Logo du site de la revue Cultures-Kairós

Remarques sur le texte de Carina Basualdo : « La dette symbolique entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour »

Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR
septembre 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1116

Résumés   

Résumé

Droit de réponse de Charles-Henry Pradelles de Latour sur le texte de Carina Basualdo : «La dette symbolique entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour»

Abstract

Notes on Carina Basualdo’s “The symbolic debt between Lacan and Lévi-Strauss. A lecture of Charles-Henry Pradelles de Latour’s book”.

Index   

Texte intégral   

1Il y a deux parties dans les critiques émises par Carina Basualdo1 sur mon livre intitulé La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse. La première se rapporte aux problèmes épistémiques, et la seconde à la question de la dette d’alliance matrimoniale proprement dite. Je les reprends dans cet ordre.

Fondements épistémologiques

2De ce que je postule dans l’introduction de cet ouvrage à savoir que : « l’inconscient freudien est une singularité non partageable, extérieure au social » (Pradelles de Latour, 2014, p. 6), Carina Basualdo conclut que je maintiens « ainsi implicitement l’opposition durkheimienne, individu/société » (paragraphe 5). Où a-t-elle vu que je me réfère à la notion d’individu ? Je ne parle que du sujet de l’énonciation dont l’énoncé, conçu au lieu de l’Autre, peut lui revenir sous une forme différente de celle qu’il attend. L’allégation selon laquelle je suppose « qu’il y a d’abord un individu qui a un rapport singulier au grand Autre » (paragraphe 10), est donc erronée. Dans les sociétés orales que j’évoque, l’altérité est première, le sujet vient toujours en second. C’est la règle du discours épidictique, discours où la vérité vient après le dire, qui sous-tend les croyances.

3Alors, en quoi l’inconscient freudien et l’ordre social constituent-ils deux domaines à part ? Prenons un exemple. Si un homme tombe amoureux d’une femme, son état subjectif est déterminé, bien entendu, par le jeu des signifiants de son histoire qui ont noués au lieu de l’Autre des rapports singuliers avec l’objet a de Lacan, cause et but des pulsions. Le moi idéal, qui sous-tend le rapport à l’image spéculaire, est lui aussi impliqué dans cette prise de position. Mais pour entrer en contact avec la femme désirée, l’homme doit avoir recours aux signes, puis aux mots et aux gestes du discours amoureux qui prévalent dans sa culture, et même s’il cherche à s’en démarquer, c’est par rapport à la norme de ce discours qu’il se situera. Comme le stipule la conception sociologique de Lacan, à laquelle j’adhère, c’est le discours, et principalement le discours, qui crée le lien social2. Entre l’état subjectif amoureux et son expression sociale émise sous forme de discours, il y a pour le sujet de l’énonciation un décalage, une prise de risque, qui l’amène dans certains cas à prendre ses désirs pour la réalité, ou, plus précisément, des vessies pour des lanternes. La position subjective amoureuse, qui rapproche un être d’un autre, ne devient sociale que lorsqu’elle est relayée par un discours, sinon elle reste muette.

4Quand Basualdo écrit : « Pour Lacan, l’inconscient et la vie sociale ne sont pas mis en rapport, car ils ne sont pas séparés » (paragraphe 5), pourquoi soutient-elle une telle affirmation rétrograde – à contrecourant de la théorisation qui de Freud va à Lacan ? En effet, chez le premier, cette assertion est en partie vraie puisque l’inconscient est articulé sur deux chaînes dites primaire et secondaire, dont la première répond au principe du plaisir mu par les pulsions, et la seconde au principe de réalité soumis aux contraintes sociales. Mais, chez Lacan, la réalité, qui est œuvre de discours, ne peut être produite par l’inconscient. C’est pourquoi, à la différence de Freud, le surmoi n’est pas, pour lui, la plus haute instance morale de l’appareil psychique mais un impératif de jouissance qui, en dépit des lois et des contraintes de la réalité, pousse le fantasme à sa réalisation. D’ailleurs, si l’inconscient et la vie sociale n’étaient pas séparés, où serait la liberté du sujet par rapport au social ?

5L’Autre, dira-t-on, n’est-il pas le « trésor des signifiants » que tous les sujets partagent entre eux ? Oui, car l’inconscient s’est initialement formé à partir du langage pour tout un chacun. Mais dans la cure psychanalytique on a affaire à des signifiants entremêlés, constitutifs de ce que Lacan appelle « lalangue », dont le Witz et les interprétations signifiantes ont justement pour fonction de faire ressortir la différence symbolique qui les distingue de tous les autres signifiants. Telle est la fonction subjective et curative du langage, différente de sa fonction sociale de communication.

