle infra.

41Il importe, en attendant, de relever que, dans toutes ces expressions culturelles, les thèmes abordés sont divers et variés : la vie quotidienne et les questions de sociétés (travail, amour, faits divers, politique, foi et pratiques ou expressions religieuses, entre autres). La langue utilisée pour chanter est le créole. C’est ici un marqueur de l’identité et d’affirmation de son être, mais aussi de sa culture plurielle, produit d’acculturation et d’assimilation, fruit de la créolisation désormais assumée.

42De ce fait, les pratiques et expressions culturelles martiniquaises recèlent donc de grandes richesses et potentialités pour l’épanouissement communautaire et individuel. Certaines d’entre elles enseignent la patience, la rigueur, la valeur du travail, d’autres sont l’expression de la solidarité et de la vie en bonne intelligence. Elles sont des lieux où se réalisent des expériences de vie et toutes sortes d’expérimentations. Certaines tiennent de mutations sociales, de développement durable, d’économie propre, et leurs principes et expériences pouvant servir dans le contexte socioéconomique d’aujourd’hui, si l’on y prête véritablement attention. D’autres sont des pratiques qui participent encore de la richesse patrimoniale et culturelle à valoriser, à promouvoir. Toutes sont porteuses de connaissances, de savoirs, de savoir-faire, mais aussi de l’histoire et de la mémoire de l’Île aux fleurs. Ces richesses méritent d’être connues du plus grand nombre de Martiniquais et au-delà.

43Dans ce domaine, en Martinique, on peut à ce jour observer que, socialement, l’éducation, comme l’instruction sur la culture en général, et sur les arts vivants en particulier, se font dans un système de cloisonnement. Ici, on y privilégie couramment la perspective, soit de la société du cadre républicain, soit de la structure d’accueil spécifique, l’une comme l’autre laissant souvent dans l’ombre des pans de la culture du pays, pourtant partagés par un nombre important des concitoyens, voire relevant de l’héritage commun locale et national. Il en est particulièrement ainsi des arts, surtout vivants, et de l’artisanat dits "traditionnels". Et pourtant, les dimensions et apports multiples des expériences résultantes, ne fut-ce que dans les domaines de cohésion sociale et socioéconomique, ne sont plus à démontrer, bien que n’étant pas exploitées à leur juste valeur. Aussi les approches didactiques qu’en adoptent les pratiquants comme les observateurs, selon le positionnement des uns et des autres, reflètent-elles, parfois, ces segmentations et différenciations régies ou présupposées être régies par des pratiques et des enjeux différents.

44Ces segmentations et différenciations sont, en partie, l’œuvre de la composition de la Martinique en sous-sociétés virtuelles, ou plus moins avérées dont j’ai parlées en supra. L’héritage en est fractionné, la transmission se faisant parallèlement de façon plus ou moins cloisonnée. Par conséquent, toutes les richesses des pratiques et des expressions, culturelles, en particulier, voire le savoir, l’idée du bien moral et du progrès intellectuel qui en résultent, ne sont malheureusement pas à la possession de tous. Ils ne sont donc pas accessibles à l’ensemble des individus de la société martiniquaise. La faille qui découle de cette situation influe naturellement sur la pratique éducative ou instructive, les divers organes qui en assurent la diffusion des idées et des œuvres, prônant davantage des lectures tout autant différenciées. Ce sont des lectures où, pour emprunter le propos de Valéry (1936:275), les préoccupations dominantes semblent être de donner aux enfants une culture disputée entre les valeurs traditionnelles spécifiques à chaque groupe humain et le désir naturel de les initier à l’énorme développement des connaissances et de l’activité modernes, celles du cadre national, mais aussi de la mondialisation. Certains intérêts sous-jacents étant contradictoires aux leurs, la transmission s’en trouve alors impactée de mille et une manières au sein de la société.

