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La dette symbolique d’alliance matrimoniale et sa fonction thérapeutique

Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR
septembre 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1196

Résumés   

Résumé

L’article décrit une situation dans laquelle l’ethnographe est pris dans les tensions qui se nouent autour d’une affaire de sorcellerie chez les Bamiléké (Cameroun). Le vécu du chercheur lui permet de comprendre comment opère la cure traditionnelle dans cette société patrilinéaire. La conception lacanienne de la cure éclaire la portée d’un mythe et l’efficacité du rite thérapeutique, bien qu’entre psychanalyse et thérapie traditionnelle il n’existe qu’un parallélisme, non une analogie.

Abstract

The article describes a situation in which the ethnographer is caught in the tensions of a sorcery case among the Bamiléké (Cameroon). The researcher’s experience allows him to understand how traditional cure operates in this patrilineal society. The lacanian conception of cure enlightens the scope of the therapeutic myth, although none analogy does exist between psychoanalysis and traditional therapy, but a parallelism.

Resumo

O artigo descreve uma situação em que o etnógrafo é arrebatado pelas tensões que se engendram em torno de um caso de feitiçaria entre os Bamilekes (Camarões). A vivência do pesquisador lhe permite compreender como a cura tradicional opera nesta sociedade patrilinear. A concepção lacaniana da cura esclarece o alcance de um mito e a eficácia do rito terapêutico, ainda que entre psicanálise e terapia tradicional exista apenas um paralelismo, e não uma analogia. 

Index   

Index de mots-clés : psychanalyse, anthropologie, Lacan, thérapie traditionnelle.
Index by keyword : psychoanalysis, anthropology, Lacan, traditional therapy.
Índice de palavras-chaves : psicanálise, antropologia, terapia tradicional, Lacan.

Texte intégral   

1L’analyse des thérapies effectuées par les guérisseurs Bamiléké, objet de cette présentation, a été largement induite par l’expérience que j’ai vécue lors de mon premier terrain africain dans la chefferie Bangoua. Pour situer les lieux, mentionnons que les Bamiléké résident au Cameroun, dans la province Centre-ouest, sur des plateaux de mille mètres d’altitude où ils bénéficient de conditions climatiques et géographiques assez exceptionnelles, qui ont, entre autres, favorisé leur développement démographique. Ce pays très peuplé, dont la densité démographique s’élève par endroit à 200 habitants au km2, s’est divisé au milieu du XIXe siècle en une centaine de chefferies d’inégales importances, dirigées par un chef supérieur et un conseil de neuf notables. La chefferie Bangoua, située dans le département du Ndé, comprend 5000 habitants. La densité de la population a pour conséquence que la terre est rare, et que l’habitat des familles polygames, composé traditionnellement de maisons entourées des terres cultivables, est continu depuis le sommet des collines jusqu’aux marigots. Les chefs de famille, trop nombreux, ont dû pour survivre s’adonner au commerce en sus de leurs occupations agraires. De ce fait, les Bamiléké sont connus au Cameroun pour être entreprenants et hiérarchiquement divisés, au sein de leur chefferie, en rangs de prestige et de richesse : notables, fils de chef, serviteurs, villageois.