6Dans le cadre des thérapies de type psychanalytique, où se situe ma recherche, la question théorique que je pose est la suivante : comment l’inconscient non partageable et le discours social partageable peuvent-ils être mis en rapport ? Étant donné que le « je » de la parole est initialement déterminé par son rapport à l’Autre, le sujet de l’énonciation se définit en fonction de ce qu’il attend de l’Autre et des présupposés qu’il met de côté afin d’étayer sa visée (Pradelles de Latour, 2014, p. 9). J’ai ainsi déplié, entre autres, trois positions subjectives de la cure psychanalytique – frustration, castration, privation – par lesquelles un patient passe à plusieurs reprises afin de se situer par rapport à l’Autre d’une façon différente de celle dictée par son symptôme. Quand j’ai découvert ensuite que, chez les Bamiléké du Cameroun, ces positions subjectives étaient assurées dans la thérapie traditionnelle conduite par les guérisseurs, par trois types de discours – la sorcellerie, la dette d’alliance matrimoniale et le discours normatif et religieux des groupes de filiation –, il m’est apparu que ces congruences constituent trois rapports élémentaires entre énonciation subjective tributaire de l’inconscient et discours social communément partagé. Ces rapports montrent à l’évidence que les croyances ont pour fondement un état subjectif qui les sous-tend. Une affaire de sorcellerie qui ne répond pas à un état de frustration, source de conflit, une relation d’alliance matrimoniale non assurée par le manque symbolique inhérent à la castration, une privation non soutenue par une identification à un idéal du groupe, ne sont que des coquilles vides. Mais ces relations ne sont pas pour autant réciproques. Une frustration qui sous-tend un sentiment de persécution ne s’exprime par forcément par les croyances en la sorcellerie. De même pour la castration, qui ne se traduit pas uniquement dans le discours de l’alliance matrimoniale, mais aussi à travers le jeu des plaisanteries et le discours de la psychanalyse. Pour analyser les différentes composantes de ces congruences, j’ai eu recours aux mathèmes de Lacan, et plus précisément aux formules des quatre discours qui impliquent chacune un rapport différent de l’agent de l’énonciation au grand Autre, dans lequel le sujet-effet, le sujet divisé S de Lacan, occupe une place déterminante. Ces quadripodes ont l’avantage de pouvoir rendre compte d’une position subjective et du discours qui lui correspond, car leurs mathèmes, exprimés par des lettres, peuvent symboliser aussi bien le contenu des positions subjectives que celui des formes de discours. Une structure commune, littérale et impersonnelle, met ainsi en lien deux ordres distincts, une position subjective non partageable d’une part, et un discours partageable d’autre part.

7À ce propos Carina Basualdo affirme que ces rapports interprétés au moyen d’une grille de notions lacaniennes correspondent à « une psychanalyse appliquée, qui est forcément anti-analytique, dans la mesure où les concepts de la psychanalyse sont traités comme des choses existantes, en elles-mêmes, en dehors du discours » (paragraphe 14). Or, contrairement à ce qu’écrit l’auteur, les éléments retenus dans mon analyse sont précisément ceux des discours. De plus, le discours de la psychanalyse, enchâssé dans la position subjective de la castration, constitue la partie centrale et déterminante du processus thérapeutique puisque c’est lui qui fait coupure entre les deux autres discours. La castration n’étant qu’un moment de passage intrinsèque au langage qui s’efface après avoir fait office de séparation, en quoi est-elle un concept de la psychanalyse utilisé de façon « anti-analytique » ?