45Il n’en est pas moins de la nature et du sens que revêtent certaines des pratiques et expressions locales, qui sont davantage observées à partir de toutes sortes d’aprioris aux jugements souvent négatifs, ce, avant même d’être objectivement examinées, et que leurs contenus ne soient véritablement saisis à travers des prismes adéquats, et leurs apports et des inconvénients réellement vérifiés. L’on comprend pourquoi pour bon nombre des cultures spécifiées comme locales, dans les domaines, particulièrement, des arts vivants (musiques, danses, théâtres, contes), des arts plastiques (peintures, sculptures), mais aussi de l’artisanat et de bâtis traditionnels produisent encore des savoirs et savoir-faire qui sont souvent relégués à l’arrière-plan des autres savoirs et connaissances globalement transmis au sein de la société. Ce fait dénote, d’une certaine manière, comment l’homme peut être pensé par rapport à l’altérité et à la vie.

Penser la transmission c’est aussi penser l’homme et son rapport à l’altérité et à la vie

46Faut-il encore relever que, comme pour une collectivité de personnes, un même individu vit souvent des expériences plurielles à des moments différents de son existence, cela pouvant par ailleurs impliquer des statuts différents de sa personne dans son parcours de vie. C’est là une diversité identitaire vécu dans l’unicité de son être. Il est intéressant d’en connaître le mécanisme de fonctionnement, d’en saisir les éventuelles tensions entre cohésion et fragmentation de soi, entre discours officiel et vécu individuel, mais aussi la cohérence entre choix de vie imposés ou désirés que les analyses courantes isolent bien souvent. Pour ce faire, il faut donc veiller aux approches usitées, afin d’adopter les méthodes permettant de découvrir, et surtout, de mieux définir les processus implicites et explicites aux acteurs, dans leur rapport à l’autre. Cette observation vaut pour la Martinique en tant qu’entité sociale aux expériences diverses, dont il convient de connaître les mécanismes régissant la transmission de ses différents pans d’héritage. Aussi faut-il mieux penser le soi, mieux penser l’autre pour viser l’intérêt commun par lequel tout le monde retrouve son compte et jouit pleinement de la fameuse cohésion sociale, et d’une vie en bonne intelligence, une vie la plus harmonieuse possible.

Quand penser l’autre, penser le différent c’est aussi penser le soi et repenser le déjà pensé pour réaliser l’humanité harmonieuse

47Un individu et son alter ego, l’autre, forment un double concept capital lié à l’homme et à l’humanité, ainsi qu’à diverses formulations conceptuelles subsidiaires. Les observations comme les analyses que l’on peut leur consacrer amènent à la réflexion basée notamment sur ce postulat : penser le soi c’est aussi penser l’autre et vice versa. Penser l’autre équivaut en même temps à penser le différent. Penser le différent c’est également penser le divers. La diversité c’est ce qu’est l’humanité, même au sein d’une unique entité, soit-elle une famille nucléaire. C’est une différence complémentaire et nécessaire. Les Chinois notamment l’exprime à travers le principe du yinyang6qui régi l’harmonie des êtres, sous-tendue par la pensée globale taoïste7 de l’harmonie du Ciel et de la Terre. Cela participe de la loi naturelle. Aussi la diversité est-elle la pluralité des faits dans un même système, dans un même environnement, dans un même cadre, dans un même individu ou groupe d’individus, sans perdre de vue les rapports mutuels endogènes et exogènes sous-jacents, ainsi que la variation engendrée par la multiplicité de chacun des êtres ou de facteurs en question. Il en découle notamment les multiplicités de l’identitaire, du culturel et du social, au sens général de ces termes. Prendre conscience de ces processus nous oblige donc à repenser le déjà pensé, et selon le temps et le contexte, à redéfinir le soi et l’autre. Cela permet, en même temps, de saisir le mieux possible l’humanité qui n’est nullement la propriété d’un groupe humain défini, quel qu’il soit, mais de tous les humains.

48En ce qui concerne la Martinique, cette précaution également valable pour ailleurs, est nécessaire à prendre d’autant plus que les Martiniquais ont incorporé en eux, nous l’avons vu, une multiplicité de l’identitaire et du culturel qui ne rime pas toujours avec la multiplicité du social tempérant, mais plutôt contradictoire. L’incorporation de cette « multiplicité contradictoire du social »8 s’est, chez eux, réalisée dans un mouvement dialectique avec la (ré)invention singulière de l’autre, à travers la notion de l’homme Créole précédemment décrite. Des éléments de solution résident notamment dans différentes cultures endogènes, si l’on sait les y extirper et les conjuguer. Dans ce domaine, les arts vivants, de différentes composantes sociales martiniquaises, constituent en effet un espace de vie plus enclin à la négociation avec l’autre social, tout autant qu’un espace de rassemblement et de cohésion de soi avec autrui, proche ou non. C’est aussi un espace idéal pour la réconciliation avec soi et avec l’autre, de soi avec l’humanité de tous, telle que définie ci-haut. Il en est ainsi de l’exemple évocateur du bèlèlégliz.