2Dès mon arrivée j’ai été chaleureusement reçu par Watong, le chef bangoua, qui m’a proposé de résider avec ma famille dans son palais traditionnel. Grâce à cet accueil j’ai pu me mettre très vite au travail. Un vieux catéchiste ayant renié la religion chrétienne m’apprenait la langue le matin, et l’après-midi, aidé par un jeune traducteur, j’ai commencé à mener diverses enquêtes auprès des habitants. Tout commençait bien, lorsqu’à l’instigation d’un serviteur malveillant le chef accusa publiquement le secrétaire de mairie de vouloir l’« empoisonner », c’est-à-dire de vouloir le tuer par la sorcellerie. Cette accusation de régicide1, qui révélait une tension entre les deux pouvoirs en place, le chef traditionnel de la chefferie d’un côté et le pouvoir de l’administration étatique de l’autre, éveilla aussitôt mon intérêt. Une affaire de sorcellerie, n’est-ce pas une belle expérience ethnologique ? En réalité je déchantai car le pays se divisa instantanément en deux factions qui ne se parlaient plus. Ayant noué de bons rapports avec les deux partis, je me retrouvai entre deux chaises. Mon hôte, le chef, supportait mal que j’interroge ses opposants et me foudroyait du regard quand il apprenait que j’avais vu le secrétaire de mairie ou un de ses acolytes. Ceux-ci m’expliquaient que leur chef était rétrograde, prisonnier de croyances arriérées, et m’incitaient, au nom de la modernité que je représentais par ma couleur de peau, à les soutenir. De plus, le chef exerçait une certaine pression sur moi en me laissant entendre qu’il m’avait reçu pour que j’étudie les coutumes du pays, donc pour que je les défende. Tout semblait compliqué, qu’est-ce que je faisais dans cette galère ? Rester neutre dans une affaire de sorcellerie relève du casse-tête. Aussi, pour nous évader de cette situation devenue scabreuse, ma femme et moi rendions souvent visite à nos collègues de l’ORSTOM qui résidaient à Yaoundé pour discuter et faire provision de réconfort.

3Ce conflit fit rapidement boule de neige, tout le monde en parlait. Le préfet et le sous-préfet du Ndé en débattaient, et les élites bangoua résidant à Yaoundé et à Douala commencèrent à s’alarmer, car il était intolérable que les habitants d’une même chefferie ne forment pas « une seule bouche », une unité. Un gendre du chef qui faisait fonction de secrétaire d’État au ministère des Finances à Yaoundé, fit, avec quelques autres personnalités, comprendre à son beau-père qu’il devait renoncer à son accusation, sinon les élites ne lui verseraient plus l’aide financière dont il avait besoin pour assurer son rang de chef supérieur. L’argument « trébuchant » fit son chemin car le chef accepta peu après de se réconcilier officiellement avec le secrétaire de mairie lors de la fête bisannuelle des Bangoua qui a lieu en novembre. Ce jour-là, les deux hommes firent l’alliance du sang au cours d’une réunion privée en présence de notables et de personnes faisant autorité. Je n’y assistai pas, mais après la cérémonie plusieurs des participants ayant appartenu aux partis antagonistes vinrent nous saluer, ma femme et moi, en  nous remerciant d’être restés neutres dans cette affaire

4La vie reprit son cours comme auparavant. Le jour du petit marché qui suivit cet événement, mefô Tchutuo, l’héritière de la mère du chef Nônô2 – le père du chef Watong –, se mit à m’appeler « Tiènja’ », le nom d’éloge réservé aux fils des filles du chef bangoua. Les Tiènja’ étant nombreux sur la place du marché, je n’y prêtai  guère attention, jusqu’au moment où trois hommes, amusés, me prirent par la main et m’amenèrent devant la reine-mère qui s’adressa à moi en parlant bangoua sous les éclats de rire de ceux qui étaient présents. Selon l’usage local, je lui offris quelques morceaux de noix de cola, et elle me dit : « Merci Tiènja’». J’étais baptisé. Ce surnom ne me quitta plus. Il inquiéta le chef qui comprit d’emblée que nos relations allaient changer, mais il réjouit les habitants du pays qui se sentirent autorisés à m’obliger à parler leur langue et à plaisanter avec moi. J’appris ainsi que les rites que je croyais abandonnés étaient toujours pratiqués, mais le matin de bonne heure, au lever du soleil, quand je dormais. « Lève-toi (plus tôt) et tu verras. » L’enquête ethnographique qui s’était transformée en chemin de croix devint soudain passionnante.