8L’auteur se demande ensuite : « …pourquoi remplacer l’interprétation des natifs par une interprétation dite « psychanalytique » [… qui, en raison de sa complexité,] ne sera pas reconnue par les acteurs sociaux. Quid de la restitution du travail de l’anthropologue aux acteurs de son terrain d’étude ? » (paragraphe 13). Apparemment Carina Basualdo a quitté l’anthropologie après l’époque où, pour devenir anthropologue, il fallait passer par trois étapes. L’ethnographie tout d’abord, qui consiste sur le terrain à enregistrer les discours et observer les comportements dans une société donnée, l’ethnologie ensuite qui comprend le dépouillement des données recueillies et leur restitution organisée sous la forme d’une monographie, enfin l’anthropologie qui a pour but de comparer les structures de plusieurs sociétés afin de voir s’il est possible de dégager des lois universelles. J’ai eu ainsi l’opportunité de faire au Cameroun deux terrains, l’un parmi les Bamiléké de la région Centre-Ouest, l’autre parmi les Pèrè de l’Adamaoua, qui ont donné lieu à deux monographies que mes interlocuteurs ont en main et transmettent à leurs descendants (Pradelles de Latour, 2001, 2005). La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse (2014) est, pour sa part, un ouvrage d’anthropologie proprement dit où je montre que l’alliance matrimoniale, les thérapies traditionnelles des Bamiléké, et les rites d’initiation d’autres sociétés constituent une ordonnance rituelle inédite en trois phases – différente de celle découverte au début du XXe siècle par Arnold Van Gennep –, dans lesquelles la phase centrale effectue une séparation symbolique similaire à celle qu’opère la position subjective de la castration dans une cure psychanalytique. Cette ordonnance rituelle est canonique car elle fait loi dans de nombreuses sociétés traditionnelles, mais n’est pas pour autant universelle. On ne la retrouve pas dans les aires culturelles où l’alliance matrimoniale a été pourtant prédominante comme celles des Amérindiens, des Sibériens et des Aborigènes d’Australie. Cette incongruité m’a amené à m’intéresser aux rites chamaniques de ces sociétés et à découvrir que les coupures symboliques sur lesquelles s’appuient ces thérapies traditionnelles étaient dues à des ruptures de discours propres à leur univers culturel. Il est ainsi démontré que, dans tous les cas, guérir, c’est changer de discours.

L’alliance matrimoniale et l’interdit de l’inceste de second type

9Dans la seconde partie de son exposé, Carina Basualdo me reproche d’avoir inscrit mon interprétation de la dette symbolique dans le cadre de l’alliance matrimoniale lévi-straussienne fondée sur la notion d’échange (paragraphe 17). Oui, c’est vrai en partie, car la valeur de jouissance mise en circulation dans les échanges matrimoniaux est, en fait, une valeur d’échange, comme le spécifie Lacan (séminaire inédit du 12 avril 1967). Cet échange, dit-elle, n’est donc que l’échange du phallus « en tant que symbole d’une jouissance soustraite comme telle », et dont la femme est la métaphore. Là, je suis d’accord. Si je n’ai pas utilisé le terme de phallus, c’est, d’une part, pour éviter un terme psychanalytique difficile à définir à cet endroit, sinon par une explication trop longue, d’autre part, parce que la dette symbolique est justement dans l’alliance matrimoniale la marque de cette jouissance phallique soustraite, laquelle est au principe même de la castration. Toutefois je ne pense pas que ce manque ne concerne que les hommes, comme Carina Basualdo le prétend. J’ai montré dans le premier chapitre de mon livre que les femmes savent s’en servir à leur profit (Pradelles de Latour, 2014, p. 30-31). La castration concerne les deux sexes, et c’est en raison de ce principe que mon analyse de l’alliance matrimoniale diffère de celles de Lévi-Strauss et de Françoise Héritier. J’y arrive.