49Toutefois, d’une façon générale, dans les espaces culturels des arts vivants, le contenu hérité et transmis comporte aussi des traditions pouvant être considérées comme inadaptées, car ne se prêtant pas au contexte du moment. Le tout est de savoir les gérer. Ainsi, il ne faut pas perdre de vue le sens du substantif tradition, tel que je l’ai présenté, pouvant se résumer en ce qu’elle n’est pas avant tout un passé inutile, le lieu d’enfermement, d’imitation servile, ni de répétition mortifère, mais plutôt, pour qui sait s’y prendre, l’espace d’ouverture dont les bases forment à la création, nourrit la nouveauté et prémunit de la rupture. Cette perception de la tradition permet à ce que le transmissif ne soit pas exécuté à travers des méthodes autoritaires, (con)descendants, dogmatiques, et encore moins fabricateur de passivité, de formatage moulé ou de soumission, qui ne débouchent souvent qu’à la révolte et même à la destruction. Cette démarche mécaniste aboutit donc à la transmission mécanique d’emblée vouée à l’échec.

50Ainsi, la tradition doit fournir des valeurs racines référentielles dynamiques sur la base desquelles les dynamiques métaboliques du moment s’appuieront pour imaginer et créer le nouveau, pour penser et inventer l’avenir.

51Toutes ces choses méritent d’être scrupuleusement étudiées, et la voie de la recherche est à même de porter une telle action et une contribution relativement efficace et bénéfique.

La transmission par la recherche et par la formation en Martinique aujourd’hui

52Dans les domaines de la recherche et de la formation sur le culturel, aujourd’hui en Martinique, on peut, à juste titre, déplorer le manque d’une réflexion soutenue et coordonnée, menée au niveau de l’université, lieu par excellence de réflexions et de production de connaissances et de savoirs, dans tous les domaines, par la recherche ; lieu également de conservation par la bibliothèque et autres formes d’archivage, mais aussi et surtout lieu d’instruction par la transmission des connaissances et des savoirs produits au bénéfice de la société, dans ses différentes dimensions, souches et structures.

53Il faut louer, cependant, en langue et littérature, le colossal et marquant travail réalisé sur le concept de créolité, jusqu’à en constituer un courant pérenne, par le Groupe d’études et de recherches en espace créolophone et francophone (GEREC-F), travail actuellement poursuivi au sein du Centre de recherches interdisciplinaires en langues, lettres, arts et sciences humaines (CRILLASH, Équipe d’accueil 4095). Par contre, rien de significatif n’est encore véritablement structuré dans le domaine des arts et de la culture ou plus globalement dans celui des patrimoines culturels immatériels (PCI), constituant pourtant des pratiques et expressions d’une diversité exceptionnelle, à la fois traditionnelle et contemporaine des Antilles-Guyane particulièrement, et plus généralement de la Caraïbe et des Amériques. Il s’agit là des héritages et créations dynamiques qui concernent, entre autres, des expressions ou traditions orales et écrites (langues et arts vivants ou du spectacle), pratiques sociales (rituels, événements festifs), pratiques faisant référence à la nature et à l’univers métaphysique, ainsi que les pratiques artisanales.

54Des pistes à explorer sont toutefois nombreuses, particulièrement dans les domaines de la recherche, de l’éducation et de la formation à l’interculturel, pour repenser la différence et la diversité, repenser le soi et l’autre par la culture, pour l’enrichissement du tout et, globalement, du sociétal pour l’intérêt de la Martinique et de la France.

55Depuis plus d’un an, au sein de l’Université des Antilles, sur le pôle universitaire régional de la Martinique apparaît une lueur d’espoir dans le domaine des arts vivants : une équipe interne de recherche a été créée au sein du CRILLASH (EA 4095). Il s’agit du CRILLASH-ADECAm (Les Archives et documents ethnographiques de la Caraïbe et des Amériques), dont le credo est « Pour une recherche impliquée et appliquée ». Elle s’ajoute à celle qui mène depuis une dizaine d’années déjà des recherches en esthétiques et arts plastiques, le CEREAP.