5Que s’était-il passé ? Lorsque je pris de la distance par rapport à ces événements, je m’aperçus que j’avais été pris successivement dans le discours de la sorcellerie et dans celui de l’alliance matrimoniale, puisque, dans cette société patrilinéaire, un Tiènja’ est l’allié du chef Bangoua. Et au terme de cette expérience, je découvris en dépouillant mes données ethnographiques que les guérisseurs locaux utilisaient sans le savoir le même type de changement de discours pour soigner rituellement leurs patients. Dans cette société, en effet, il y a encore une vingtaine d’années le guérisseur, appelé nggangkang, « celui qui possède un pouvoir, kang, lié à la forêt », recevait ses patients qui, affectés par une maladie ou une souffrance psychologique, pensaient unanimement que leur infortune était due à la sorcellerie. Persécutés, ils espéraient que le guérisseur, doté d’un pouvoir exceptionnel venant de la forêt, les désensorcèlerait. Le nggangkang les écoutait faire part de leurs maux, et consultait ensuite l’araignée mygale, l’instance divinatoire des Bamiléké. Cet augure indiquait assez systématiquement  de  recommander  aux patients d’apporter des offrandes de nourriture aux ancêtres masculins de leur mère, qui, dans cette société patrilinéaire, sont des parents par alliance. Le guérisseur leur donnait en sus une macération de plantes à boire matin et soir. Enfin, une fois les offrandes faites et le traitement médicinal appliqué, le guérisseur demandait aux patients de revenir le voir en apportant un coq ou une poule selon leur sexe avec lesquels il essuyait leur corps afin de chasser définitivement le mal qui les habitait. « Maintenant, c’est fini », disait-il pour conclure la cure.

6La meilleure façon d’entrer dans les arcanes à la fois subjectives et sociales de la sorcellerie consiste, à notre avis, à se référer au mythe bamiléké qui, en rappelant l’étiologie de cette croyance, en révèle le ressort.

Il était une fois deux femmes qui cultivaient côte à côte leur champ. Chaque année, l’une obtenait une récolte d’ignames beaucoup plus abondante que l’autre. Un jour, en traversant un marigot dans la forêt, la femme moins chanceuse fut interpelée par une petite herbe : « Je sais que tu es malheureuse », lui dit-elle, « cueille-moi et mets-moi dans ton sac, ton champ produira à l’avenir plus que celui de ta voisine ». La femme accepta la proposition et, l’année suivante, fut comblée. L’herbe sortit alors du sac et réclama son dû : « Voilà, lui dit-elle, j’ai soif, et comme je ne bois que du sang, il faut que tu me donnes un de tes enfants ». La femme lui remit à contrecœur son aîné et l’herbe but son sang jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais celle-ci ne fut pas pour autant rassasiée, aussi demanda-t-elle son deuxième enfant à la femme qui refusa. Elle insista par trois fois, mais la femme ne céda pas. Alors la petite herbe dit : « Si tu ne veux plus me désaltérer, avale-moi afin que je ne sois plus torturée par la soif. La femme l’avala. Depuis lors, l’herbe demeura dans son ventre et dans celui des filles qu’elle mit au monde. Grâce à ce petit organe supplémentaire que ces femmes-sorcières ont dans le ventre, elles se transforment la nuit en hiboux-vampires pour perpétrer leurs crimes dans le village (Pradelles de Latour, 1997, p. 69 sq.).