10Notre auteur me reproche aussi de n’avoir pas pris en compte l’interdit de l’inceste de second type que Françoise Héritier a mis judicieusement en relief. Si je n’ai pas fait cas de cette prohibition dans mon travail ce n’est pas en raison de la nature de cet interdit, que les Bamiléké connaissent et respectent selon les mêmes modalités que les Samo du Burkina-Faso, dont les données ethnographiques ont servi de base à l’analyse de Françoise Héritier. À l’instar d’un Samo, un Bamiléké n’épouse pas deux sœurs d’affilé, de même que, sur deux générations, deux frères n’épousent pas deux femmes consanguines appartenant au même groupe de filiation patrilinéaire. Grâce à cette prohibition, les agnats (les descendants par les hommes) et les utérins (les descendants par les femmes) sont clairement séparés dans un lignage ; ils ne peuvent pas être cognats (Héritier, 1981, p. 92). Cet interdit, qui renforce dans la pratique réelle des mariages la séparation que la dette d’alliance met en œuvre symboliquement, n’est, en lui-même, nullement opposé à ma théorisation. Mais, comme, pour Françoise Héritier, cet interdit ne répond pas au principe de réciprocité qui sous-tend la théorie lévi-straussienne de l’alliance matrimoniale, elle cherche à élaborer « une théorie qui lui permette de rendre compte de tous les aspects de l’interdit de l’inceste dans la perspective unitaire d’une seule et unique théorie » (Héritier, 1994, p. 23). Pour ce faire, elle indique que l’homme qui ne respecte pas l’interdit de l’inceste de second type, donc un homme qui épouse deux sœurs, est conduit au « cumul de l’identique ». De plus, comme la prohibition de l’inceste de second type interdit également à un homme d’avoir des relations sexuelles avec la femme de son frère, le « cumul de l’identique » se rapporte aussi aux substances, aux spermes des deux frères qui sont mis en contact par l’intermédiaire d’une tierce femme. Dans les deux cas, l’inceste de deuxième type se présente sous la forme d’un excès engendré par la relation trop étroite de deux personnes portant le signe de l’identique (deux sœurs), ou de deux substances similaires (le sperme des frères). De cette analyse Françoise Héritier déduit ensuite que l’interdit de l’inceste de deuxième type est initialement fondé sur la catégorie de pensée « identique versus différent » qui est, selon elle, ancrée dans ce qu’il y a de plus physique dans l’humanité, à savoir la différence des sexes, « la première donnée irréductible et irréfragable du corps anatomique » (Héritier, 1994, p. 228). Cette catégorie est première car elle est faite par tout enfant dès qu’il observe qu’il y a ceux qui sont faits comme lui et ceux qui ne le sont pas ; elle est aussi princeps car elle serait à l’origine de toutes les oppositions binaires : droite/gauche, clair/obscur, chaud/froid, etc., que la pensée ne cesse d’employer dans toutes les aires culturelles pour étayer la compréhension et assurer sa progression (Héritier, 1994, p. 241). Cette thèse anthropologique sur la différence des sexes est opposée à celle des psychanalystes pour qui la sexualité repose en première instance sur un principe commun, la libido pour Freud, le manque inhérent au désir pour Lacan. Quand Carina Basualdo me reproche d’avoir laissé pour compte cette thèse anthropologique sur la dissymétrie des sexes à laquelle réfère Françoise Héritier, n’est-ce pas là à proprement parler un quiproquo, prendre une interprétation pour une autre ?

Bibliographie   

BASUALDO, Carina, « La dette symbolique, entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour », Cultures-Kairós n° 5, 2015 [en ligne : http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/index.php?id=1114]

HERITIER, Françoise, L’Exercice de la parenté, Paris : Hautes Etudes/Gallimard, Le Seuil, 1981.

HERITIER, Françoise, Les Deux sœurs et leur mère, Paris : Odile Jacob, 1994.

LACAN, Jacques, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire inédit, 1967.

LACAN, Jacques, …ou pire, Séminaire inédit, 1972.

LACAN, Jacques, Les non-dupes errent, Séminaire inédit, 1973.

LACAN, Jacques, Encore. Le Séminaire, Livre XX, Paris, Seuil, 1975.

LACAN, Jacques, Autres écrits, Paris : Seuil, 2001.

PRADELLES DE LATOUR, Charles-Henry, Le Crâne qui parle. Deuxième édition d’ethnopsychanalyse en pays bamiléké, Paris : Epel, 2001.

PRADELLES DE LATOUR, Charles-Henry, Rites thérapeutiques dans une société matrilinéaire. Le gèrem des Pèrè (Cameroun), Paris : Karthala, 2005.

PRADELLES DE LATOUR, Charles-Henry, La dette symbolique, Thérapies traditionnelles et psychanalyse, Paris : Epel, 2014.

Notes   

1  Voir le texte de Carina Basualdo dans ce même numéro (NDLR : les renvois au texte sont donnés sous la forme des références de paragraphes de la publication en ligne).

2  Voir, de Lacan : …ou pire, Séminaire inédit du 12 janvier 1972 ; « L’Étourdit » (Lacan, 2001, p. 474) ; Les Non-dupes-errent, séminaires inédits du 11 décembre 1973 et du 21 mai 1975 ; Encore. Le Séminaire, Livre XX, 1975, p. : 21, 47, 51, 73, 76.

Citation   

Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR, «Remarques sur le texte de Carina Basualdo : « La dette symbolique entre Lacan et Lévi-Strauss. Une lecture du livre de Charles-Henry Pradelles de Latour »», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 09/09/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1116.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR

Charles-Henri Pradelles de Latour est ethnologue africaniste, directeur de recherche du CNRS et psychanalyste. Ouvrages publiés : Le crâne qui parle (1996), Incroyance et paternités (2001), Rites thérapeutiques dans une société matrilinéaire. Le gèrem des Pèrè (2005), La dette symbolique. Thérapies traditionnelles et psychanalyse (2014).