56Des travaux déjà menées dans le domaine des arts vivants sont éparses, et nécessite un inventaire, pour le rendre disponible à la communauté scientifique, mais aussi au public. Ces travaux sont le fruit de quelques chercheurs dévoués, parmi lesquels D. Khatile, E. Jean-Baptiste, S. Domi, les frères DRU, D. Bardury. Des jeunes chercheurs en Master 2 (S. Jean-Baptiste, J.-J Ursulet, C. Cronard, J.-M. Medeuf, P.-H. Casimir, E. Lauretta) et en doctorats (S. Vaity, N. Ardanu, A. Petit, A. Jean-Baptiste-Anne, M. Monrose, M. Beroard, L. Lecurieux-Lafayette, J. Dunot), s’y appliquent. Il faut également compter des passionnés artistes, dont Sully, Mondésir, les frères DRU (Georges et Pierre), D. Bardury pour ne citer qu’eux, ainsi que des associations comme AM4, Association Lasotè de Fond Saint-Denis, qui publient, et d’autres encore qui font vivre les pratiques. S’y ajoutent aussi différents centres. Parmi les plus actifs, on compte le Centre Caraïbéen des Arts (centre de formation), l’Office culturel du Lamantin (OCL), la Maison du Bèlè à Sainte-Marie.

57On notera aussi qu’en arts vivants, en Martinique, comme dans le reste de la Caraïbe et des Amériques, les pratiques se sont réalisées et transférées à travers un exceptionnel procédé de reprises, d’inventions et de renouvellements de matériaux musicaux, instrumentaux, chorégraphiques et théâtraux riches en vitalité, et dont le caractère singulier est le fruit également d’un long processus historique dont j’ai relevé un aperçu illustrateur. Ce processus est celui d’une recomposition et d’une redéfinition des valeurs et des références initiales de sources à la fois locales et lointaines. Certaines de ces valeurs et leurs référents furent légués par des systèmes culturels, nous l’avons également vu, originellement antagonistes, comme ceux européens et africains à l’époque coloniale. Elles orienteront même une vision culturelle distincte au sein des communautés, par exemple la société béké demeurée exclusivement européenne, et la société bélya initialement ancrée dans les mornes et proches des sources africaines et, au centre, l’univers des mulâtres, dans les bourgs et les villes, étant proche des sources européennes, sans négliger l’univers hindou dont les membres sont présents en très grand nombre sur le territoire.

58Ainsi, dans le même espace social de la Martinique, il s’est forgé et transmis une pluralité des cultures. Leur essence particulière se révèle à travers, soit la préservation de l’héritage ancestral unique, soit un tonifiant brassage d’influences multiples et complexes, diversement manifestées au sein de chaque communauté concernée. Les expressions artistiques sous-jacentes sont porteuses de mémoires, d’histoire(s) et de vie. Traditionnelles, elles demeurent la traduction de mouvements, de manières d’être et de vivre, qui au fil du temps, sont soumises à la réinterprétation ou "recréation du sens" – pour reprendre l’expression de Marc-Alain Ouaknin (1986) ‑ des traditions, soit de processus des reconstitutions par la créolisation, soit encore par le brassage des valeurs culturelles des groupes d’individus constitués à travers le marronnage. Toutes ces pratiques célèbrent encore aujourd’hui les particularités sociales et identitaires endogènes liées au contexte géographique de leur émergence, selon que l’on se situe essentiellement dans les centres urbains ou dans des mornes, même s’il existe des zones de porosités, et une démarche nouvelle qui force davantage de perméabilité dans la transmission des savoirs qui en résultent. On notera ainsi, la pénétration, bien qu’encore difficile, des pratiques emblématiques tambourinaires du bèlè, pour ne citer que cet exemple, dans les écoles et au sein des rares institutions spécialisées, comme le Campus Caraïbéens des arts, la scène national l’Atrium.

59Les expressions des arts vivants martiniquais constituent toutefois un marqueur des transformations qui se sont produites aux cours de l’histoire du pays. Aujourd’hui, ils participent encore d’un imaginaire à l’intérieur duquel éclatent, se recomposent ou se renforcent les frontières culturelles et « communautaires », tout en se définissant par-delà les frontières politiques héritées de l’histoire.