7Dans la vie courante comme dans le récit, une affaire de sorcellerie a pour point de départ un antagonisme. Cette mésentente implique ici que la femme lésée éprouve de la jalouse envers une autre femme. Le mythe indique ainsi clairement que, dès le départ, une affaire de sorcellerie repose sur un sentiment de frustration mêlé de persécution. « La sorcellerie, expliquait Edward Evans Pritchard, est l’expression du conflit » (Evans Pritchard, (1937) 1988, p. 77-107). Cependant les femmes ne se déchirent pas physiquement comme dans une agression ; au contraire, elles font l’économie de la violence en ne se parlant plus et en faisant appel sous le manteau à l’instance tierce de la sorcellerie que la petite herbe du mythe incarne de façon parfaite. Comme les sorciers ou les sorcières accusé(e)s des pires maux, la petite herbe est un agent double qui, en tenant à la fois du végétal par sa nature et de l’humain par sa parole, est supposée être omnisciente et omnipotente. En bamiléké, l’herbe se dit rhâ, terme qui signifie herbe et médicament, elle fait donc partie des simples ; c’est un pharmacon doté du double pouvoir de guérir et de tuer. Bivalente par essence, elle propose à la femme frustrée le meilleur, une récolte exceptionnellement abondante, et lui demande en contrepartie le pire, la mort d’un de ses enfants. Elle prend pour prétexte la loi des hommes, la réciprocité – si je te donne, tu me donneras en retour –, et la dénature en exigeant l’impossible, des ignames contre la vie d’un être cher. Dans la sorcellerie il n’y a plus d’équivalent général qui tienne, car le principe de réciprocité est subverti par une demande infinie, qui, identique à celle qui ronge les accrocs d’une addiction, est une source intarissable d’insatisfactions et de contradictions. Comment sortir d’un tel abîme d’angoisse ? La femme prise au piège tente d’y mettre un terme en refusant de céder son deuxième enfant à la petite herbe. Mais celle-ci opère un retournement intrinsèque aux conflits duels : d’agent qu’elle était, elle se fait objet, qui, une fois avalé par la femme, devient le ressort d’une transformation de celle-ci en hibou qui, la nuit, vampirise ses victimes. Dans un cycle sans fin la persécutrice devient persécutée, et celle-ci à nouveau persécutrice, montrant ainsi que les deux femmes antagonistes ne sont pas séparées. Une partie d’elles-mêmes étant prise dans l’autre, leurs demandes mutuelles ne sont jamais assouvies sinon dans la destruction souhaitée de l’autre, à laquelle la sorcellerie interpellée en tiers est conviée à répondre. Mais comme le principe de la sorcellerie, à l’instar de la petite herbe, est une fausse altérité à cheval socialement sur la forêt, lieu de la sauvagerie, et sur le village civilisé, et subjectivement sur le moi et l’autre, elle perpétue le conflit en entretenant la confusion (la non-séparation) entre les deux parties. Comme il est impossible de sortir de la sorcellerie par la sorcellerie, d’un conflit par un conflit, il n’y pas d’autres solutions que de changer de discours, ce que fait le nggankang en renvoyant, via l’araignée divinatrice, les patients troublés par les maux et les conflits au culte des ancêtres par alliance.

8Pour comprendre la dette d’alliance matrimoniale, il faut d’abord rappeler qu’il existe une différence parentale importante entre la civilisation occidentale qui privilégie la filiation,la relation parents-enfants, et les sociétés traditionnelles orales où l’alliance matrimoniale, scellée par des prestations versées par les preneurs de femme aux donneurs, joue un rôle prépondérant. Dans le premier système de parenté, le père, dit « castrateur », est celui qui interdit à ses enfants les relations sexuelles avec leur mère et entre eux au nom de la loi parentale qu’il représente, afin d’assurer l’unité et la pérennité de sa descendance. Dans le second système, l’agent castrateur est l’instance parentale tierce (grand-père maternel ou neveu utérin), qui autorise conventionnellement un père ou un frère à donner sa fille ou sa sœur comme épouse à condition que ce changement de statut parental (intrinsèque à l’interdit de l’inceste) soit avalisé par un manque représenté par une dette symbolique, une dette sans contenu. Dans le premier cas de figure, la castration est œdipienne et freudienne, et, dans le second cas elle est typiquement lacanienne puisqu’elle se réfère directement au manque qui est au fondement du désir. Étant donné qu’un mari est redevable sa vie durant à sa belle-famille d’une dette inextinguible, la femme qu’il reçoit en mariage n’est « Pas-toute ». Autrement dit, pas de jouissance sans un manque initial qui la déleste de son autosuffisance. Y aurait-il donc deux castrations, l’une œdipienne, l’autre liée à l’ordre du désir ? Non, car elles ne se rapportent pas à la même position subjective. La première, qui repose sur les identifications à une figure paternelle et à un idéal social porteur d’interdits, relève de la privation, tandis que la seconde, vide de contenu, qui ne met en jeu ni bien ni mal, est à proprement parler la castration, c’est-à-dire une coupure symbolique susceptible de faire acte : opérer une séparation et amorcer un nouvel état.