60L’ensemble des richesses culturelles résultantes évoquées forme, par ailleurs, "système". Elles comportent des référents et des valeurs déjà signalées qui méritent une attention particulière par des actions de formation et de recherche, par des actions de revalorisation, de conservation et de vulgarisation, pour l’intérêt qu’elles représentent pour la Martinique, en particulier, et pour la France, en général, voire pour l’humanité.

61Ces moyens et actions de transmission, à mettre en œuvre ou à renforcer par rapport à l’existant, doivent être adaptés avec pertinence. Ainsi, la recherche servira à observer, étudier et produire les connaissances utiles, mais aussi des outils pouvant servir à la formation. Celle-ci demeure une seconde voie primordiale pour, éduquer, pour instruire, mais aussi participer, par les pratiques culturelles, à leur valorisation. Des séminaires, des masters classes, des ateliers, des colloques, des forums, des festivals, des expositions, des rencontres d’initiation en tout genre, et d’autres formes encore d’actions ajoureront à cette application.

62Une troisième voie est celle de l’utilisation à bon escient des moyens de divulgation adéquats par les supports techniques et par le biais des technologies adaptées, pour mieux conserver et mieux vulgariser (notamment par les multimédias, le site Internet et la base de données). Ces voies et moyens sont toutefois corollaires des réponses objectivement envisagées par rapport à un certain nombre des questionnements majeurs dans ces domaines. Par exemple, quels éléments de cultures étudiés, pour quel intérêt et pour quelle utilité ? Qui en décide le choix, la pertinence des valeurs et des référents ? D’où les observe-t-il (t-elle), pour qui, pour quoi ? Quel est l’intérêt des connaissances ainsi que les outils de formation et de vulgarisation à produire grâce aux travaux de recherches ? Quels sont les moyens humains et matériels déployés pour cette action ? Qui en sont les acteurs ? Comment sensibiliser et former les protagonistes ? De quelles manières valoriser le travail d’archivage, quelles seraient les restitutions possibles ? En somme, les questions touchant à cette vaste problématique sont diverses et nombreuses et elles demeurent liées à des domaines également variés (social, culturel, éducatif, historique, politique, économique, de droit, etc.), et les réponses se doivent d’être adaptées notamment à la culture de pensée, de conception et de vie de cette réalité vivante et dynamique que nous offre la riche et plurielle culture musicale martiniquaise.

63Ces interrogations ne trouveront de meilleures réponses possibles qu’à travers un fonctionnement en réseaux et des rapports concertés entre l’ensemble des protagonistes conjuguant leurs efforts.

64L’ADECAm s’engage dans cette dynamique d’action, pour poursuivre et amplifier le travail déjà entamé au sein du CRILLASH-CADEG de l’ex Université des Antilles et de la Guyane.

65Cette équipe interne de recherche réunit en son sein un ensemble de compétences pluridisciplinaires internes à l’Université des Antilles, mais également externes et mutualisées par conventions ou en réseaux. Elle est constituée, comme nous venons de le voir, de chercheurs, enseignants-chercheurs, de Masters 2 et de doctorants, et collabore avec des personnes ressources porteurs de savoirs et savoir-faire, des associatifs, des institutionnels et autres organismes spécialisés. Elle mutualise ses compétences avec certaines des institutions scientifiques comme le CNRS, mais aussi des universités, notamment Paris-Sorbonne, Paris Ouest Nanterre, Université de Poitiers, Université d’Aix-Marseille. C’est une équipe qui se veut une référence et un outil dynamique de réalisations et de valorisation scientifiques, par le truchement de sa recherche « impliquée et appliquée ».

66Les domaines scientifiques impliqués trouvent, à foison, de la matière faisant l’objet de diverses appropriations par le truchement d’expertises spécifiques. En conséquence, les scientifiques concernés abordent, par des méthodes et analyses appropriées et variées, le rapport de l’homme à son environnement (culturel, social, naturel, philosophique) au sein d’un vaste champ de recherche, dont le programme-cadre est nommé Humanités, Environnements, Sociétés et Patrimonialisation (HESP) : langages, connaissances, concepts, savoirs, savoir-faire et transmission. Il s’y décline plusieurs thématiques et projets détaillés dans différents axes et opérations de recherche. Les thématiques en question fournissent, par ailleurs, des intitulés pour les enseignements en licence et Master, et ouvrent des voies de recherches aux doctorants et post-doctorants.

67Le programme de recherche HESP se situe, par ailleurs, dans la programmation de la recherche du CRILLASH et dans les perspectives du développement de la recherche en arts et PCI, pour mieux comprendre les dynamiques sociales et territoriales, mais aussi les civilisations et sociétés de la Caraïbe et des Amériques, par la connaissance, la diversité, de l’inter-, du transculturel des faits et phénomènes, ainsi que du développement durable qu’ils sous-tendent.

68Dans le domaine particulier des Arts vivants, l’ADECAm se constitue, de plus en plus, un important fonds de documents audio-vidéos sur les cultures en particulier des Antilles-Guyane. Une partie de ces documents se trouve progressivement diffusée sur le site Internet www.adecam-ua.fr.

69Que conclure sur cette problématique de transmission en Martinique que je viens de traiter ?

En guise de coda

70Nous venons de le voir, tout au long du développement de mon propos, la transmission est, d’une façon générale, une notion vaste et importante pour la vie d’un individu, d’une collectivité, d’une nation autant que pour le monde. De multiples questions cruciales la sous-tendent, ce, dans les domaines également variés qui peuvent se résumer à travers les notions de : homme (le soi et son alter ego : l’autre, qui font l’humanité), connaissance(s), savoir(s), savoir-faire, formation (éducation, instruction), communication, vulgarisation, diffusion, valorisation, mais aussi société et culture prise au sens large de la connaissance et du savoir propres à assurer le développement harmonieux de l’individu, de la collectivité et de la société. À ce titre, la transmission est un genre de cordon ombilical qui lie des générations dans le temps. Bien menée et entretenue, elle renseigne sur le passé, forme le présent et assure la continuité. C’est aussi un facteur important du développement de l’individu, du groupe ou de la collectivité, mais encore de la société. Elle sert de ciment à l’individu considéré dans sa nature intellectuelle et morale ou éthique.

71Aussi une conception constructiviste de la transmission est-elle souhaitable à certains égards. En effet, quand on s’approprie du transmis comme un construit, on peut davantage valoriser l’acquis, et de surcroît, inventer ce que l’on transmettra plus tard. Cette démarche gère aussi la tension existante, au sein de la transmission, entre préservation de la dynamique de la tradition et reformulation et création du moderne. La visée de la transmission devrait permettre de créer de la nouveauté tout autant que de rééditer la dynamique de ce qui existe déjà, et que l’on considère comme traditionnel, ce en vue toujours de la préservation des fondements de ladite dynamique mais aussi du vivant au sein de l’existant immédiat.

72Puisque la transmission introduit le nouveau-né à un monde qu’il n’a pas inventé, ni choisi, et auquel il lui faudra faire face, il est donc nécessaire de lui doter des outils adéquats : ceux d’une bonne éducation et d’une bonne instruction qui, par le biais des adultes, des connaisseurs, mais aussi ceux qui sont en charge d’instruire, de travailler en bonne intelligence, en harmonie, pour chercher et produire des connaissances nécessaires à une transmission viable ; c’est même là pour eux un devoir impérial, mais aussi un impératif.

73Faut-il encore rappeler que, par essence, la culture est un lieu de création, de vivification et de renouvellement, et les arts vivants s’y prêtent conséquemment ? Par l’éducation, à travers la pratique et la pensée, l’individu apprend le savoir et le savoir-faire. Ceux-ci l’aident dans sa démarche de création, tout en étant accompagné à, philosophiquement, penser par lui-même. C’est donc là transmettre une dynamique vitale. Il convient de souligner également que, pour les humains, transmettre la vie n’est pas simplement l’acte ou l’action de reproduction, mais aussi de procréation : c’est, à partir des germes préexistants, « fabriquer » un individu, non pas identique, mais un sujet original, singulier, car différent et responsable, tout autant enrichissant pour soi que pour les autres. C’est un être qui aura un rapport complexe aux autres, puisqu’il sera à la fois semblable et différent dans son humanité, mais aussi un rapport complexe aux choses. Il sera autant distinct et inclus dans une communauté, que libre et limité, mais également conscient de sa puissance et de sa finitude9. Aussi peut-il être capable de se faire soi-même et donc d’enrichir les autres.