9Ces deux positions subjectives sont incarnées chez les Bamiléké patrilinéaires par le père de l’enfant, père selon la filiation, et le grand-père maternel, le père selon l’alliance matrimoniale, appelé localement « père de derrière ». La comparaison de leurs fonctions et de leurs discours révèle la façon dont la privation et la castration sont socialement instituées. Sur le plan matériel tout d’abord, un père donne des biens à ses fils ; il les nourrit, les habille, les aide à se marier et, à sa mort, il transmet son héritage à l’un d’eux. En contrepartie les fils doivent lui remettre les prémices de leur travail – première récolte ou premier salaire – et subvenir à ses besoins dans ses vieux jours. Le père qui donne peut aussi priver. Susceptible de récompenser ou de punir, il a charge d’éducation. C’est lui qui montre à ses fils ce qu’il faut faire et ne pas faire ; il leur « montre le chemin » pour qu’ils puissent devenir cultivateur et commerçant comme lui. Il peut même préférer un de ses fils aux autres, lui donner davantage et lui confier des secrets, mais si l’enfant déçoit son attente, il peut le maudire en présence des membres de son lignage en versant de l’eau au pied de l’arbre qui représente le dieu de son lignage. La parole du père, qui selon le cas peut être permissive ou répressive, est ambivalente comme l’est traditionnellement la fonction paternelle qui tient à la fois du sacré et du profane.

10Par contre, le grand-père maternel qui renvoie à la dette d’alliance matrimoniale ne donne rien aux enfants de ses filles. Après sa mort il ne leur transmet aucun patrimoine et de son vivant il ne leur offre ni terre ni bien. À l’occasion, il peut leur prêter un outil à condition qu’il soit rendu avant la tombée de la nuit, sinon l’objet cédé devient cause de malédiction. Le grand-père maternel qui ne donne rien, ne peut sanctionner ni le bien ni le mal. Il ne peut donc pas maudire son petit fils ou lui confier des secrets. « Ce n’est pas à moi, dit-il, de porter la main sur l’enfant, si je le fais et qu’il lui arrive un malheur, on dira que je l’ai tué. » Le grand-père maternel et le petit-fils qui ne partagent ni complicité ni hostilité entretiennent une relation d’autant plus pacifique qu’ils sont l’un pour l’autre une altérité respectée. La parole du père de derrière, qui repose sur la dette symbolique, ne peut se prévaloir ni d’un savoir à  transmettre ni d’une vérité préétablie pour juger les enfants de ses filles. Autrement dit, il ne peut y avoir entre eux ni identifications ni accusations. Grand-père maternel et petit fils sont à la fois hors religion et hors sorcellerie. Telle est la raison pour laquelle, la mère du chef Nônô m’a nommé Tiènja’. Mais comme le père de derrière ne peut pas prendre de décision, sa parole est frappée d’incomplétude ; sa parole est partielle car fondée sur le manque symbolique intrinsèque à la castration, elle est absence de savoir et de sens. Ainsi peut-on comprendre que lorsque j’ai demandé à mes interlocuteurs «  Quelle est pour vous la parole la plus forte, la parole du père ou celle du père de derrière ? » ils m’ont tous répondu à l’unanimité : la seconde. – Pourquoi ? – Parce que là je ne serai jamais rejeté », c’est-à-dire parce que je serai toujours respecté comme altérité, comme sujet.

11Les fonctions paternelles du père et du père de derrière, qui relèvent de deux positions subjectives différentes, impliquent des comportements et des discours distincts. Dans la privation, les rapports sont fondés sur le jeu des identifications qui implique la transmission d’un savoir et la régulation du principe de réciprocité. Dans la castration, qui, selon l’ordre du désir, ne doit rien ni à un savoir ni aux rapports spéculaire et économique de réciprocité, l’altérité de chacun est séparée par un manque symbolique est respectée. On comprend donc que lorsque le guérisseur renvoie ses patients au culte des ancêtres par alliance, il les invite à se réinscrire dans la dette symbolique et, par là-même, dans la « relation de derrière » qui, pacifique, permet de faire coupure et d’amorcer ainsi un changement de discours, de sortir du discours de la persécution et d’entrer d’une nouvelle façon dans le discours quotidien fondé sur les identifications au père et aux normes sociales. Après la frustration et la castration, la privation. Le rite thérapeutique des Bamiléké se compose de trois phases comme les rites en général, à ceci près qu’elles  ne correspondent pas à celles relevées par Arnold Van Gennep (Van Gennep, 1969). Ici la phase centrale n’est pas unificatrice reliant les novices à leurs aînés, mais séparatrice par grâce au rétablissement de la dette symbolique d’alliance matrimoniale.