74En ce qui concerne la Martinique et le domaine de la culture, en particulier les Arts vivants qui forment la problématique centrale de cet article, la transmission est, comme ailleurs, une question très chère. En saisir l’essence et les enjeux du transmettre et du transmetteur comme point de départ, mais aussi comme objet d’étude « en lui-même et pour lui-même » est primordial. Il faut, comme je le relevais plus haut, en trouver les moyens adéquats d’approche. La démarche ethnographique doit être au cœur de la réflexion à mener, le terrain devant être le lieu de rencontres et d’échanges constructifs des acteurs concernés (personnes ressources et/ou transmetteurs, récepteurs, éducateurs, instructeurs, associatifs, chercheurs et même institutionnels). Chacun, selon son statut, a un rôle significatif à jouer dans le processus de passation, mais aussi de production des modèles théoriques, conceptuels, ainsi que des documents de diffusion et de vulgarisation. Ils doivent contribuer à la compréhension des mécanismes, penser les outils adaptés pour l’analyse, la description, l’explication, afin de mieux interroger le réel, et d’articuler le mieux possible sur le transmettre culturel en Martinique, et avec lui, l’apprentissage de pratiques, de représentations, d’émotions. Ils doivent aider à mettre en relief les processus subtils qui y président dans divers contextes de vie.

75Le rapport à l’autre de tous ces acteurs, mais aussi le processus de diffusion et de vulgarisation à adopter, devraient s’appuyer sur une action de communication conjuguée et maitrisée, qui combinera un travail intellectuel sur des éléments symboliques et la réalisation de multiples supports destinés à rendre visible, mais surtout utile le fruit de l’héritage transmis.

76Ces voies et moyens permettront à ce que les traditions culturelles martiniquaises permettent une réflexion, notamment, sur la manière de valoriser la légitimité́ des pratiques produites dans la société́ actuelle, ce, dans le respect des valeurs constructives. Le but est, entre autres, de répondre au double défi que nous imposent le contexte et le temps contemporain : être capable de gérer le besoin de métissage répondant à l’internationalisation des faits et pratiques, tout en préservant une conceptualisation qui répond à la nécessité de maitriser un savoir culturel qui alimentant les arts, la culture et la vie sociale dans des frontières endogènes du pays, celles métissées par la créolisation. Autrement dit, au plan de l’identité́ singulière, il est bien question de (re)fonder la fonction de régulation sociale des cultures martiniquaises. Ainsi faudra-t-il penser ou repenser le dialogue interne entre les acteurs et les cultures qu’ils produisent, repenser le traditionnel et l’actuel pour les inscrire dans une dynamique nouvelle de partage et de valorisation du patrimoine commun, à l’intérieur d’un monde davantage standardisé.

77Ce défi, encore possible à relever, tient au postulat et au choix qu’il exige, le postulat que les composantes de la culture martiniquaise, comme celles d’autres cultures dans le monde – surtout celles au fondement d’identités singulièrement minorées – doivent miser sur le rapprochement avec l’autre, pour équilibrer et solidifier leur patrimoine et leur futur communs. Ainsi, selon que l’on prône le statu quo ou le progrès, l’alternative est soit de s’opposer aux mutations en cours, par une attitude de repli identitaire ou culturel menant foncièrement au déficit de soi, soit d’interagir ensemble avec lesdites mutations, en sollicitant toutes les identités culturelles endogènes, et même exogènes, comme ressources du changement et d’enrichissement de soi, ce qui constitue une des voies du salut. 

Bibliographie   

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OUAKNIN, Marc-Alain, Le Livre brûlé, Paris, Lieu Commun, 1986.

TOZZI, Michel (1998), « Apprentissage et socialisation : équilibrer l'individualisme par un impératif socialisateur », in Les cahiers du CERFEE, n°15, Université de Montpellier 3.

VALERY, Paul « L’Âme et la Danse », in Le Ballet au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Nouvelle revue française, 1921, pp. 1-32.

Notes   

1  La connaissance est tout à la fois l’action et l’acte de se faire une représentation, de s’informer ou d’être informé de l’existence de fait, de phénomène ou de chose.

2  Les Béké constituent une communauté homogène de Blancs descendants des colons, tandis que le second groupe est transculturel, dont les mulâtres, les Noirs (parfois qualifiés de Vié neg, et tous ceux qui les ont rejoints après l’abolition de l’esclavage, en 1848, à travers une immigration de gré ou de force, en provenance d’Asie (Inde, Chine, pour l’essentiel) et des métropolitains dont le séjour est, pour la plupart, souvent de petite durée sur l’île.

3  À travers cette notion de « différenciabilité » traitée lors d’une conférence donnée en 1964 à l’EHESS, Georges Devereux problématisait « la perte d’identité », sur la base de l’hypothèse primaire suivante : « la renonciation à l’identité ou le déguisement de l’identité sont les défenses de choix contre l’anéantissement, le fantasme étant que la possession d’une identité est une véritable outrecuidance qui automatiquement, incite les autres à anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du présomptueux en général par un acte de cannibalisme – ce qui transforme le sujet en objet ». Pour plus de détail, lire Georges Devereux,Revue Française de Psychanalyse, Paris, I, 1967, pp. 101-141.

4  Le substantif Morne(s) désigne, principalement dans une île ou sur un littoral, montagne(s) ou colline(s). Marronné(s), Marron(s) ou Noir(s) Marron(s) (dit Vié neg), en Martinique, désignent les esclaves qui, avant l’abolition, se libéraient du joug esclavagiste, en s’évadant des habitations et plantations, pour se réfugier dans les mornes.

5  Ladja art de combat des esclaves, chorégraphié et accompagné aux sons de tambour. Bélia ou Bélya : sociétés composées des Noirs et des Caraïbes, pendant la période de l’esclavage martiniquaise, et dont le fondement est l’entraide et le partage. Bélia désigne aussi musique et danse d’où découle le bèlè. Bèlè désigne génériquement à la fois lieu, musique, tambour, danse et la soirée où il est pratiqué. On y associe également la pratique traditionnelle de conte et de combat et/ou lutte nommée danmié. La Hautetaille, contredanse/quadrille martiniquaise, est une danse de couple, dirigée par un tambourinaire-commandeur qui annonce aux danseurs les mouvements à exécuter. Synthèse des contredanses, des quadrilles et des danses de ballet, elle a été élaborée entre le XVIIIe et le XIXe siècles. Biguine, en Martinique, désigne musique et danse urbaines créoles. Elle  se situe à l’opposé du bèlè d’origine champêtre (des mornes). Sa base rythmique, réalisée en contretemps, dans une mesure binaire à deux temps, est appelée tibwa, qu’il ne faut pas confondre avec l’idiophone du même nom, utilisé dans diverses musiques martiniquaises dont le bèlè.

6  Yin-Yang ne forment pas deux principes séparables, mais une co-existence des contraires indissociables. Ces contraires s’opposent certes, mais surtout, se modèlent en même temps qu’ils se conditionnent. Ils s’appellent et se muent les uns les autres, et demeurent concomitants.

7  En voici le soubassement des idées philosophiques : Être – Non être s’enfantent l’un l’autre ; Difficile - Facile se complètent l’un l’autre ; Long - Bref sont formés l’un de l’autre ; Haut - Bas se renversent l’un l’autre ; Sons - Voix s’harmonisent l’un l’autre ; Avant - Après se suivent l’un l’autre.

8  La notion de multiplicité contradictoire du social est de Kaufmann, Jean-Claude, L'invention de soi. Une théorie de l'identité, Paris, Armand Colin, 2004 (cf. p. 159 notamment).

9  Cf. également TOZZI, Michel, Apprentissage et socialisation : équilibrer l'individualisme par un impératif socialisateur », Les cahiers du CERFEE, n°15, Université de Montpellier 3, 1998.

Citation   

Apollinaire ANAKESA KULULUKA, «Transmission culturelle : une réalité vitale humaine et sociale en Martinique ? – Thème et variations», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 02/10/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1217.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Apollinaire ANAKESA KULULUKA

Apollinaire ANAKESA KULULUKA est professeur des universités, musicologue, ethnomusicologue à l'université des Antilles où il est directeur de recherches et responsable du CRILLASH-ADECAM - Les Archives et des documents ethnographiques de la Caraïbe et des Amériques, équipe interne.