12L’ordonnance en trois temps du rite thérapeutique des Bamiléké est ainsi semblable à celle qui ponctue à plusieurs reprises une cure psychanalytique. L’analysant, amené par les divers transferts effectués sur le psychanalyste et sur d’autres personnes à être frustré en raison de leur refus d’accéder à sa demande, opère dans un premier temps une régression vers les tendances infantiles. Celle-ci s’avère bénéfique si, dans un deuxième temps, l’analysant reprend ce passé remodelé dans le présent et y découvre dans l’après-coup les événements et les signifiants qui l’ont déterminé à son insu. Ce faisant, il cède le pas à la castration, au manque séparateur, générateur d’actes qui l’amènent progressivement à sortir de son symptôme, et, dans un troisième temps, à se réinscrire grâce à de nouvelles identifications dans un nouveau rapport à soi et aux autres.

13Le déroulement de la cure psychanalytique scandé par la répétition ordonnée de trois positions subjectives – frustration, castration, privation –  que l’on retrouve dans la thérapie traditionnelle des Bamiléké sous la forme de trois phases rituelles marquées par des discours qui sont chacun enchâssés dans ces positions subjectives, ne  permet ni de conclure que la psychanalyse est au fondement du rite thérapeutique traditionnel, ni que celui-ci est au principe de la cure psychanalytique. Entre ces deux formes de thérapies, il existe uniquement un parallélisme, c’est-à-dire une similarité de structures, que j’ai illustrée à l’aide des formules des quatre discours de Lacan dans mon dernier livre (Pradelles de Latour, 2014, p. 97-155). Mais ce parallélisme n’engage aucun contenu, aucune analogie, sinon le manque symbolique générateur du désir qui est au principe de la castration et au fondement des thérapies de type psychanalytique. Autrement dit, entre l’inconscient et le social, il n’y a aucun rapport commun, et, par conséquent, pas d’inconscient collectif, dont l’ontogénétisme de Géza Róheim (2000) et le complémentarisme de Georges Devereux (1972) ont souligné l’échec.

Bibliographie   

DEVEREUX, Georges, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris : Flammarion, 1972.

EVANS PRITCHARD, Edward, Wichtcraft, Oracles and Magic among the Azandé, London: Oxford University Press, [1937] 1988.

PRADELLES DE LATOUR, Charles-Henry, Le Crâne qui parle. Etnopsychanalyse en pays bamiléké, Paris : Epel, [1991] 1997.

PRADELLES DE LATOUR, Charles Henry, La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse, Paris : Epel, 2014.

ROHEIM, Géza. L’énigme du Sphinx, Paris : Payot et Rivages, coll. « Science de l’homme Payot », 2000.

 GENNEP, Arnold van, Les Rites de passage, Paris : Librairie critique Emile Nourry, 1969.

Notes   

1  Les chefs bamilké appelés fô, « chef » dans le langage courant, sont intronisés comme des rois, cf. Charles-Henry Pradelles de Latour, Le Crâne qui parle. Deuxième édition d’Etnopsychanalyse en pays bamiléké,[1991] 1997, p. 177-183.

2  Lorsque le chef Nônô a été intronisé chef, sa mère est devenue mefô,  « Reine-mère », et à la mort de celle-ci, sa fille puis la fille de sa fille ont hérité de son titre et de ses biens. Il s’agit, ici, de cette dernière.

Citation   

Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR, «La dette symbolique d’alliance matrimoniale et sa fonction thérapeutique», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 09/09/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1196.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR

Charles-Henri Pradelles de Latour est ethnologue africaniste, directeur de recherche du CNRS et psychanalyste. Ouvrages publiés : Le crâne qui parle (1996), Incroyance et paternités (2001), Rites thérapeutiques dans une société matrilinéaire. Le gèrem des Pèrè (2005), La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse. (2014).